Géopolitique par l'Enéide

Tout système d’orientation répond à une fonction première : à une question qu’il transforme en une réponse jugée pertinente. Ainsi en va-t-il de la philosophie politique, conçue à ses origines pour comprendre pourquoi la cité, cette sorte d’enclave et de sanctuaire où le pouvoir se retire comme pour surplomber l’étendue, déborde ses limites, pour se faire, et comme en sens inverse, le centre hégémonique d’un empire. Or cette question souffre d’un handicap irréparable : elle connaît presque autant de réponses que l’histoire a connu d’empires.

Ne reste alors qu’une alternative : soit disqualifier la question comme spécieuse (sans même chercher à agir sur elle), soit la modifier – la rendre utilisable par celui qui la pose, au moment où il la pose et dans les conditions d’espace-temps où il le fait. Modifions-la donc (au fond, l’éviter ne se peut), refermons les manuels d’histoire des empires et réduisons la complexité des formes d’empire à la possibilité d’une fonction aussi régulièrement relancée qu’interrompue, au gré (obscur) des peuples et des époques. Il s’agira alors d’interroger une fonction intermittente, et la diversité des formes historiques, loin d’interdire une méthode d’approche, permettra d’envisager l’empire, non comme le nom propre d’un régime dynastique ou guerrier de transgression de frontières, mais comme un type d’événement – soit le mouvement double, ici suggéré, du retrait et de la transgression.

Lire la suite
 
Pour une chronopolitique, suite

Comme toutes les sciences devenues populaires, l’usage géopolitique de la fonction espace-temps rencontre le succès que l’on sait pour une raison que l’on ne sait pas, parmi celles que l’on croit connaître : il flatte notre propension à ne concéder au temps que la quatrième et dernière place dans l’ensemble dont l’espace euclidien occupe les trois premières. Comme monsieur Jourdain fait de la prose, chaque fois que nous pensons géopolitique, nous plaquons donc à notre insu sur nos conditions de vie le schéma d’un système mécanique et géométrique des plus primitif. L’espace n’y consiste qu’en une surface inerte (la planète couturée de ses frontières), où le temps s’écoule avec la régularité d’un rouage en mouvement perpétuel. Sur l’étendue invariante des continents et des océans, nous nous projetons comme les marins géographes qui étalonnèrent l’espace-temps international grâce au méridien de Greenwich et mécanisèrent ainsi le système international de la transhumance des hommes et du transport des choses. Il n’y va pas simplement d’une simplification ingénieuse de l’empirie, d’un expédient facilitant la maîtrise d’une réalité dont il respecterait par ailleurs les données et l’organisation inhérentes. Euclidien, l’espace-temps géographique et géopolitique traduit le temps qui dure en étendue qui se coordonne (et cet appareil ne connaît même pas les grandeurs négatives explorées par les mathématiques dès la fin du XVIIe siècle) – c’est ainsi qu’il subordonne le temps à l’espace. Le procédé scientifique et technique a fini par s’imposer à l’esprit, comme une seconde nature ajoutée à la première finit par la rendre inutile ou chimérique. L’effet de vérité et de puissance qui fait le prestige du discours géopolitique s’autorise de l’efficacité sans phrase du geste graphique et technique de Mercator le bien-nommé. Il vérifie crûment la portée de l’adage avec l’ironie insolente duquel Hobbes justifia le nouvel empire des lois : auctoritas, non veritas facit legem, et confondit ce jour-là la force factuelle de l’hégémonie avec la puissance normative de la justice.


L'effet Ben Laden bis
 
Comprendre le tournant pris par la guerre au Mali depuis le début de l’intervention armée française passe par un rapprochement surprenant : la soudaine intensification du conflit réveille, d’abord par intuition, le souvenir du 11 septembre 2001. Pourquoi donc, puisque, et même s’il s’agit bien, au fond, de la même guerre, elle engage des protagonistes et occupe des théâtres différents ?

