Méditation quantique (12)
 
L’accélération eschatologique
 
Dans son Ponce-Pilate, paru en 1961, Roger Caillois imagine Judas venant trouver le procurateur romain dès après l’arrestation du Jardin des oliviers et lui exposant les raisons qui rendent nécessaires le jugement et la condamnation à mort. « Le salut du monde dépend de la crucifixion du Christ. Qu’Il vive, qu’Il meure de sa belle mort, de la piqûre d’une vipère à cornes ou de la peste ou de la gangrène, de n’importe quoi comme tout le monde : c’en est fait de la Rédemption. Mais grâce à Judas Iscariote et grâce à toi, procurateur, il n’en sera rien. Le Fils de l’Homme, comme il est dit, sera crucifié dans l’espace et ses os seront comptés. »
 
Pour Caillois, comme pour Borges qui le passionnait au point de le traduire et de le publier en France, l’arbre des sciences ne comporte que deux sciences exactes : les mathématiques et la théologie. L’humour du rapprochement suggère l’idéal logique commun à ces deux disciplines : leurs raisonnements n’admettent censément qu’une conclusion et une seule (ou sa réfutation effective, elle-même unique), bien qu’à cette conclusion nécessaire et suffisante – le quod demonstrandum – puissent aussi bien conduire des démonstrations diverses, la plus élégante s’imposant à toutes les autres et faisant alors unanimité. Quant au critère d’« élégance » requis, lui aussi fait unanimité : son nom familier, le « rasoir d’Ockham », désigne par image un second idéal, l’économie de moyens propre à une démonstration, son dépouillement (double performance de la réduction de complexité et du maintien des prémisses de logique formelle). Le lecteur de Caillois ne peut donc se dispenser de chercher à comprendre le sens et les significations de la proposition énigmatique et subtile selon laquelle le Christ va mourir par crucifixion « dans l’espace ».
 
 
to care or not
 
Tueurs dans la foule
 
De tous les discours de Barack Obama depuis son entrée en fonction, il n’y en aura jamais eu un seul qui ne présentât ce trait piquant, cette particularité, cette inflexion discrète : un timbre hypothétique, très voilé mais constant – empreinte involontaire d’un art oratoire par ailleurs bien maîtrisé, et dont témoignait, dès le début, le discours du Caire. Caractérise ce « marqueur » d’Obama orateur le soin fidèle mis à nous assurer et de sa volonté de rester lui-même (bien qu’il dirige l’imperium) et de sa lucidité : il le sait, le style politique des « utopistes », quand ils gouvernent, ne peut que les contraindre à louvoyer – jusqu’à épuisement. Louvoyer ? Le cours sans cap adopté par un capitaine à qui manque le vent favorable, ou que freinent des contrecourants. On louvoie en attendant le retour au régime normal.
 
Sur le ton du care, le discours prononcé hier au lendemain de la tuerie de Charleston ne répondait plus du tout à ce type d’éloquence. Depuis bientôt un an, les Noirs américains font l’objet d’une campagne de haine d’autant plus violente que, silencieuse, elle parle par la bouche des armes à feu – armes des forces de l’ordre, ou, comme hier dans l’église symbole de la lutte pour les droits civiques, armes des héritiers du Ku Klux Klan.

Les Thermopyles de l’euro
 
Ready made du grand espace
 
1
Au jeu d’échecs est dite « pat » la figure du roi (blanc ou noir) qui, dernier survivant encore mobile de sa couleur, a le trait mais ne peut changer de case sans se mettre en échec. Prévue par les règles, une telle situation entraîne la partie dite « nulle ». Exception pleine de sens : on ne « prend » pas un roi, à la différence de toute autre pièce, privilège qu’il paie par cette clause, qui ne concerne que lui – et confirme sa place éminente dans la hiérarchie du jeu, non sans souligner où le bât blesse ce symbole du Pouvoir.
 
Tout joueur, quand il ne doute plus de perdre la partie en cours, rêve du pat qui le soulagerait de la pure et simple défaite. La victoire dont il prive son adversaire ne réjouit pourtant personne : elle annule tout l’effort accompli des deux côtés.
 
Depuis que l’affaire grecque a commencé, plusieurs des coups échangés entre les multiples protagonistes appellent l’image du pat recherché, ou celle de ces arts martiaux où la pose fatale surgit quand, par un détail d’angle ou de vitesse, vous ouvrez à l’adversaire votre propre champ dynamique – donc toute votre cuirasse. Plus de cinq ans ont passé, tous les mensonges ont été échangés, toutes les simulations ressassées, et comme au premier jour c’est à qui poussera l’autre à renverser la table. Quelle serait donc la « faute » à faire commettre ou à éviter dans cette ténébreuse affaire ? Bien sûr : le Grexit. Il ne dérogerait pas à la logique du gouvernement Tsipras, même s’il équivaut à un saut dans le vide. Mais il annulerait tout l’effort et le discours de la longue et laborieuse construction du grand espace européen. Il sonnerait quelque chose comme une musique de glas.
 
 
Effet de souffle
 
De l’Isère à Palmyre
 
Comme le savent les artificiers retrouvant, sous le cratère, l’emplacement du fourneau de mine, ou les sapeurs remontant le long de la mèche vecteur de la déflagration qu’ils doivent prévenir, toute bombe, aussi destructrice soit-elle, comporte une part de silence, sa part sans doute la plus dangereuse. Le silence sournois indispensable à la mise en place efficace, le silence de l’assourdissement qui suit l’onde de choc, le silence ondulatoire pour ce qui est de l’arsenal électromagnétique neutralisant ou pilotant le missile – sans parler du secret d’organisation, nécessaire et aux préparatifs de l’impact et aux flots de phrases que débondera le coup sans phrase de la bombe : l’élément vital de toute bombe touche au tympan de l’oreille humaine. Cette règle élémentaire du vieux métier de boutefeu, la révolution électronique n’aura même eu de cesse de la renforcer. L’arme la plus bruyante de toute l’histoire de la guerre exige en effet, pour son maniement efficace, un personnel qualifié d’athlètes du silence : bonnes oreilles de l’artilleur évaluant la portée de pièces placées loin au-delà de son horizon, bonnes oreilles de tous les opérateurs épiant le coup à venir, bonnes oreilles du renseignement auscultant les conversations et les messageries. À une bombe ou à une torpille il ne faut pas moins de silence qu’à une conjuration. Vertu éminente de la taupe, le noble animal qui sert d’emblème éponyme au premier grand roman de John Le Carré.