Nanosphères
 
Bout à bout, depuis un an, La Quinzaine géopolitique construit une hypothèse : dans l’espace-temps géopolitique, l’espace ne décrit plus qu’une fonction résiduelle d’un enchaînement d’accélérations successives de l’existence historique. Notre tout premier billet (16 mars 2012) revenait sur les figures de l’« accélération » de l’histoire popularisées par Daniel Halévy et son livre fameux de 1948. Au moment d’inaugurer, il sied d’honorer d’abord ses dettes.
Voici quelques jours, découvrant l’essai récemment paru de Georges Sebbag, Les Microdurées (éditions de la Différence, 2012), nous y lisions ceci : « On se convainc vite, en comparant les chiffres, que la Terre est aujourd’hui six fois moins étendue qu’en 1850 puisqu’elle est six fois plus peuplée qu’alors » (p. 29) – et ceci encore : « En quoi le “sans fil” du télégraphe et du téléphone du XIXe siècle, et, à plus forte raison, le “sans fil” de la radiodiffusion, de la télévision, de l’internet ou du téléphone portable d’aujourd’hui, en quoi donc le “sans fil” de la technique a-t-il pu mettre KO l’image classique et moderne du fil du temps ? Proposons quelques éclaircissements : 1. La transmission sans fil, à l’aide d’antennes terrestres ou satellitaires, déconnecte complètement le temps de l’espace. La transmission instantanée d’un événement en direct autonomise radicalement le temps. Par exemple, dix événements contemporains peuvent coexister simultanément sur un même écran. Bref, on peut dire de l’espace et du temps, les deux formes pures de la sensibilité selon Kant, que l’un est réduit à la portion congrue et que l’autre prend son essor ou son envol. 2. Si l’on ajoute à la transmission sans fil tous les supports d’enregistrements propres au cinéma, au disque ou à l’ordinateur, alors les trois modalités du temps – le passé, le présent et le futur – deviennent des entités maniables et des objets interchangeables » (p. 16-17).

 
L'horloge à reculons
 
Sous quelles formes d’accélération de l’espace-temps, et par quelle inspiration la puissance de la durée nous fit savoir qu’elle se subordonnait désormais la puissance de l’étendue – pour quelles raisons à la fois mathématiques et poétiques la raison géopolitique dut procéder à sa révolution copernicienne et apprendre à mettre toute géographie (les trois dimensions de la mécanique) en rapport avec des synthèses ou des catastrophes du temps (le multidimensionnel quantique), nous en trouvons le récit sous la plume d’un jeune Allemand anti-hitlérien interné en 1940 au camp de Gurs, dans les Pyrénées-Orientales.
À la fin de l’hiver 1940-41, se sachant promis par Vichy à la Gestapo, Ulrich Sonnemann a pu faire négocier par des amis un visa d’entrée aux États-Unis. Il ne lui manque que l’argent indispensable aux multiples étapes du périple (rejoindre Marseille, puis l’Espagne, avant d’acheter sa place de passager sur un des rares transatlantiques assurant encore la traversée). Entre autres compagnons de baraquement (îlot J), il côtoie tous les  jours, et quelques officiers français tuant le temps devant un échiquier (où lui-même peut se flatter de quelque talent), et le groupe surnommé « les banquiers », les quatre internés les plus riches de cette communauté d’infortune. Parmi eux, un certain Gerson, joueur invétéré possédé par la passion du pari. Fin mars, Ulrich Sonnemann le défie : il parie, lui, Sonnemann, que bientôt l’Allemagne de Hitler, l’alliée de la Russie de Staline depuis l’été 1939, va se retourner contre elle et lancer ses armées contre l’Union soviétique. « À terme, Gerson ne jugeait pas aberrante l’idée d’une rupture du pacte Staline-Ribbentrop, mais pour l’année en cours, à plus forte raison d’ici au 1er juillet, elle lui paraissait d’un ridicule achevé. S’ensuivit le pari que, comme je m’y attendais il me proposa : 800 dollars contre un – il s’agissait du cours d’autrefois. » Près de trois mois plus tard, l’après-midi du 20 juin, « j’avais 800 dollars en poche ; Gerson n’hésita pas une seconde à me payer, le ton même de ses félicitations était sincère. Il y avait à cela une bonne raison : l’événement apportait avec lui la certitude pleine de toutes ses conséquences pour ceux qu’Hitler persécutait que celui-ci allait finalement perdre la guerre ».
 

