Une peinture dantesque
de l’intempestif
 
 
 
«…Glorifier le culte des images – ma grande, mon
unique, ma primitive passion…»
Charles Pierre Baudelaire
 
 
Vous trouverez ci-dessous une présentation pertinente, sous la plume de Luisa Possollo, de deux oeuvres représentatives du travail actuel de Carlos Barahona Possollo, l’un des peintres les plus doués de sa génération, qui bouscule, par son talent et sa vision, la fonction même de la peinture, reculant encore les limites de l’art.
         Contempler une oeuvre de Carlos Barahona Possollo n’est pas sans risque tant la puissance de sa peinture peut se révéler peu supportable aux esprits figés. Elle peut, tout au contraire, se révéler intensément éveillante, et, non sans brutalité parfois, nous amener à nous retrouver au plus près de nous-mêmes. Salutaire en tous les cas...
         L’une de ses deux œuvres, Hécate et ses chiens, fit partie d’une exposition à la galerie PDG de Rome en 2011, qui connut un très vif succès.
 
Vous pourrez découvrir les oeuvres exposées à Rome et d’autres encore sur le site :
 

                                                                           R.B.
 
 
HECATE ET SES CHIENS
 
 
 
Originellement Hécate est une déesse de la fertilité (voir Hésiode, Théogonie) et une médiatrice entre le monde des dieux et des humains.
 
 
Les premières représentations d’Hécate étaient trois masques de bois sur un poteau à la croisée des routes. Pourquoi trois ? L’idée est très archaïque et pas numérique – le numéro trois est le symbole de « beaucoup » ou de « tous ». Il est le numéro magique le plus inclusif. Donc Hécate a le pouvoir de conduire de toutes parts.
 
Dans le tableau, elle exhibe la splendeur sensuelle d’une déesse de la fertilité, son sexe épilé met en evidence son orgueil de femme. Les Oracles Chaldaïques louent « …ses seins d’une splendeur fulgurante qui attirent les tempêtes… ».
 
Ange tombé du ciel, déesse de l’enchantement et de la magie, présidant aux croisées des routes, Hécate est invoquée dans les sortilèges pour faire venir à quelqu’un la femme qu’il désire ( l’agogai des Papyrus Magiques).
 
Dans Les Sorcières Sophocle l’invoque :
 
«… Ô flamme sacrée de la torche, phare illuminant empoigné par Hécate
La torche qu’elle porte quand elle s’élève au niveau de l’Olympe
Et quand elle revient à la terre, site des croisées
Les croisées, son lieu sacré…»
 
C’est Hécate qui ouvre les portes de la Mort dans un poème de Theocritus (III siècle A.C.) et c’est elle qui préside à l’entrée de l’Enfer, c’est encore elle qui possède la clé du Tartarus, le plus profond de l’Enfer, dans les Papyrus Magiques Grecs :
 
«… Viens, Hécate, déesse des croisées
Avec tes fantômes qui respirent du feu
Toi à qui sont assignées les routes ténébreuses
Et les terribles enchantements…»
 
Comme dans un tableau de l’artiste portugaise Paula Rego, dans sa série de Femmes-Chien, une femme agenouillée qui hurle au ciel, Hécate, qui a le pouvoir de se métamorphoser en chienne, est terrifiante avec sa voix qui sonne comme le hurlement des chiens qui l’accompagnent. Dans un poème de Theocritus :
 
«… Entends… les chiens hurlent dans la cite
Hécate est en train d’apparaître aux croisées…»
 
Dans les Papyrus Magiques Hécate provoque la folie extatique et la détresse mentale des objets de désir récalcitrants, victimes des sortiléges magiques.
 
Au cours des siècles, à l’archétype d’Hécate s’ajoute un penchant pour les cimetières et l’heure de minuit – le centre silencieux de la nuit – pour la réalisation de ses rites magiques. Dans le tableau de Barahona Possollo on peut voir un sarcophage de pierre avec une allusion à Dionysos, le dieu des danses bacquiques, du vertige délirant. La scène est seulement allumée par la torche d’Hécate, sur son visage un sourire diabolique… ou suprêmement ironique !
 
