Au pouvoir des bas-fonds
 
Depuis que le gouvernement fédéral mexicain a résolu, il y a deux semaines, de révoquer les polices locales de l’État de Guerrero et de réembaucher leur personnel en le dispersant à l’échelon sécuritaire national, le journalisme n’a plus cru digne de son attention le soulèvement de l’opinion mexicaine traumatisée par le sort atroce des 43 étudiants enlevés, torturés et massacrés par les gangs mafieux infiltrés dans l’administration. Pourtant, là-bas, sur le continent américain, l’épisode en cours n’a rien qui ne doive suggérer une tendance lourde des sociétés contemporaines, visible au grand jour, par exemple en Italie depuis des décennies, ou en Chine depuis quelques années – pour nous en tenir à ces deux exemples – et en progression accélérée ailleurs : l’installation de l’économie mafieuse au plus secret du cœur des pouvoirs, suivie de sa conséquence inéluctable, la corruption intime qui menace ou délite les appareils gestionnaires et l’espace public. Le cas du Mexique prend une portée particulière et exemplaire pour une raison précise : à cheval, depuis l’abordage espagnol du XVIe siècle, sur l’Ancien et le Nouveau Monde, cette vieille jeune nation pratique, sous régime de parti unique et révolutionnaire depuis près d’un siècle, un genre d’économie dite mixte dont ne faiblit guère le prestige de « troisième voie » sinuant et boitant entre le tout-marché et le planisme. Le scandale qui paralyse le pouvoir mexicain depuis des mois prend ainsi de lui-même, et par comparaison spontanée, une véritable valeur géopolitique : comment penser, à l’échelle internationale, tous styles ou tics économiques et politiques confondus, les formes actuelles de la montée en puissance des mafias et autres « cartels » ?
 
Au martyre des 43 étudiants mexicains il ne manque aucun des traits caractéristiques des opérations de terreur pratiquées à grande échelle par n’importe quel régime totalitaire – dont, pour commencer par l’essentiel, le noyautage des forces de police aux mains d’une pègre organisée en contre-société. Le fait bien connu des ravages en tout genre exercés par le grand commerce de la drogue sur la société mexicaine ne représente en l’occurrence que la variante locale d’un phénomène bien plus profond : depuis que la pègre a commencé de s’organiser en société parallèle, elle a pu, de surcroît, offrir une force d’appoint à tous les techniciens de la répression policière ou militaire en série quand ils se trouvent en situation d’exception, et dépourvus par elle de leur savoir-faire acquis comme de leurs ressources juridiques ordinaires. Les moments extrêmes de ce processus international et simultané parlent d’eux-mêmes : enrôlement de la mafia contre les grévistes des années d’entre-deux-guerres aux États-Unis, recrutement des troupes d’assaut hitlériennes et de la petite hiérarchie des camps de concentration et d’extermination nazis, cogestion des camps soviétiques par l’« ordre » des « droit commun », comme l’a montré le grand écrivain Chalamov dans ses Récits de la Kolyma. La pègre, jusqu’au XXe siècle, n’avait vécu que hors la loi – cela même qui lui assura sa brillante carrière littéraire en culture romantique. Pour des raisons qui restent à préciser mais relèvent, à l’évidence, de la brutalisation de l’existence en civilisation de masse industrialiste, la pègre va sortir alors de son long exil de classe « infâme ». Tolstoï l’imaginait encore reléguée aux confins de la société (Résurrection), Dostoïevski, moins sentimental, le contredit dans ses Souvenirs de la maison des morts, en montrant que la pègre vit parmi les hommes ordinaires, et qu’elle peut même s’y imposer pour des intrusions ponctuelles – puisque sa religion personnelle et toute spontanée, le nihilisme, y trouve des adeptes frottés de métaphysiques idéalistes tout aussi expéditives. Gorki entendra la leçon (Les Bas-fonds). Puis les mouvements totalitaires européens manifestent, confirment et accélèrent la promotion de la pègre dans l’espace public : ils en adoptent les codes – la « loi de la jungle » – qu’ils introduisent dans le conflit politique en temps de guerre civile, ils l’enrôlent au sein de leurs milices, ils en font l’agent principal, le coadjuteur tout-puissant de la gestion de l’univers concentrationnaire, où « tout est permis à condition de trouver une explication légale » (comme le définit David Rousset, Les Jours de notre mort, 1947, p. 70).
 