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La sécurité insidieuse
 
Dans l’histoire des hyperboles de la guerre contemporaine, la dernière escalade en date marquera certes une césure, si l’on apprend du moins à y lire l’image choisie par ses deux auteurs : La Guerre hors limites, ainsi que s’intitule, en traduction française (2003), l’ouvrage publié en 1999 par deux colonels des forces armées chinoises, Qiao Liang et Wang Xiangsui. Que signifie donc ce passage au-delà des limites de la guerre, sachant que par là il faut entendre tant la différence de la guerre et de la paix – elle les délimite par corrélation – que la différence de la guerre d’avec elle-même, ses paliers d’intensité, son degré d’emprise sur le vivant ?
En 1915, un Français, Alphonse Séché, publie un essai qui comptera dans la conduite de la Grande Guerre : Les Guerres d’enfer ne décrit pas seulement le théâtre de la guerre en cours (Verdun et la bataille de la Somme en fournissant les exemples les plus saisissants), mais en souligne surtout, amplifiés par l’industrialisation des sociétés européennes, des traits typiques datant des premières levées en masse (les guerres de la Convention française) et des combats d’artillerie de la stratégie napoléonienne. Séché raisonne en « technicien » de la guerre de masse, s’intéressant surtout aux modifications essentielles du champ de bataille et de ses coulisses logistiques. Sa perception n’en est pas moins d’une grande perspicacité. L’ « enfer » du titre du livre connote la déréliction du soldat dans la guerre de matériel où s’affrontent à longues distances des armes de destruction déjà massive, l’immobilisation des masses militaires mobilisées en exposant l’effet le plus inattendu. Dans cette phase, pourtant, « théâtre de la guerre » reste une métaphore utilisable, même si elle s’applique à des lignes de front de centaines de kilomètres, à la guerre sous-marine qui fait ses débuts en même temps que la guerre aérienne, à celle des transmissions (le téléphone en campagne devient courant). La guerre semble encore se circonscrire aux zones où s’affrontent les corps d’armée, en dépit des indices de son extension polymorphe.
 
 
Si insidieuse, la sécurité
 
L’affaire Snowden ne fait sans doute que commencer – non pas seulement pour la raison que ce transfuge de l’espionnage américain bénéficie pour le moment de la protection russe dont va renforcer l’efficacité l’esclandre provoqué ce 30 juin par l’Union européenne cible soudain outrée des écoutes de la NSA ; mais aussi et surtout pour la raison de fond qu’elle illustre de manière spectaculaire la pathologie institutionnelle de la sécurité à laquelle concluait notre précédent bulletin, celui daté du 23 juin (« La sécurité insidieuse »).

 « Pathologie » : le terme ne sert pas ici d’outil rhétorique trivial, de clin d’œil vulgaire et moralisateur – mais vaut citation littérale du diagnostic dû à un des grands historiens militaires de notre temps, Martin Van Creveld. Pour lui, en effet, l’érosion actuelle de la vieille distinction entre dimension tactique et stratégique des conflits armés exprime une tendance de longue durée pour une raison en particulier : la « saturation des capacités de traitement des signaux émis et collectés dans un espace de combat global » (Command in War, cité par J. Sapir, Le Nouveau XXIe siècle. Du siècle « américain » au retour des nations, Le Seuil, 2008, p. 218).
 
L’affaire Snowden, variante militaire hard et hot de l’affaire Wikileaks elle-même encore chaude, vient à point nommé pour confirmer avec éclat l’analyse théorique de Van Creveld : l’intégrale mise sur écoutes américaines de la planète entière, du « village global » (y compris des alliés les plus fiables) nous indique sans ambiguïté quelle image géopolitique s’en fait aujourd’hui l’empire américain, et comment le débordent et le désarment les armes et les outils de sa propre construction de cette image. La « saturation des capacités de traitement des signaux émis et collectés » – non pas même dans un « espace de combat global », mais uniformément et indistinctement –, cette exacte formule d’ingénieur des transmissions appelle son exacte traduction politique : la perte de la différence ami / ennemi, allié / adversaire ; et c’est bien entendu la perte de ce discernement qui impose le diagnostic de la « pathologie » informationnelle, donc institutionnelle. (Mais les Américains n’ont pas de chance : ils vont servir de bouc émissaire, leur maladresse décidément insigne permettant à une opinion publique toujours plus vertueuse que nature de poser à la victime d’une Technique que par ailleurs elle idolâtre. Qui l’emportera en mauvaise foi ? Les militaires indélicats ou la société civile et ses « réseaux » ?)