La croyance universelle à la clairvoyance des morts, deliés du Temps, fait que la nécromancie est un des moyens pour voir le futur. Carlos avait déjà peint un autre tableau, La sorcière d’Endor, où le sujet est un des rares épisodes bibliques sur la magie. Dans la scène, le Roi Saul consulte cette femme qui, dans un état de délire, invoque le fantôme du Prophète Samuel. Celui-ci prédit au Roi le désastre du jour suivant, au cours de la bataille contre les Philistins (consulter le premier Livre de Samuel dans la Bible).
 
Dans le Dictionnaire des Symboles, Jean Chevalier et Alain Gheerbrant nous indiquent que presque toutes les mythologies ont associé le chien à la mort, aux enfers, au monde de l’en-dessous, aux empires invisibles que régissent les divinités chthoniennes ou séléniques (lunaires) ; il sert aussi pour interroger les morts. C’est une meute infernale qui suit Hécate dans le tableau de Barahona Possollo, parodiée par trois jeunes hommes, signifiant la soumission du masculin à la grande Déesse. Rappelons-nous que les prêtres des déesses de la fertilité étaient souvent des eunuques…
Parallèlement aux chiens d’Hécate, et aussi en un sens infernal, nous voyons sur le tableau Il Gran Cornuto, le Scimmie Moth e Barahona com il Cane Infernale un petit chien bien laid mais d’une taille trop petite pour un mythe si important – sa furie ne cause aucune peur. Toujours l’ironie de l’artiste…
 
Il faut distinguer les chiens vulgaires du Lévrier, qui est un animal pur. Toujours dans le Dictionnaire des Symboles, l’envoyé de Dante dans la Commedia – Il Veltro – s’associe au second avènement christique. Le chien crachant du feu est l’emblème de Saint Dominique et les moines étaient nommés « Dominicanes », les chiens du Seigneur.
 
 
Bruce MacLennan, professeur universitaire de littérature, nous informe : « …Quand Rome fut fondée par Aeneas, fils de Vénus, trois noms furent donnés, suivant la tradition – le nom commun Roma, le nom sacré Flora et le nom secret Amor… ».
 
Nous connaissons beaucoup d’études envisageant Dante comme Fedele d’Amor. Les Fedeli d’Amore étaient un groupe de poètes pratiquant une spiritualité érotique, cherchant l’harmonie entre le côté sensuel et émotionnel de la nature et les aspirations intellectuelles et mystiques, sous le voile d’une poétique chiffrée, à double sens, utilisant le trobar clus de la poésie des troubadours.
 
Ecoutons Dante, Commedia :
 
«… O voi che avete gl’intelleti sani
Mirate la dotrinna che s’asconde
Sotto il velame delli versi strani..»
Inferno, IX, 61-63
 
On peut dire la même chose de la peinture de Barahona Possollo : sous le voile des images, la mise-en-scène de la figura, une vraie doctrine de transfiguration.
 
Dans cette exposition deux tableaux d’un dramatisme total - Cerchio Nono I et II – symbolisent l’extrême de l’individualité, figée au neuvième cercle de l’Enfer, évidemment gelé, le comble de la contraction dans la mondanité. Néanmoins le geste vers le haut de la femme est un cri d’espoir, de volonté de rédemption.
 
 
Dans un tableau d’une autre exposition de Barahona Possollo, Les sept péchés et les sept vertus, le peintre avait mis une phylactère au niveau du chakra du sexe avec ce vers de Dante « …il punto al qual si traggon d’ogni parti i pesi… », extrait de Commedia, que nous pouvons lire au Chant XXXIV.
 
 
Sachant que l’oeuvre de Dante est divisée en trois parties de 33 Chants chacune, l’Enfer, le Purgatoire et le Paradis, ce Chant « étranger », « outsider », est vraiment le lieu décisionnaire du voyage initiatique, qui doit assumer, résumer, « digérer », la situation « infernale », sous peine d’une fausse progression. Il ne faut pas oublier que le guide, ici, est le grand Virgile.
                                     
Luisa Possollo
 

 Bibiliographie suggérée :
 
Sur la Net : Ellipsis Marx, Junkyard of the classics
René Guénon, L’Esotérisme de Dante
Pierre Grimal, Dictionnaire de la Mythologie
Jean Chevalier et Alain Gheerbrant, Dictionnaire des Symboles