Méditation quantique 1

L’animal se déplace mais l’homme se transporte : aux mouvements de son corps (sa motricité) il ajoute ceux de son moyen de transport, qui obéissent à leurs lois propres. Leurs vitesses se composent, font sa mobilité. Mais pensons un instant l’homme sans la bête, ne considérons ici que le transport.

Première proposition d’où se déduisent les grandes trois époques successives du transport : la première comprend la domestication des tractions naturelles et de leurs caprices (bêtes, flux de l’air et de l’eau), la seconde, thermodynamique, couvre l’invention des moteurs en tout genre ; la troisième, électronique, correspond au retraitement des sources d’énergie en sources d’information quantique (à partir de Maxwell, les quantités et les intensités mesurées par la physique correspondent, en tant que séries de valeurs numériques, à des signaux, à des messages circulant entre l’expérience et l’expérimentateur : le signal annonce une matière vérifiable, parlant un langage clair et distinct, une analytique complète, une sémiotique raisonnée).

Seconde proposition : sachant que l’histoire des empires appelle elle aussi une classification ternaire (empires immobiles, telle la Chine ancienne, empires nomades, tels les Normands, empires d’extension, telle l’Espagne ou la Grande-Bretagne), on observe aussitôt le rapport étroit qu’entretiennent ces deux typologies. Car la question anthropologique du transport croise et recroise la question géopolitique des frontières. Un empire immobile, par exemple, s’interdit le dépassement de ses frontières, alors qu’un empire d’extension s’imagine placé au milieu d’une étendue à occuper en repoussant ses frontières du jour ; un empire nomade ne se comprend que vagabondant. N’oublions surtout pas les formes mixtes : les empires en croisade, par exemple, ou la Grèce des Athéniens et celle des Lacédémoniens face à l’attraction répulsive qu’exerce sur eux la masse perse. Mais tous ces empires arment des flottes, des cavaleries, des remparts : immobiles ou mobiles, ils se transportent ou s’interdisent de se transporter, ils règlent différemment la proportion des stocks et des flux. Peut-on donc décrire avec précision comment l’époque électronique (peu de stocks, quantité de flux) où nous vivons depuis un siècle environ agit sur l’ensemble des trois formes génotypiques de l’empire ? Comment décrire l’interférence actuelle du fil anthropologique et du fil géopolitique ?


Retours sur la Grande Guerre (9) : les noms du pouvoir

Récemment, par allusion à l’effondrement des régimes russe, en février 1917, allemand et autrichien, à l’automne 1918, j’ai noté que la Grande Guerre avait confirmé et la fin de l’âge des « légitimités dynastiques » et l’avènement des « légitimités idéologiques », comme si elle substituait une fois pour toutes celles-ci à celles-là. L’idée s’appuie sur une perspective connue d’histoire européenne : l’impact de la défaite sur les trois monarchies impériales entrées en guerre trois ou quatre ans plus tôt, se situe dans un contexte de longue durée, le « siècle des guerres et des révolutions », apparu une première fois entre 1791 et 1815, pour l’ensemble du continent. Autre spectre possible du même événement : à une extrémité, 1776, année de la proclamation d’indépendance américaine ; à l’autre, 1815, lorsque les troupes russes défilent dans Paris. Où situer le pivot du déploiement de ce spectre, où placer l’an I du siècle qui met en chaîne les guerres et les révolutions – à l’heure américaine ou à l’heure française ? –, sur ce point divergent les avis, pas sur le sens de l’époque.

Par analogie, on incline à trancher qu’à son tour la disparition du régime communiste russe annonce la fin de l’âge des « légitimités idéologiques » : si s’effondre la Russie soviétique, la dernière héritière de la Révolution déferlante qui, de l’Independence américaine à la République de 1792-1804 en France, avait détruit le principe dynastique et institué celui de la légitimité idéologique, alors un tel événement concerne par nature l’ensemble des nations destinataires des Droits de l’Homme et du Citoyen, appelées par eux à ne reconnaître de souveraineté qu’au nom propre d’un peuple un – nom défini par la convocation de tous les noms propres moins un : tous les Français sauf les Bourbons, tous les Russes sauf les Romanov, etc. Pourquoi dire « idéologique » ce principe de légitimité ? Pour deux raisons : il ne convoque pas sans exclure un nom propre (il le dit en surnommant « Capet » le Bourbon seizième du nom, mais le dit ailleurs que dans l’acte même de la convocation), et il suppose comprise de tous la langue de cette convocation (comme la loi, nul n’est censé l’ignorer). Appelons donc « idéologie » l’ensemble des opérations mentales et langagières ordinaires qui travestissent un Je en un Nous (légitimité dynastique), ou un « Tous sauf x » en un Je collectif. Trait distinctif de tout pouvoir : ce « Nous » de majesté, opération rhétorique distinguant d'entre tous les « Je » un « Je » plus grand que les autres, rendant majestueux le Je qu'il majore en lui attribuant la même valeur qu'un Nous. Opération fiduciaire et financière aussi bien : pour un titre (le nom d'une monnaie), plusieurs taux (le cours de cette monnaie). Grammaires du pouvoir : pour un même pronom, des valeurs d'autorité interchangeables.