Si cette soudaineté rappelle la surprise massive provoquée par la destruction des twin towers et l’annihilation de plus de trois mille New-Yorkais, la raison de cette réminiscence ne tient pas du tout à quelque maigre manœuvre compensatoire de nos mémoires de civils démunis de toute information sérieuse (réservée aux décideurs et à quelques rares experts) et dès lors réduits à bricoler quelques pauvres images de guerre ; non, cette réminiscence n’est pas un déjà-vu sans contenu réel, elle tient à un trait bien visible de l’événement : à l’évident élément de style tout à fait décisif qu’est, comme toujours dans l’agir politique, le coup de théâtre. L’avantage tactique va à qui crée la surprise, et à lui seulement. À lui de l’exploiter de manière à le transformer en gain stratégique. Les jours qui viennent – en cette matière, tout se joue très vite – diront donc si le coup de poker tenté par François Hollande le président normal se justifie dans la durée, car, n’en doutons pas, la guerre malienne va durer. Parce qu’elle va durer, il faut déjà risquer une première évaluation stratégique.
 
 
Israël devant la seconde mondialisation

 
En Israël, le sens commun s’étonne et s’agace souvent du traitement réservé par l’opinion et les décideurs internationaux aux vicissitudes politiques que connaît le pays embourbé dans la « question palestinienne ». « N’y a-t-il donc pas, partout ou presque, quantité d’autres conflits décourageants de complexité et de durée, et qui n’émeuvent pourtant que ceux qu’ils concernent ? », se demandent les Israéliens, « pourquoi faisons-nous, nous et nous surtout, toujours les plus grosses manchettes ? » Cette question se nourrit bien sûr de la mémoire des siècles de persécutions, quand la vitupération anti-judaïque puis antisémite incriminait indifféremment le peuple juif des calamités les plus diverses et prenait ainsi le timbre obsessionnel que prolongeront les discours tenus sur la « question » juive – une particularité sans équivalent dans le vaste ensemble des pathologies occidentales, leur idée fixe et invariante. Même après la Shoah et même doté de l’État destiné à lui faire rejoindre le concert des nations, le peuple juif se voit ainsi marqué aujourd’hui encore d’une « différence » qui lui rappelle les pires souvenirs.
 
Alors la « question palestinienne », par l’effet pervers de l’usage vulgaire de la langue politique, survient comme pour prolonger la « question juive », et pour la raison évidente que les terribles simplificateurs qui enferment le concret complexe dans une « Question » réussissent par là même à le rendre inintelligible. Ne philosophe-t-on pas depuis longtemps, et fièrement, à coups de marteau ? Ce que les pauvres d’esprit ne peuvent comprendre, ils commencent par le défigurer pour s’en donner une représentation rudimentaire à leur mesure. L’évidence qu’ils censurent date des premières années du sionisme : à l’exception de quelques rares individualités comme Israël Zangwill ou Jabotinski, la génération des fondateurs de l’État hébreu n’avait pas mesuré au plus juste possible, mais plutôt sous-estimé la réaction de rejet des contrées arabes au rétablissement juif sur place. Depuis, le siècle qui a passé n’a pas effacé les effets de l’erreur de calcul, il les a déplacés, en en multipliant l’amplitude : à l’échelle locale de la question des terres achetées – ou spoliées – à des propriétaires indigènes ou latifundiaires s’ajoutent l’échelle régionale du voisinage géopolitique en phase de décolonisation (les empires se retirent, les nations arabes émergent en même temps que l’État hébreu) et l’époque de la SDN et des Nations Unies, signifiant, pour les Juifs, que leur exil parmi les nations prend fin au moment même où l’ensemble (incomplet) des nations de l’œkoumène s’institue pour la première fois en communauté juridique contractuelle. Aussi incongru qu’il y paraisse, la « question palestinienne » naît et persiste de cet enchevêtrement d’horizons historiques : des ensembles (des peuples) se réassemblent en changeant d’échelle (en passant de la dispersion à la cohésion), chaque ensemble en changeant, et l’ensemble de ces ensembles aussi. Toute la difficulté tient dans l’art d’agir en même temps sur ces trois échelles de grandeur, art d’autant plus délicat qu’une des parties concernées, le prolétariat arabe palestinien, n’en maîtrise aucune : jadis, en 1948, les bourgeoisies et les patriciats arabes l’ont royalement ignoré, et aujourd’hui une nouvelle « question », celle de l’islamisme, déplace une fois de plus les données du conflit (aggravé par la sécession et la partition territoriale du Hamas) et sa nature (modifiée par le retour du théologico-politique, simultané en Israël et dans le monde musulman).