 
Retours sur la Grande Guerre (15) : hypnose du politique
 
Les quinze derniers mois de la Grande Guerre voient tomber et disparaître les trois dernières grandes dynasties de la vieille Europe. Ces trois monarchies impériales s’effondrent d’un même mouvement, comme si elles manifestaient chacune la même inadaptation foncière aux impératifs de la guerre de masse et de matériel. Même le cas-limite de l’Allemagne wilhelmienne, première puissance militaire sur le continent, en témoigne avec netteté : après avoir provoqué la démission du chancelier Bethmann Hollweg en juillet 1917, le haut état-major impose sa politique de « guerre totale » à l’empereur et au Reichstag – sans pour autant forcer la victoire ni sauver le régime, même débarrassé du front oriental par la défection russe dès octobre 1917. Dès le printemps de la même année, quand tombent les Romanov, l’imminente entrée en guerre des États-Unis aux côtés de l’Entente va faire basculer la décision – de telle sorte que le wilsonisme, cette version élargie, atlantique, de la tradition libérale et nationalitaire, parut même ajouter sans peine au dernier acte du conflit mondial une forte couche de romantisme politique triomphant, un arrière-goût de 1848 à retardement, un désir de risorgimento pour la vieille Europe saignée à blanc. Wilson déchantera vite, dès 1920, avec le repli américain, qui fait de la SDN un fiasco de la première heure. Puis la formation des régimes totalitaires suivra de peu les révolutions russe et allemande.
 
En surface, la Grande Guerre commence ainsi dans l’habituel double langage caractéristique des grandes coalitions : malgré son alliance avec l’autocratie russe, l’Entente franco-anglaise affirme incarner les valeurs du libéralisme historique affrontant l’Ancien Régime des Habsbourg et des Hohenzollern. Malgré l’appoint de Wilson le nostalgique de 1848, le discours conventionnel des Alliés devient intenable quand les faits démentiront les attentes : l’épreuve de la Grande Guerre ravagera tout d’abord les empires conservateurs  enfants de l’Ancien Régime, et cette révolution y introduira, non les principes du libéralisme, le vainqueur apparent de 1918 et l’auteur gâte-sauce du Traité de Versailles, mais l’époque totalitaire des vaincus vindicatifs, dont seule la Grande-Bretagne de Churchill pourra éviter en 1939-40 la griffe et les camps.
 
 
Méditation quantique (6)
 
En avant-garde bientôt triomphante, l’homme quantique, cousin germain de l’homo sapiens, ne fait plus bande à part, ni feu de tout bois, ce pionnier ne rêve que de s’établir à son compte, unique particule de son Nouveau Monde, la plus autonome. Il s’y apprête avec ardeur, piaffe, s’arme, s’outille, s’avitaille, guette le jour du grand départ qui ne s’improvise pas. Il n’aura pas d’amarres à larguer, pas de foc à tendre, pas de coque à calfeutrer, pas de vaisseaux à brûler : sans badge, homo quanticus prend déjà le large, croise en pirate, surfe en souverain furtif, dédaignant passes, ports, axes, havres et magistrats, narguant les terriens, les portiques, les banlieues, les libraires, toutes espèces de surface fixe et foncière promises à disparition. À son hardware de télé-conquérant bientôt vainqueur de tous empires à sa botte ingénieuse ne manque ni
 
l’écran
 
son jeu préféré, preux bouclier et nappe infaillible, paravent light et savant camouflage – bulle de verre, de plexiglas ou d’azote liquide, peau et film des clips caressés de lasers, rideau, panneau, appât des addictions, transparence des geôles du rêve téléchargé, nasse et filet, radar, faisceau, écho d’écho d’échos, casque et crâne d’internaute enfin soudés, armure à pointure d’ongle incarné, heaume de silicone plus beau qu’un genou de résine, capteur captif capteur subtil, piège loyal, filtre en gorge profonde, vitrail incolore des spectres insatiables, angle vitreux des focales et des panoptiques, inerte fond d’œil des vidéogrammes, cristal cran d’arrêt des crash, des flux, des flash
 