 
Après le Léviathan (11) : vitesses fractales
 
I
 
Classique, le projet géopolitique afficha sa volonté crue de doctrine et de puissance le jour où ses écrivains n’ont plus recherché les conditions de la vie des républiques qu’au-delà de leurs frontières, dans le seul contrôle de leurs ressources extraterritoriales et des voies de fret qui y relient. Ainsi s’est-il détaché de sa moitié complémentaire, l’idée régulatrice de l’ « équilibre des puissances » en concurrence pour l’hégémonie : une fois ancrée au-delà des frontières de l’État, une fois déliée outre-mer, l’énergie liée du souverain baroque s’affranchit de cette main invisible, elle se comprend surtout comme l’art prédateur de les passer à volonté. Elle s’écarte ainsi de l’axiome politique ajustant en tradition les voisinages durables entre communautés politiques, cité antique, principauté ou État territorial. Elle lui substitue la technique instable de la connexion fluide, transcontinentale, où les parcours intrusifs de l’hégémonie impériale – sa gloire – ignorent le discours normatif de la souveraineté – l’honneur –, à l’image du roi d’Angleterre se proclamant « souverain des mers » dès le XVIIe siècle. Du politique, champ clos de l’identité nationale, au géopolitique, champ ouvert de l’identité impériale, l’accentuation change, la statique de l’équilibre le cède à la dynamique de l’hégémonie, le droit contractuel des pactes – do ut des – à la règle outlaw du challenge – vae victis. L’équilibre des puissances continentales n’avait pas bridé leur concurrence quand la vieille Europe, en se lançant de la Méditerranée vers l’Atlantique, avait connu une première dilatation océanique et transcontinentale de son espace-temps romano-byzantin. Une seconde percée l’amplifie, l’exploration nord-américaine du Pacifique et ses premières conséquences au Japon, prélude de l’espace-temps euraméricain en gestation pendant la Grande Guerre, où à la conquête horizontale des océans vient s’ajouter celle, oblique, des airs et des profondeurs sous-marines. Mers et territoires ne délimitent plus un théâtre d’opérations, ils composent une turbulence de disparates, interface de milieux divers, aux physiques différentes. Se révèle un horizon jusque-là inconnu, celui, plastique, de la profondeur stratégique et de ses radiales multiples, diffractées par l’espace-temps électrique et hertzien. En moins de quatre siècles, la vieille figure et l’horizon courbe de l’empire auront ainsi changé deux fois d’échelle : continentale, puis transcontinentale (océanique), puis atmosphérique et stratosphérique. Dès la fin du XIXe siècle, les deux supports dynamiques de l’hégémonie impériale réordonnent par accélérations répétées l’espace-temps qui succède aux Grandes Découvertes : les moteurs thermodynamiques accélèrent la vitesse de transport, les moteurs électriques celle des transmissions. Le câble de la télégraphie et l’onde radioélectrique inaugurent l’époque de l’empire espace-temps zéro. Hermès, le génie des ondes hertziennes, détrône Neptune, le souverain des mers. L’espace semble se dilater et le temps se contracter : chiasme que, sur terre, la géopolitique, pure spatialisation des durées, s’interdit de voir, quand le télescope de Hubble peut le mesurer dans le ciel astrophysique.
 
