Parsifal en géopolitique
 
À la fin du premier acte de Parsifal, Gurnemanz adresse ces mots au héros éponyme : « Ici, vois-tu, mon fils, le temps se fait espace. » Au sortilège qui décourage les chevaliers du Graal, Wagner, par anticipation mythologique, prête donc la particularité que, cinquante ans plus tard, les sciences de la nature déchiffreront dans la fonction espace-temps : elles comprennent l’espace et le temps comme des proportions l’un de l’autre, comme le champ de commensurabilité que définissent les uns pour les autres des corps en mouvement ininterrompu. Une fois clairement établi que les grandeurs de temps et d’espace ne quantifient que ces relations de mobilité et leurs variations, on saisit du même coup qu’elles n’ont pas d’au-delà – mais seulement des valeurs limites, dont la vitesse de la lumière, à un extrême, et la masse « hyper » des trous noirs à l’autre. La différence sensible de l’espace et du temps correspond donc aux différences topologiques d’accélération et de décélération enregistrées dans un même champ de gravitation. En astrophysique contemporaine aussi, « le temps se fait espace », et réciproquement. (Un jour, il faudra reconstituer l’histoire de cette intuition et de ses progrès : Wagner, Bergson, Poincaré, Hubble, autant de chapitres de cette épopée, de la genèse obstinée d’une idée perçant les couches les plus indurées du dispositif galiléen.)
Science et poésie s’accordent plus souvent qu’on ne le croit, mais rarement comme on le souhaite. Les conditions de leur bonne entente ne se présentent que par exception. Il y faut un esprit contemplatif et visionnaire, donc allergique à tout ce que tolère la vie contemporaine – et surtout la vie dite intellectuelle, qui ne contemple pas, mais calcule. Mesurons donc d’abord en technologue à quel point l’accélération induite par la mécanisation et l’électrification du monde a puissamment orienté l’imagination scientifique et poétique vers la grande découverte de la réversibilité fonctionnelle de l’espace et du temps au sein d’un seul et même champ gravitationnel : la fascination de la vitesse y tint le rôle d’une véritable addiction, jusqu’à inspirer à des mélancoliques comme Ortega y Gasset l’hypothèse emphatique et oiseuse selon laquelle seule la peur de la mort peut pousser l’espèce humaine à de telles extrémités.
 
 
Monnaie de sphinge
 
Les préparatifs de désactivation de la monnaie européenne s’accélèrent désormais, non plus dans les coulisses, mais sous les projecteurs, le suspense opérant selon une dynamique infaillible et connue : plus un drame tend vers son dénouement, et moins on peut y distinguer des causes et des effets. Au degré de dérèglement désormais atteint, et qui touche simultanément les expressions économiques, financières, monétaires et juridiques d’une même impossibilité, la zone euro, qui pourrait prétendre qu’il discerne encore les différentes chaînes de contamination qui corrodent les mécanismes de décision ? Il s’en est fallu d’un cheveu que la panique n’emportât les réserves des banques chypriotes…
Soit par exemple la marge de manœuvre des hauts fonctionnaires européens. Elle voit s’opposer au grand jour deux styles concurrents : d’un côté, aussi peu loquaces que sentimentaux, les recors et les syndics de la banqueroute des budgets publics les plus exténués, unité technocratique que les journalistes surnomment la « troïka » sans bien mesurer quels sinistres souvenirs s’attachent à de tels triumvirats dans l’histoire de toutes les républiques anciennes et modernes ; de l’autre, des think tank militant déjà, et dans le très court terme, pour un retour au régime des monnaies nationales – cénacles experts dont la voix se joint maintenant à celle de l’opinion europhobe, comme en témoigne le bref manifeste signé hier 8 avril dans Le Figaro par un Français, J.-P. Gérard, ex-membre du Conseil de la politique monétaire, et par un Allemand, W. Nölling, administrateur de la Bundesbank, sous le titre peu équivoque de « Organisons la retraite pour éviter la déroute ».
 

L'empire du terminal
 
Pourquoi la philosophie du politique s’interdirait-elle l’humour ? Lui seul peut en aiguiser la lucidité autocritique et nous retenir sur la pente toujours mirobolante des rationalisations idéologiques ou pathologiques. Ainsi en va-t-il des figures et des modèles théoriques de l’empire : pour peu que leurs auteurs s’imaginent maîtres et possesseurs réels ou virtuels de la réalité qu’ils schématisent, les voilà bien près de tomber dans le régime de l’intelligence critico-paranoïaque, qui confond toujours les mots et les choses et s’imagine tantôt les gouvernant (phantasme de la toute-puissance), tantôt subissant leur emprise (phantasme complémentaire de la persécution). Il s’en faut souvent de peu pour que l’esprit de système succombe à ses propres inventions et manifeste toute la cruauté sado-masochiste qui l’a inspirée.
Sous la plume d’Adam Smith, la métaphore de la main invisible réglant l’offre et la demande sur le marché des ressources utiles respire un franc optimisme, proche de toutes les visions providentielles de l’histoire humaine, fréquentes dans une époque encline à n’imaginer de forces occultes qu’aussi bienveillantes que le bon sauvage de Rousseau. Que l’humeur toujours capricieuse du siècle s’assombrisse, et la même métaphore penchera au contraire vers l’idée d’un Léviathan omnipotent et infaillible, voire vers celle du complot fomenté dans l’ombre contre une humanité innocente et impuissante.
 
 
Masse et férocité
 
Le jeune homme de 19 ans  qui, il y a quelques jours, vida au hasard sur les passants d’une rue d’Istres un chargeur de fusil automatique pour rayer ainsi trois noms du livre des vivants – nous rend malgré lui un précieux service. Qu’il se soit livré sans résistance à la police ne change guère ce signe-ci des temps : depuis quelques années, nous versons machinalement au débit des réalités statistiques le nombre des enragés résolus à ne pas en finir avec la vie sans emmener avec eux le lot d’inconnus qui traversent leur champ de tir. Le prototype du suicidaire ne passant à l’acte qu’à raison d’une prise d’otages qu’il n’échange avec rien d’autre que sa propre mort admet certes des variantes : le plus ou moins de cérémoniel dans la sélection des victimes, le plus ou moins de clôture de l’espace retenu pour le carnage (du petit campus au boulevard), le plus ou moins de « normalité » présumée par les profiler enquêtant après le massacre parmi les plus ou moins proches. N’empêche que la régularité évidente de cet excès – sa « transparence », dirait Baudrillard – finit par en gommer la marque d’infamie originaire (celle retenue par la célèbre stylisation surréaliste du monstre tirant au hasard dans la foule) et par l’affecter d’un tout autre coefficient. Comme si une carrière nouvelle s’offrait désormais à une forme de violence ancienne mais désœuvrée : de l’excès insensé des commencements, nous sommes passés à l’accès épisodique – de l’exception tragique et cathartique au régime ordinaire de l’obscénité inutile.