ni
 
 
Retours sur la Grande Guerre (16) : la nuit du caméléon
 
En août 1914, la guerre « éclate », dit-on. Que nenni ! Tout au plus change-t-elle de cadence et d’extension, de sporadique et locale (1905 : Agadir, Port-Arthur ; 1912-1913 : Andrinople, Belgrade) elle se fait quotidienne, massive et continentale, mais elle rôdait, rampait hantait et maraudait depuis des années. Elle oppose deux coalitions incertaines ou friables, mobilise des empires hasardeux, emporte des époques disparates ou hybrides (le national-catholicisme irlandais, la révolution conservatrice en Allemagne et en Autriche, les apothéoses futuristes de la Technique en overdose…). Mais le conflit le plus âpre qui s’y joue enrôle l’esprit contre l’esprit, sans canons ni bannières, dans le secret des cœurs. Avec une efficacité aussi discrète qu’infaillible, la Grande Guerre ronge le langage humain, elle le dépossède de sa puissance de sens, elle n’engendre pas simplement l’esprit dada, elle en voit le pli acide, l’humeur rageuse et la désolation secrète – Dada, ce dandysme punk et no future de la Grande Guerre – infiltrer les doctrines les mieux rassises, barioler les prestiges et les séductions de l’attraction nihiliste à motif théologique, esthétique ou moral.
 
Si la guerre de l’esprit contre l’esprit les oppose, ses controverses du jour, exercice vital indispensable à son hygiène, comptent bien moins que le désenchantement et la résignation muets qui les pénètrent alors, en même temps que périclitent le désir de méthode et d’orientation, le sens et l’appétit d’horizon qui n’imagine de nouvelles frontières que pour apprendre à les franchir et à rassembler les fragments découverts de l’inattendu. La discipline joyeuse du doute le cède à la morose passivité de la méfiance. Constant symptôme morbide de dispersion et d’incontinence mentale : quand l’esprit doute de l’esprit et de sa franche présence aux choses actuelles et possibles, il se fait verbeux ou fade, jacasse, se rabat sur les mots et, dans ce maniérisme, s’effiloche en phrases compilées ou pompeuses, perd le goût du mot juste et rare moteur de l’idée précieuse, du geste heureux. Il raccommode des débris de significations centrifuges mais renonce à conjuguer leur tissu poétique et leurs affinités analogiques. Il ne résiste ni ne désire plus résister aux retours pervers de la division du travail intellectuel sur l’intellect dont l’émiettement et les spécialisations lui tiennent lieu de monde en deuil d’unité encyclopédique – soit au nom fataliste des « progrès de la science » qui cloisonnent l’expérience, soit par aristocratisme réfractaire aux pathologies de l’utilité et de la sécurité. Cette panne de la conscience en puzzle ne survient pas sans tapage ni tumultes ; en émane une aura de scandale et d’exaspération, parce qu’elle annonce une épreuve angoissante, un risque de disqualification intérieure et publique, prévenue par l’imprécation vertueuse, satisfaite à bon compte dans la tentation pamphlétaire.
 
 
Retours sur la Grande Guerre (17) : la nuit du caméléon, suite et fin.
 
« C’est par nature, par essence, que les sociétés modernes sont idéologiques » : cette thèse, Raymond Aron l’énonce en avril 1959, lors d’un colloque réuni par l’Institut belge de science politique. En intitulant sa conférence « L’idéologie, support nécessaire de l’action », il accentue encore la valeur programmatique, inconditionnelle, générique, de ce postulat catégorique. En peu de mots, la sociologie historique chère à Aron s’engage ainsi très loin, sans souci apparent du sens de la relativité auquel elle en appelle sinon, même quand ne l’anime que la passion de savoir déchargée des urgences de l’action. D’où vient donc une telle certitude, communiquée sous cette forme on ne peut plus apodictique ?
 
