L’axiome : Bien penser – bien parler, donc bien écrire et bien publier, sans que soit lésé le moindre intérêt public ou privé…  semble en voie de s’imposer dans notre paysage éditorial.

 

Le fait est que le domaine des actions en justice ne cesse de s’étendre, et qu’il touche aujourd’hui tous les domaines de nos vies publique et privée…

 

Ce mal nouveau est d’autant plus redoutable qu’il prend naissance au cœur de notre propre territoire socio-culturel. Dès que quelque chose leur déplaît, associations et particuliers n’hésitent plus à attaquer auteurs et éditeurs, au nom de la défense d’intérêts aux contours de plus en plus flous. C’est ainsi qu’il revient aux tribunaux de prendre position sur toutes sortes de griefs, opposés pêle-mêle aux principaux acteurs de l’émission et de la circulation des œuvres de l’écrit, relevant ou non de l’imaginaire. À croire que : atteinte à la vie privée, contrefaçon, appropriation de la propriété artistique d’autrui, voire perversion, ou démoralisation collective, sont en priorité le fait des auteurs et éditeurs d’ouvrages. Il est vrai que le livre, objet « surexposé », est une cible toute désignée. Une fois publié, sa matière est intangible. À l’inverse du support de presse dont la durée de vie est limitée, il constitue « une cible immobile », que même le piètre chasseur, peut prendre le temps de viser.

 

Comme si nos maux, petits et grands, étaient portés par le seul ouvrage imprimé, dont on oublie que chacun est libre ou non de se l’approprier, et de le consulter, selon ses envies et ses centres d’intérêt !

 

Or le livre, fût-il l’œuvre d’un esprit aussi peu conventionnel qu’un Molière en son temps, ou aussi « amoral » qu’un Baudelaire, ou un Vladimir Nabokov, dont la fraîche Lolita demeure chère à notre cœur, n’est pas plus attentatoire aux règles sociales, aux bonnes mœurs, ou au droit à l’intimité individuelle, que le poison distillé d’ordinaire par l’hydre médiatique, pourtant quasiment intouchable. Or c’est bien là, dans chaque foyer, que l’effroi quotidien frappe de plein fouet, sans avertissement ni discernement, consumant comme l’acide les esprits les plus simples, et les personnalités les moins armées pour faire la part entre fiction et réalité.

 

Ouverte ou larvée, « la judiciarisation » des œuvres de l’esprit vient donc de partout… Se parant des meilleures intentions du monde, on parle de nettoyer les images, raboter les discours, moraliser le comportement des personnages. Tandis que l’on soupçonne Dante de faire l’apologie de la torture, tel particulier se reconnaît dans tel ou tel personnage de roman, et tel autre, confondant pédophilie et simple câlin enfantin, prend le chemin des tribunaux, pour : délit « d’atteinte à la dignité des mineurs, par diffusion de messages pornographiques et/ou violents ».

 

Vouloir, dans un tel environnement, retirer de la vente, interdire ou amputer, l’œuvre publiée, document d’analyse comme Est-ce dans ce monde-là que nous voulons vivre ? (1) d’Eva Joly, ancienne juge d’instruction de l’affaire Elf, ou travail de pure fiction, comme : Il entrerait dans la légende  (2) , roman emblématique où Louis Skorecki met en scène un tueur en série imaginaire, assassin fantasmatique de femmes et de petites filles, privé de toute vraisemblance, ébranle l’usage de notre liberté de créer, et met en danger nos maisons d’édition dont l’équilibre économique peut être précaire. Nous autres écrivains, forts de l’appui de nos éditeurs, qui choisissent d’initier nos travaux, de les diriger ou seulement d’en rendre les résultats publics, sommes des révélateurs de tendances, voire des agitateurs de neurones, indispensables à une société menacée par le « prêt à penser ». En tout cas, c’est à notre couple auteur-éditeur qu’il revient d’être librement le générateur de ces idées qui, dans le respect du droit moral, et de la propriété intellectuelle qui lui est attachée, seront seules capables de donner naissance à d’autres idées, et de faire évoluer notre relation avec le monde dans lequel nous vivons.

 

Alors, d’où vient cette mode qui autorise tout un chacun à s’attaquer en priorité au livre ? Ne serait-ce pas parce que le livre paraît plus vulnérable que les autres supports d’information, plus ou moins virtuelle, et de diffusion des connaissances ? Attention toutefois : notre liberté d’écrire et de publier est bel et bien le rempart le plus solide dressé devant cet appauvrissement culturel qui menace de faire de nous des assujettis. Pousser auteurs et éditeurs à l’autocensure, ou les astreindre à la « double peine » de l’interdiction et des dommages et intérêts hors de proportion, serait ouvrir les portes à cet affadissement des contenus, et à la standardisation des styles et des idées, qui butent contre le mur de l’imaginaire et des idées que nous nous donnons pour tâche de consolider.

 

Avec ce que nous voyons, entendons, vivons, chaque jour, dans un environnement de plus en plus insaisissable, il serait bon que les porteurs de plainte, chasseurs de dommages et intérêts, moralisateurs de romans, demandeurs de lois répressives, et autres correcteurs idéologiques, cessent de nous faire procès, à nous auteurs quand nous faisons preuve d’une audace salvatrice, et aux éditeurs, nos partenaires, quand ils font leur métier avec courage et esprit novateur.

 

(1)   Editions des Arènes

(2)   Editions Léo Sheer

Par Alain Absire, le 01/04/2004