Le déshonneur des philosophes

Avec les nouveaux philosophes, dans les années 75, la sagesse quitta l’université pour les medias. Avec André Glucksman, Bernard Henri Lévy et consorts, elle quitta la flamme des chandelles pour exposer sous les sunlights l’état du monde et de la politique. Car les « nouveaux philosophes », on s’en souvient, semblaient reprendre à leur manière l’engagement sartrien, ce qui paraissait plutôt sympathique, même s’il s’agissait pour eux de dénoncer les maîtres chanteurs staliniens au nom du droit-de-l’hommisme, c'est-à-dire de défoncer une porte au moins entrouverte depuis Mai 68. Comme on dit des marins qu’ils ne sont morts ni vivants, ils ne se voulaient de droite ni de gauche, ce qui n’était pas sans éveiller quelques doutes.
Après avoir envahi les medias, la philosophie gagna les cafés. On s’était aperçu de la disparition des boussoles, on ne savait plus où donner de l’esprit. C’est dans ce contexte que sont apparus les philosophes défroqués. Michel Onfray, André Comte-Sponville quittèrent l’université pour s’adresser directement aux multitudes ; populaires pour l’un, plus entrepreneuriales pour l’autre. Ils en appelèrent d’abord aux sagesses des philosophes antiques, estimant qu’il y avait un lectorat pour une philosophie « à portée de tous ». André Comte-Sponville préfère désormais tenir conférence pour les managers et faire l’éditorialiste dans le magazine Challenges que de s’adresser aux étudiants. C’est que l’un comme l’autre ont compris que l’heure de la marchandisation de la philosophie était venue. Il est vrai que l’époque s’y prête, maintenant que le libéralisme a gagné notre mentalité, et qu’il s’agit de gagner de l’argent sur de nouvelles niches : les cotisations de retraite, les vieillards dans les maisons de retraite, les handicapés du médico-social, les malades dans les hôpitaux… pourquoi ne pas exploiter le filon des amoureux de la sagesse ? .
Sans doute le discours libéral montre-t-il encore des faiblesses. Lorsqu’on passe ses journées à conquérir des parts de marché avec sa bite et son couteau, on n’a pas toujours le temps de penser. D’autant plus que l’on n’apprécie guère de passer ses soirées à lire La princesse de Clèves ou à couper les cheveux en quatre. Question de mentalité. Guère pragmatique, la princesse ! Pourtant, il faut savoir parler, convaincre. On ne dirige plus, on manage ; il faut faire adhérer, et ne plus seulement imposer sa volonté. La philosophie peut y aider.
Dans son livre « Le capitalisme est-il moral ? » (une synthèse de conférences faites pour des managers), André Comte-Sponville s’y emploie. Il commence d’abord par fustiger son public : comment, dit-il en substance, vous voulez promouvoir l’éthique ?, défendre l’entreprise citoyenne ? Votre mission c’est de faire des sous ! N’importe quel capitaliste comprend alors qu’il se trouve en bonne compagnie. Mais comment donner une respectabilité à la chose ? Pas difficile pour un technicien du concept ! Comte-Sponville commence par établir un cloisonnage entre quatre « ordres », c’est son mot.
Tout en haut, l'ordre de l'amour, régi par l’éthique. À distinguer de l’ordre de la morale, structuré par l'opposition du bien et du mal. L’ordre politique serait régi par le jeu de l’illégal et du légal. Il serait donc l’expression d’une volonté souveraine ignorante du bien et du mal. Le quatrième ordre serait économico-techno-scientifique, structuré par l'opposition entre le possible et l'impossible. « Les sciences n'ont pas de morale ; les techniques pas davantage. Pourquoi l'économie qui est à la fois une science et une technique, en aurait-elle une ? », se demande Comte-Sponville : donc, le capital est amoral par nature. Notez la finesse : ni moral ni immoral. Déduction « rationnelle » : « l'erreur du communisme a été de vouloir moraliser l'économie, de la mettre au service du grand nombre. Il aurait réussi si les hommes avaient cessé d'être égoïstes, et avaient placé l'intérêt général au-dessus de l'intérêt particulier, ce qu'ils n'ont pas fait. Il était donc inévitable qu'il échoue. A l'inverse, le succès du capitalisme vient de ce qu'il ne demande rien d'autres aux individus que d'être exactement ce qu'ils sont ». Car Comte-Sponville a une conception parfaitement individualiste de l’homme : « Si les gens travaillent, s'ils payent leurs impôts, s'ils respectent à peu près la loi, c'est par égoïsme, toujours, et sans doute par égoïsme seulement, le plus souvent ». Voilà pour la fraternité. L’égalité n’est pas mieux traitée : il la réduit à la libre concurrence qui fait rage entre les entreprises : « L'égalité des chances, dit-il, c'est le droit de réussir, autant qu'on le peut et qu'on le mérite ».