« Sociétés modernes » indique une époque – celle à laquelle sert d’emblème le nom de la Grande Guerre laminant, avec les trois  monarchies impériales fauchées dès 1917 par la secousse révolutionnaire, les tout derniers vestiges de l’Ancien Régime. L’époque envoie donc au rebut le principe dynastique. Épisode considérable, à double titre : sans aucun esprit de retour, le siècle en finit avec l’institution politique qui le reliait encore, et sans discontinuité, à la fin de l’Antiquité romaine (et « modernité » désigne alors la réalité manifeste et collective de cette cassure définitive avec la tradition). Mais l’outil choisi en lieu et place du principe dynastique donne à cette « modernité » un caractère des plus singuliers : la Russie des tsars balaye ses institutions multiséculaires, elle leur substitue la révolution en permanence, qu’elle continue d’invoquer même quand la Terreur stalinienne aura broyé tous ses opposants. « Modernité » fait sens par rapport à cette nouveauté politique : pendant plus de 70 ans, un État vaste empire continental, membre de la communauté internationale et rival de la République impériale des États-Unis, aura tiré sa légitimité des figures de la révolution permanente. À l’outil juridique de la légitimité (le principe dynastique) succède son outil mythologique, symbolique, idéologique : un héritage révolutionnaire. Mais pourquoi ne pas étendre ce qui est vrai de l’URSS au reste de la modernité politique ? En quoi les révolutions antérieures à sa variante russe échapperaient-elles à ce statut historique et catégoriel d’avènement idéologique, à cet effet de conversion de l’économie juridique du pouvoir en une instauration idéologique et mythologique à perpétuité ? Bill Clinton ne déclare-t-il pas, lors du Discours de l’Union de janvier 2000 : « Après deux cent vingt-quatre ans, la révolution américaine continue. Nous demeurons une nation nouvelle et nous le resterons à jamais. Telle est notre destinée ! » Par sa voix, l’Amérique des Insurgents rallie ainsi l’eschatologie multinationale de La Révolution appelée à durer jusqu’à la fin des temps : « permanente » dans la conception russe de Trotski qui réactivait la vision jeune-hégélienne d’une Révolution française s’étendant à l’Europe encore sous Ancien Régime, « non terminée » pour l’école française de Michelet (Marie-Laurence Netter, La Révolution française n’est pas terminée, 1989).
 
Méditation quantique (7)

« Quantique », le mot choisi par les premiers physiciens explorant l’espace-temps à la vitesse de la lumière et de ses photons, marque, comme néologisme, la nouveauté de leur découverte, il y a bientôt cent ans. Nouveauté qui va durer longtemps encore, puisqu’elle nous éloigne chaque jour un peu plus de l’univers newtonien auquel nous nous étions acclimatés comme à l’ultime doctrine cosmologique possible ; puisque, aussi, elle nous pousse vers d’autres tâtonnements et vers d’autres expérimentations aux conséquences imprévisibles. Nouveauté d’un genre lui-même tout nouveau : dans l’esprit de Newton et du rationalisme expérimental, l’idée d’un achèvement des sciences de la nature aboutissant un jour prochain à leurs certitudes terminales ne soulevait aucune objection sérieuse, elle nourrissait même l’enthousiasme des savants et la sottise des idolâtres de la domination prométhéenne. Les chercheurs, désormais, vivent dans la conviction inverse : le mouvement des sciences les a projetés dans l’interminable, même leurs orientations échappent à la prévision de long terme, aucun Renan ne se risquerait à prédire quelque Avenir de la science. L’indécidable donne à l’époque quantique sa tonalité dominante, sa morale aléatoire, ses nuances de mélancolie. Même si les physiciens pouvaient envisager d’en finir avec l’inflation des particules élémentaires proliférant dans leurs accélérateurs, il leur faudrait compter avec un autre obstacle : l’expansion de l’univers décelée par Hubble implique que les relations et relativités d’espace-temps et d’énergie-matière n’ont de valeur que locale et provisoire. Le milieu du monde n’existe plus, son bord de même, le big-bang rejoindra bientôt le musée des contes et légendes pour grands enfants. À long terme, les sciences dites « dures » ne pourront pas éluder l’épreuve de vérité qui les attend, il leur faudra se situer face à l’Indécidable qu’elles-mêmes ont introduit dans leur propre univers déterministe, et qu’elles voient progresser tous les jours dans le monde qu’elles administrent comme on improvise au mieux dans l’impondérable. Elles se savent au pied de ce mur, au moins depuis que Popper l’a éclairé en publiant L’Univers irrésolu : plaidoyer pour l’indéterminisme.
 
 
Jérusalem des astres (3) : la passe étroite

Les motifs qui viennent de pousser le Premier ministre Netanyahou au prochain renouvellement de la Knesset ont beau obéir à des calculs de recomposition ou de modification de la majorité gouvernementale, ils n’en trahissent pas moins le poids grandissant de trois grandes questions existentielles dans la situation de l’État d’Israël. Elles se posent ensemble et avec une netteté significative puisque la première concerne l’avenir de l’occupation des territoires ex-jordaniens ; la seconde, le titre constitutif qu’entend se donner l’État d’Israël comme corps national rassemblant des citoyens juifs et arabes ; la troisième, la question stratégique du nucléaire iranien. Ces trois questions n’ont certes rien d’inopiné ou d’inattendu. Le temps passant, leur concentration spontanée de questions vitales tend à les lier en un seul complexe de décisions en attente, où moment politique et moment stratégique atteignent un même niveau de haute intensité, tant sur le plan national et régional que sur le plan international.
 