Le cintre et le croissant
 
Prises d’otages, attentats kamikaze et violence iconoclaste : de l’extérieur, et à ne s’en tenir qu’à ces trois constantes bien visibles de l’islamisme ultra sans interroger ou supputer ses motifs, la réflexion peut se construire tout d’abord en surface, par une perception cartographique de cet espace-temps musulman en proie à la guerre théologique. En s’attaquant en mars 2013 aux manuscrits vénérables conservés à Tombouctou, la ville sainte du vieil islam d’Afrique noire, l’islamisme ultra a prolongé la longue ligne qui traverse en diagonale deux continents et s’appuie, à l’antipode, sur les vallées afghanes, celle de Bâmyân en particulier, où en mars 2001 il dynamita quelques statues géantes de bouddhas. À mi-parcours exact de cette plage d'espace-temps, en 2006, en Irak : la destruction de la mosquée chiite de Samarra. Le médian géométrique de cette ligne de faille se repère aussitôt : le Proche-Orient ; sa forme d’ensemble aussi, qui évoque comme une sorte de cintre posé de guingois, par une pointe à l’ouest sur le Sahel et par l’autre à l’est sur les verrous montagneux qui séparent de l’Asie la péninsule arabique et l'étendue iranienne. À peu de chose près, cette ligne de faille en cintre sinue de manière continue d’un bout à l’autre de ce grand arc arc afro-asiate – du moins, depuis l’intrusion récente des bases islamistes ultra dans tout le Sahel, non loin des frontières du sud algérien, et à la suite de l’effondrement du régime de Kadhafi. Cette ligne ne fait d’ailleurs que schématiser elle-même les tensions moins visibles d’un champ plus profond, distribuées de manière inégale, tantôt ouverte (cas de la Syrie), tantôt rampante (cas du Yémen ou de l’Arabie saoudite). Lui-même, ce champ comprend deux niveaux distincts de conflictualité : d’une part, des foyers nettement localisés, au cœur de territoires nettement délimités par des frontières reconnues (à l’exception notable du conflit israélo-palestinien) ; d’autre part, un tissu sans frontières précises, qui ne se confond pas avec le monde arabe (puisqu’il comprend, par exemple, le monde persan voire le monde turc) et s’insère aussi dans le nord-ouest euraméricain. « Al Qaïda » : la « base » – comme on traduit ce nom – vagabonde et, sous des labels variés,  prolifère sans patries ni frontières.
 
En perception de surface, il ne manque donc rien à cet ensemble topographique pour qu’on y reconnaisse les traits d’une guerre « mondiale ». Pour éviter tout malentendu, il faut aussitôt préciser qu’elle a lieu, à la différence des trois précédentes (la Première, la Seconde et la Guerre froide), dans un monde sans frontières, et ce à ses deux niveaux : celui du foyer (Israël n’a pas de frontières dûment établies, les Palestiniens vivent dans deux territoires distincts, les Kurdes dans quatre), et celui du tissu transfrontalier et transcontinental du recrutement islamiste ultra. Appelons donc cet ensemble disparate et poreux un monde amorphe : son champ visible s’étend sur des dizaines d’États (dynastiques et constitutionnels), mais aujourd’hui deux au moins de ses foyers principaux (le Proche-Orient israélo-palestinien et l’Irak disloqué) ne sont pas, ou plus, ou pas encore circonscrits par des frontières, tandis que le mode de guerre de l’islamisme ultra ne vise pas des territoires, mais la vie nomade et masquée de la tradition nihiliste.
 