 « Il faut se garder de commettre l'erreur inverse de celle de Marx, et d'ériger le capitalisme en morale. La société deviendrait atrocement injuste et inégalitaire ». À chacun son ordre, donc ! Il arrive à Comte-Sponville, qui se déclare libéral de gauche (mieux vaut ratisser large !), de protester contre la tyrannie des marchés et d’en appeler à l’intervention du politique. Il n’en reste pas moins que les capitalistes sont justifiés de faire ce qu’ils ont à faire « dans leur ordre », qui est donc la recherche du possible en dehors de toute préoccupation morale, et encore moins éthique : voilà l’entourloupe! Celle-ci était d’ailleurs posée dès le départ : contrairement à ce que tente Comte-Sponville, l’économie ne peut être assimilée à une science ni à une technique, malgré les efforts de formalisation mathématique dont elle fait l’objet – en pure inefficacité pour prévoir les crises, on le sait. Elle n’est qu’une science politique, c'est-à-dire qu’on n’y comprend rien tant qu’on ne prend pas en compte le jeu subjectif des acteurs ; subjectif, donc non mathématisable.
Dans la presse, notre auteur est amené à tomber son masque de finesse philosophique. Le Comte-Sponville éditorialiste de Challenges (sous titré : l’économie en temps réel) est obligé de sacrifier au genre journalistique : clarté, brièveté… Ainsi, invoquant Pascal et René Girard afin de parer son propos d’une aura philosophique (il ne cesse de se déclarer de la lignée d’Épictète, d’Épicure, Pascal… comme si cette auto-proclamation suffisait à propager jusqu’à lui leur qualité), il nous déclare tout de go qu’on a tort de critiquer les marchés : « Les marchés font un bouc émissaire d'autant plus commode qu'il est aseptisé, et d'ailleurs du côté des puissants plutôt que des victimes. Aucun éditorialiste n'oserait s'en prendre aux Juifs ou aux étrangers ». On appréciera la comparaison : dire que les actionnaires sont aujourd’hui victime de pogroms et lynchages, c’est faire écho à leur frousse en assimilant les éditorialistes à des bourreaux… De même nous recommande le pholosophe (qu’y a-t-il de vrai chez lui? Faux-losophe, donc), « méfions-nous de la sarkophobie ambiante. Elle rend notre vie politique de moins en moins raisonnable, de plus en plus polémique, haineuse, agressive ». Voilà qui est dit. « Le juste prix d'un homme, c'est celui du marché » : voilà qui est dit aussi. À ce sujet notre pholosophe développe sa conception, bien ordonnée, de l’égalité en clamant que la dignité n’est pas à vendre… et d’ajouter aussitôt : « le travail, si ». Car « tous les êtres humains sont égaux en droits et en dignité, mais point en compétence, en talent, en créativité... Pourquoi paierait-on leur travail au même prix ? Ce serait confondre l'économie et la morale ».
L’embrouille est un peu grosse, elle n’a rien de « philosophique ». Rhétorique, peut-être. On y retrouve la passion du pervers (décrite notamment par Daniel Sibony) pour l’élaboration de constructions pseudo-théoriques servant à convaincre sa victime du bien fondé de ses désirs les plus fous. Quel plaisir délicat lorsque celle-ci se rend à notre raisonnement !, quand elle fait siennes nos élucubrations – semblables à celles de Sade dans « Français encore un effort… ». La perversion étant un des traits essentiels du libéralisme capitaliste (comme j’ai développé cette question à propos de Dany-Robert Dufour dans le numéro précédent, je n’y reviens pas).
 
Jean-Claude Liaudet
 
Paru dans la revue Gros Textes, arts et résistances n°4