D’ici peu, au rythme connu par l’extension des implantations juives dans les territoires, plus de 400 000 Juifs y vivront à titre définitif, atteignant un seuil démographique qui imprimera à ce flux un caractère d’irréversibilité non comparable avec le précédent de l’enclave de Gaza (le retrait organisé en 2005 par Sharon portait sur des foules bien inférieures). La conséquence politique de ce processus peut se prédire sans difficulté : il crée du non négociable entre Israël et l’Autorité palestinienne, ou plutôt, il achève de détruire le peu de négociable concret qui subsistait entre eux. Ariel Sharon avait dressé contre lui plus de la moitié du Likoud, son propre parti, mais il se savait soutenu par les partisans, travaillistes et autres, de la restitution ab integro des territoires conquis en juin 1967. De là l’accession de Shimon Peres en juin 2007 à la présidence de l’État hébreu, symbole clair de cette entente dans les actes sinon sur les valeurs. Dans la facilité avec laquelle Netanyahou couvre depuis des années la politique inverse, il y a comme un air impitoyable de revanche du Likoud sur… le Likoud, rendue possible par l’élimination du travaillisme d’Oslo et le renforcement continu de la droite « religieuse » à la droite du Likoud. Mais le choix de Netanyahou – couvrir de son autorité la colonisation accélérée à l’est – manifeste déjà ses effets irréversibles et délétères sur les relations israélo-palestiniennes : non sans beaucoup d’ironie très amère, c’est une caricature d’État binational judéo-arabe qui, de facto, émerge en Israël depuis quelques années, et du genre le plus hétéroclite puisqu’il inclut, à l’intérieur de frontières provisoires et autour d’une capitale contestée, des citoyens juifs et arabes, d’une part, et les apatrides de fait que sont les Palestiniens des camps de réfugiés. Le danger proprement politique de cette situation naît de la contradiction visible entre la manière – créer le fait accompli d’un État binational caricatural – et le discours – manipuler la perspective d’un État binational normal –, tout en taisant la condition d’impossibilité de toute résolution du conflit : le statut de Jérusalem n’est évidemment pas négociable, lui aussi fait partie de l’irréversible et du non-dit depuis juin 1967.
 
 
Messages missiles
 
L’art de discerner les divers espaces-temps du conflit armé et de calculer leurs interactions fait la continuité de la pensée stratégique à travers les époques. L’onde du heurt à quoi aboutissent parfois les conflits politiques se répercute en effet, comme toute collision de volontés organisées en appareils militaires, de trois manières simultanées : sur une ligne (le front), sur le théâtre des opérations qu’elle traverse, dans le champ auquel appartient ce théâtre – trois espaces-temps dont les unités respectives (tactique, stratégique et politique) s’articulent, mais ne se confondent pas. La profondeur de champ recherchée par le stratège pour ses manœuvres s’étend ainsi de sa valeur minimale (profondeur nulle de la ligne) à sa valeur maximale (profondeur maximale du champ). Ces deux extrêmes varient : la ligne se déplace, se dédouble en deux, voire trois fronts, quand, de son côté, le champ stratégique dépend, entre autres, des effets politiques d’alliance ou de rupture d’alliance extérieurs au conflit. Jointe aux effets interactifs et rétroactifs des intensités du conflit à ses trois espaces-temps, la plasticité de ces extrêmes fait tout l’art du stratège. Il ne l’emporte que s’il maîtrise l’échelle des intensités d’espace-temps du conflit, y compris le potentiel d’intensités qu’on appelle la paix.
 