 
Après le Léviathan (12) : transport et transmission
 
V
 
On compte presque autant de théories politiques que de systèmes philosophiques : toutes, cependant, ignorent ou brouillent les figures de l’empire, comme si, n’y voyant que des formes bâtardes ou contrariées de la domination, elles en avaient laissé l’anecdote aux historiens. Cette répugnance et ce préjugé invétérés respectent une apparence première : l’empire ne les concerne pas au premier chef, elles y subodorent une institution théocratique, sa légitimité parle par la bouche des mages, des brahmanes et des théologiens, tandis que les formes coutumières et juridiques du pouvoir appellent les offices profanes, civiques. Or l’empire veille sur le temple et le sanctuaire : à lui la garde et le sceau du trésor, il thésaurise ou enchâsse ce qui n’a pas de prix, échappe à l’évaluation ordinaire du troc ou du négoce, il parle au nom des héros qui dédaignent les marchands, l’abaque et la boutique car il vaut science de grand-prêtre expert des sacrifices. Graal, ce qu’on réserve, et offrandes, ce qu’on prodigue : par ces deux pôles inverses, d’égale dignité sacramentelle, il s’exclut des sphères et des cycles de l’économie, où l’on calcule et ne connaît que rendement et parcimonie. Il ne conçoit pas la prospérité comme le résultat attendu d’un emploi ingénieux de l’effort et de l’investissement, il y voit le signe propitiatoire de la sécurité obtenue dans la relation précaire avec les maîtres véritables du sanctuaire : les sacra, les biens inaliénables qu’il leur réserve, attestent de leur bienveillance pour ce don gratuit, la part des dieux, celle qui, pour les séduire, commande le reste, la part des hommes. Ainsi l’empire défie-t-il deux fois la cité et ses remparts : il y défie le lieu des lois civiques, comme le dux s’oppose au rex et le stratège au magistrat – il y ignore aussi le port, le marché, la basilique, comme la dépense sans mesure récuse la part à échanger et soupeser, comme l’incalculable précède toute comptabilité, comme les hauts lieux dominent les vallées et les deltas, ou les usines les campagnes. Pas d’impérialisme, pas d’emphase du grand espace et de son hégémonie sans ces insignes ou cette aura d’humanité hors normes, image exaltée de la cité se risquant hors ses frontières, ses pénates et son horizon : castes ou élites ordonnées à quelque mission plus noble, étrangère à la hiérarchie ordinaire des mérites ou des talents – mythologique ou sociologique, toujours la légitimation du règne aventureux de l’empire sur les nations en passe par cette sélection des athlètes de l’hégémonie. Dans l’arène de l’histoire, l’empire conjugue donc toujours deux genres antinomiques, l’épique et le prosaïque, la démesure et la règle, l’élite et la plèbe, la cruauté et le socialisme : pour contenir le régime, assez précaire déjà, du commerce et de l’industrie, il en appelle des exigences supérieures du vivant confié à sa protection, et de quelque droit naturel découvert pour l’occasion. Mais il ne parle ce langage aristocratique – héroïque, épique, rédempteur – que par fidélité secrète à ses origines théocratiques. À l’époque de la sécularisation qui voit les philosophes l’emporter sur les théologiens et les images du monde sur les dogmes ou les doctrines, elles se sont maintenues sous le régime des religions séculières, de même que les mythologies sous celui des idéologies.
 
 
Le Levant et ses échelles
 
L’islamisme ultra qui, sous le sigle de l’EIIL, s’emploie à aménager en vaste bastion le tiers nord de l’Irak, non sans viser au sud la prise de Bagdad, vient de s’ériger en puissance pétrolière régionale. Son contrôle du réseau de pipe line nord-irakiens lui permet d’alimenter depuis quelques semaines le marché gris de l’or noir, et il n’a pas encore renoncé à s’emparer, à Mossoul, d’un gros réseau hydro-électrique, objectif de combats acharnés avec les bataillons kurdes. Inspirée sans guère de doute par le « modèle » de la guerre civile libyenne qui se livre depuis des mois déjà autour des gisements pétroliers et des aéroports du pays, cette prise de capital en nature indique que le « califat » proclamé début juillet au moment du franchissement soudain de la frontière syro-irakienne entend maintenant défier les puissances protectrices même auxquelles il devait jusqu’alors tous ses antécédents de milice clandestine : il apparaît au grand jour (et non plus comme une des fractions en guerre intestine dans la mêlée syrienne), tel un mini rogue state, électron libre issu à la fois de la « tradition » Al Qaïda et des durs revers connus fin 2013 et début 2014 par les Frères musulmans en Tunisie et surtout en Égypte, ajoutés à ceux des communautés sunnites et des ex-baassistes d’Irak. L’extension au Moyen-Orient du « modèle » libyen a bien sûr une forte signification, touchant d’emblée l’ensemble des États arabes pétroliers gouvernés au nom d’une branche ou d’une autre de l’islam. En quelques jours, l’EIIL maintenant exportateur d’or noir leur a adressé dans ce sens un message et un pronostic des plus clairs. Une sorte de partie à trois niveaux vient de s’engager, entre un système (l’ensemble hier encore aux prises avec le « printemps arabe »), ses multiples sous-systèmes politiques ou théologiques, et, enfin, l’acteur à la fois connu et inattendu qui signe en ce moment « EIIL » (en quête d’allégeance auprès des groupes ultra opérant en Afrique sahélienne, en régions érythréennes et en Asie)
 
