Jean-Claude Liaudet

la séduction Le Pen

À voir la fille Le Pen, c'est son côté viriloïde qui frappe d'abord, au moral comme au physique. Hommasse, et pourtant femme. Donnant à rêver d'un combat pour percer l'humide en elle, d'un coup de lance tel un archange, dans la jouissance d'un renversement des forces. À sadique, sadique et demi !
 
Hommasse ressemblant tellement à son père, qu'elle en révèlerait le caractère également androgyne. Puisque, comparé à elle, dans le raffinement de ses pochettes, son vocabulaire volontiers distingué, le fluté de la voix, le géniteur cherche à cultiver, à sa façon, une délicatesse féminine dont sa fille semble dépourvue. Ainsi manifesteraient-ils l'un et l'autre les deux versants d'une confusion des sexes.
Une masse androgyne, donc, une géante volontiers vociférante, susceptible d'on ne sait quelle violence dernière. Qui suscite une crainte que je qualifierai de primaire, mais aussi d'autres tropismes pour ceux qu'elle séduit, puisqu'il y en a :
 
Du temps que la Nature en sa verve puissante
Concevait chaque jour des enfants monstrueux,
J'eusse aimé vivre auprès d'une jeune géante,
Comme aux pieds d'une reine un chat voluptueux.
Et Baudelaire imagine
Dormir nonchalamment à l'ombre de ses seins,
Comme un hameau paisible au pied d'une montagne.
 
Cette différence de taille, nous l'avons tous connue. Nous avons tous dormi à l'ombre d'une immense figure, nous jouissions de sa générosité tout en craignant ses éruptions. Sa masse pouvait nous écraser, sa voix comme un tonnerre, nous en goutions d'autant plus ses douceurs. Mère toute puissante, face à qui crainte et plaisir sont indiciblement mêlés.
 
Devenus adultes, nous éprouvons du dégoût pour cette figure primaire, elle ne rappelle en rien les joyeusetés baroques d'un Gargantua ; quoique… Pour peu que sa violence ne soit pas tournée contre nous, nous y participons avec bonheur : dans son ombre, nous sommes forts. Et sommes autorisés à retrouver nos pulsions du premier âge : le cannibalisme dont nous fûmes, au sein, des adeptes passionnés, et la fureur aveugle qui nous envahissait, et dans laquelle nous aurions bien détruit le monde entier, si nous en avions eu la capacité.
 
Violence aveugle, puisqu’elle se décharge n’importe comment : contre l’autre bien sûr, car il est toujours étranger, mais aussi entre soi, voire contre soi. Entre les membres du groupe, entre fille et père. Dans l’ambivalence. L’un comme l’autre aime la haine du rival, il la reçoit comme un don qui grandit, qui nourrit. Rien de plus jouissif qu’un combat à mort !
 
Ainsi, la figure de base, on pourrait dire la clé de voûte de cette mouvance, serait une figure en-deçà des sexes, toute puissante, prodiguant horreur et jouissance selon qu’on se positionne. On aura reconnu le mythe éternel. Celui d’une divinité archaïque, qualifiée par les psychanalystes de mère phallique, dont un avatar fut le Yahvé tonnant de la Bible (androgyne, puisqu'il conçoit Ève et Adam tout seul). Une figure ancienne que nous avons fréquentée lors de nos premiers mois, nos premières années, avec ravissement souvent, terreur aussi.
 
Qu’un Sarkozy ait tenté d’incarner cette figure la rend-elle seulement virile ? Il semble bien que la hargne n’ait pas l’ampleur de la haine, elle manifeste une forme d’impuissance plutôt que de puissance. N’est pas mère grand qui veut !
 
Cette archaïque majesté ne se dévoile qu’avec prudence. Tant qu’elle n’est pas assurée de triompher, elle s’exprime à mots couverts, et détournés. Ce n’est pas le moindre de ses plaisirs ! Si l’extermination finale serait la jouissance des jouissances, elle serait aussi la dernière, elle laisserait derrière elle comme un creux, un manque. N’est-il pas préférable d’en rester à une lutte sans fin ? 
 
Quel bonheur, en effet, de faire plier ce qui résiste ; de convaincre, quand c’est une manière de vaincre. Pour parvenir à emmener autrui où il ne vaut pas aller, il faut développer d'habiles raisonnements qui sont autant de trésors de perversité. On peut trouver un plaisir immense à ces détournements. Pour les réussir, il est nécessaire de se forger une indifférence radicale. Le mépris risquerait de percer, or personne n’aime être méprisé. L’indifférence est plus efficace, elle permet de comprendre comment fonctionne le « peuple ». Le pervers a cette capacité d'entendre chez l'autre les désirs qu'il ne peut s'avouer. On sait donc qu’il est prêt à n’importe quoi pour avoir un toit sur la tête et une poule dans son pot. Tout démuni est un mets de choix. Il suffit pour cela qu’il ait été abruti, ce à quoi heureusement on s’affaire à l’école et dans les medias. L’éducation, la culture le rendraient trop intelligent, et donc insoumis.
 
Alors, on peut manipuler les mythes collectifs pour réveiller la bête qui sommeille. Le « peuple » ne fut-il pas capable du pire lors de la Terreur, de 1830, 1848, 1870 ? Après 1945, après 1958, il fallut réveiller la fureur meurtrière qui couvait sous la cendre. Le Front national, de lutte pour la libération et l’indépendance de la France créé par le Parti communiste en 1941 était bien oublié en 1972. Faute d’imagination, on a donc repris le sigle, et détourné l’esprit patriotique qui l’inspirait. Quelle ironie, grinçante à souhait, quelle jouissance pour des nostalgiques du nazisme, adeptes du « détail », de subvertir le nom d’un mouvement qui lutta contre eux ! Plus le mensonge est gros, plus il passe : pour l’oser, il suffit de parier sur l’innocence de la populace, sur son indolence. Et ça marche !
 
La grande entreprise fut de détourner le mythe républicain. On allait refaire 1789 ! On allait recommencer la Terreur ! à bas les nantis, les politicards, tous des accapareurs ! La Nation allait se lever à nouveau pour lutter contre l’ennemi de l’extérieur dans une nouvelle guerre révolutionnaire. La nation en armes n’a-t-elle pas repoussé l’Europe coalisée contre elle dans les années 1790 ? On va recommencer ! C’est pourquoi le Front réclame dans son programme plus d’armée, plus de police. Puisque le peuple aime la guerre : alors les partis sont clairs, l’ennemi est bien identifié, il veut notre mort, on retrouve l’esprit de corps ; la communion dans la lutte contre l’ennemi que connut le père Le Pen dans les guerres d’Indochine et d’Algérie. Ce qu’il y a de bien en temps de guerre, c’est que le meurtre devient légal. On peut déchainer ses pulsions les plus primitives, celles-mêmes qui se trouvaient refoulées, contenues par le barrage de la civilité. Freud avait raison de soutenir qu’il est difficile de renoncer à ses pulsions de bébé, que cette continence est à la source d’un malaise dans la civilisation. 
J.-C. L