Dans l’histoire de la pensée stratégique, la pratique de la guerre de masse et de mouvement introduite par la Révolution française et systématisée sous le Premier empire marque une date césure, puisque la vitesse de déplacement des appareils de guerre apparaît alors comme l’outil essentiel de définition et de contrôle du théâtre des opérations. Le corps d’armées le plus rapide impose ainsi le tracé de la ligne d’affrontement et démontre qu’il maîtrise ses communications avec ses réserves et ses arrières, donc avec le champ le plus profond qui, à distance, inclut le théâtre des opérations. L’industrialisation de la guerre n’a fait ainsi que généraliser ce mouvement préliminaire, non sans augmenter la complexité des interactions entre les trois espaces-temps élémentaires du conflit armé quand apparaissent la guerre aérienne et la guerre sous-marine : le théâtre des opérations ne correspond plus à une surface terrestre ou maritime de mobilités concurrentes, mais à une interface de motricités et de balistiques multiples aux portées de plus en plus lointaines. L’horizon du théâtre de la guerre industrielle fragmente ou ignore la ligne de front, il tend vers sa valeur hyperbolique de limite floue du champ multiforme de la grande stratégie, où l’arrière et les civils rentrent dans la bataille et paient le prix le plus lourd, celui qui désormais sanctionne l’immobilité – y compris dans l’immobilité concentrée des camps de la mort où le politico-militaire en guerre totale enferme ses otages. Les accélérations industrielles du conflit armé mettent ainsi en pleine lumière et au devant de la pensée stratégique ce qui en avait toujours été le cœur : dans l’espace-temps du conflit armé à l’âge industriel et postindustriel, la vitesse rend les données d’espace-temps purement et simplement interchangeables, la relativité et la commutativité du temps et de l’espace se sont réalisées sans reste, et les règles spécifiques à la suasion et la dissuasion nucléaires réciproques concrètent cet aboutissement, non sans l’apparent double bind du deterrent qui rend la guerre nucléaire hautement improbable.
 
 
La der des der, la belle de Bell
 
Il n’y a que quelques semaines disparaissait la dernière des milliers de cabines téléphoniques plantées sur le trottoir de Paris depuis des dizaines d’années. Aujourd’hui 31 décembre, dernier jour pour dernier tour, chantons ses louanges et requiescat in pace. Pour le simple usager de la technique sans expertise d’ouvrier ou d’ingénieur, l’extinction d’une espèce d’outil, même familière, passe le plus souvent inaperçue (à l’inverse des nouveautés, même en bas de gamme, objets de commentaires innocents et fiévreux pareils à ceux d’enfants avides de jouets perfectionnés vite écœurants). Le traitement si inégal que nous réservons aux modules techniques, selon qu’ils apparaissent ou disparaissent de notre quotidien, en dit long sur notre ingratitude à leur égard. Nos aïeux savaient enterrer en pompe grande et solennelle la dernière locomotive à vapeur de la ligne locale, la dernière forge du canton, la dernière cuve du dernier bouilleur de cru. Nos outils vont à la décharge ou au recyclage, comme autant de détritus, d’encombrants ou d’ordures, y disparaissant en clandestins et en indésirables d’avance suspects, de leur… vivant, d’accélérer la pollution, les allergies, les délocalisations. Ces cousins pauvres du tout-techno nous feraient honte s’ils avaient la vie dure, ils se gardent bien d’oser s’exhiber à la grande braderie ou aux Pèlerins d’Emmaüs. Nous attendons le prochain dernier modèle, son usure et sa caducité nous laissent de marbre. Traitons-nous autrement nos déchets nucléaires ? Pour un peu, nous trouverions l’innovation trop lente, paresseuse, impatience enfantine ou puérile qui fait le prestige et la fortune des start up, unités de production light qui envoient les usines à la casse pour cause de lourdeur, tels des dinosaures inadaptés à l’échelle soudain allégée  de la Création et se retirant devant les salamandres et les colibris.
Avec la dernière Cabine Téléphonique de la Ville de Paris disparaît le dernier dinosaure de mon espace vital, sa tanière, sa niche. Mes pensées vont d’abord à la jeune fille américaine, à la fiancée de Bell l’ingénieur qui découvrit le principe du téléphone : sourde, sa Dulcinée lui inspira la découverte de la mince plaque vibrante qui, mise sous tension électrique, répercute l’onde acoustique – quand, au départ, il ne pensait qu’à la prothèse auditive qui rendrait son oreille à la jeune fille qu’il aimait d’amour. (La future madame Bell, la belle de Bell, je l’honore depuis longtemps, avec vraie et fervente piété, comme la Muse de l’âge électrique venue d’outre-mer refonder l’alliance du vivant et de l’inerte, du mécanique et de l’organique, du charnel et de ses media.)