Les mondes arabe et musulman s’apprêtent ainsi à une recomposition générale de leurs strates et de leurs enchevêtrements. Indice net de ce basculement : ces derniers jours auront vu le local se régionaliser (l’Égypte et l’Arabie saoudite concerter de discrètes opérations aériennes sur les positions islamistes ultra en Irak-Nord, ou bien, la semaine dernière, les retranchements syriens et libanais du Hamas ouvrir le feu sur le nord israélien) et le régional s’internationaliser (livraisons d’armes françaises aux peshmergas kurdes, bombardements américains, tête-à-queue du régime syrien demandant un appui militaire occidental pour contenir la poussée de l’EIIL …). D’une part, les interfaces de la guerre viennent donc de se connecter entre elles à très grande échelle ; d’autre part, elles ramènent vers elles les puissances militaires qui venaient de s’en désengager comme d’un imbroglio par elles déclaré insoluble. L’islamisme ultra, dans cette partie à trois, détient, dirait-on, l’avantage de l’initiative ; c’est aussi que, contrairement aux deux autres ensembles de protagonistes, il n’est pris dans aucune logique d’alliance (il pèse même, grâce à ses récents succès militaires de « brigade » en quête d’un État, sur ses mécènes, qu’il entend lier directement à son combat contre les branches traditionnelles de l’islam, auxquelles ils servent aussi de source nourricière…). La froideur avec laquelle il étend le champ et la cruauté de ses exactions signale, non seulement qu’il le sait, mais surtout qu’il entend bien entretenir ce signe particulier – au nom du quatrième des djihad contre les trois autres (ceux du cœur, des œuvres et de la mission).
 
 
Solitude de Kiev

Aux frontières orientales de l’Ukraine, depuis quelques jours, la percolation russe prend l’allure d’une marée irrésistible et met la solitude de Kiev sous le jour le plus cru. Évolution qui signifie qu’au Kremlin on juge pouvoir ignorer sans grands risques le train des mesures de rétorsion euraméricaines appliquées depuis quelques mois et jouer la carte politique la plus probable, l’effondrement prochain du gouvernement d’Arseni Iatseniouk, ou sa démission, par effet en retour direct des récents replis de l’armée ukrainienne. En renonçant maintenant au camouflage sous lequel son outil militaire avait progressé sur le terrain, autour de Donetsk et Lugansk, la Russie fait un calcul précis de situation politique : démissionnaire fin juillet, alors que l’armée ukrainienne marquait des points sur les sécessionnistes, le Premier ministre Iatseniouk maintenu à son poste contre son gré par le président Porochenko représente, à moins de quatre semaines des élections législatives prévues, le maillon le plus faible du dispositif de résistance au rouleau compresseur de la sécession régionaliste encadrée par la Fédération russe. Le rythme accéléré de leur offensive conjuguée et leurs gains en profondeur stratégique ne doivent rien au hasard : ils exploitent la fêlure provoquée par l’épisode de la démission ratée, sachant bien qu’elle et ses ondes de choc augmentent la crise de leadership qu’elle révélait, et diminuent d’autant les chances du rétablissement d’autorité escompté par Porochenko quand il décida de dissoudre le Parlement, comme pour effacer les dernières traces de la période Maïdan.
 
Il y va donc de la tranche de temps définie par ces deux dates : 24 juillet, démission (refusée) d’Arseni Iatseniouk – 26 octobre : scrutin national pour un nouveau Parlement (amputé des districts en guerre). L’art d’agir au moment opportun : kairos. Cet usage astucieux du calendrier politique ukrainien risque fort, néanmoins, de se retourner contre Moscou, à raison même de son habileté tactique : jouer sur l’affaiblissement puis l’affaissement de l’autorité centrale de Kiev revient certes à lui faire payer cash le prix de son absence d’une claire politique d’alliance à l’Ouest après le rétablissement de la souveraineté nationale en août 1991 (Moscou raflant aujourd’hui le fruit des vingt ans de tergiversations cumulées de Kiev et de l’OTAN). Mais si ce coup de poker russe suffit à ébranler toute la fragile structure politique ukrainienne, voire à la pulvériser – tel semble bien, désormais, l’objectif visé –, il n’aura que ce dévastateur effet de souffle, l’Ukraine entrant alors dans une sorte de dislocation prolongée. Les lignes de faille apparues à Kiev lors des journées de barricades du Maïdan réapparaîtraient alors à l’échelle du pays entier, le rendant pour longtemps ingouvernable, comme un cargo désemparé à la dérive entre les frontières polonaises de l’OTAN et les frontières russes armées de leurs satellites est-ukrainiens en possession du charbon national.