Sinistre jubilé

Méconnaissable, il l’est devenu en peu de temps, le président. Ce ton de jovialité permanente qui tranchait aussi bien par son affectation de désinvolture, par l’exception louable de cet effort de légèreté au sein d’une classe politique plus portée vers le masque toujours exaspéré de Poutine que vers celui toujours hilare de Tony Blair ; cet œil toujours au bord du pétillement, invitant à la détente, au bon mot, au verre pris sur le zinc ; ce ton de pince-sans-rire apte à la gouaille : cette silhouette de notable bon enfant a disparu. Celle qui lui succède ne laisse pas d’intriguer : après la bonne franquette, le blues, la berne, la bile. Les rumeurs de commères des journalistes qui commentent les habits neufs du président Hollande – le nouveau look du pouvoir, sa plainte discrète mais insistante – invoquent la catastrophe du leadership, les sondages. Soit ; mais il faut aussi parier que ce masque du pouvoir consterné ne représente pas seulement ses états d’âme de capitaine impopulaire, la passivité souffrante du mal-aimé de service, et qu’il en commente aussi les actes, l’activité calculée, les intentions perplexes. Comme sur la scène du théâtre , le Masque n’a pas tant pour fonction mélodramatique de cacher le visage du comédien que d’enseigner à temps au public, dès le début de l’intrigue, la série des actes plausibles de la part de qui incarne tel rôle, ou tel autre : le Preux, le Traître, le Fantôme, la Courtisane – toutes positions et professions constantes dans un récit rendu intelligible du fait que seules les péripéties en forment le moment de variation, d’inattendu, de pathétique. Les personnages, quant à eux, ne souffrent que de vivre dans un monde qui change : eux, le Masque le souligne, ne changent pas, ne changent jamais. Essence de la tragédie, grecque ou nippone. Raide et lent, ennuyeux, le Masque – brève et fluide, palpitante, la tragédie. Immobile, le caractère – électrique, l'anecdote.
 

 
Errata mea, culpa nostra
 
« Les Vingt-Sept », ai-je écrit dans le billet d’avant-hier, oubliant la République de Croatie qui, entrée dans l’Union européenne le 1er juillet dernier, en devenait ainsi le vingt-huitième membre actif.
Méditant sur les raisons possibles de cette inattention et sur les moyens d’en prévenir d’autres du même acabit, ou même de moins vénielles, il me vient que l’injuste soustraction ainsi commise coïncide avec une injuste addition. La nuit dernière, après un bref suspense, les négociations sur le nucléaire iranien ont à nouveau achoppé. Rendez-vous fut pris pour le mois de décembre.
 
Parcourant les manchettes de la presse qui se juge autorisée à évaluer en connaissance de cause l’attitude de la diplomatie française – plus « dure » que de raison, répètent les fiers échotiers –, je remarque l’événement à demi-caché dans le non-événement de la suspension des tractations qui durent depuis dix ans : font partie des puissances en palabres et la République française, représentée par Laurent Fabius, et l’Union européenne, représentée par Catherine Ashton.
 
Je ne suis donc pas le seul à cafouiller, et les transitions que nous traversons mettent la logique, le langage et le monde à épreuve de plus en plus plus rude : face à la République islamique d’Iran, chaque État européen ne compte donc pas pour un, mais pour 1 + 1/28, tandis que la République fédérale des États-Unis (51 États) ou la fédération de Russie valent chacune une voix et une seule. À moins que je me trompe et qu’en fait la fraction vaille multiplication : qu’il faille ajouter au solde positif de l’Union européenne les 28 voix des 28 membres du club, et que madame Ashton ne s’imagine parler au nom de 29 unités politiques ? 1 point pour l’Union + 28 points, si du moins l’on raisonne comme certains des amis d’Alice au pays des merveilles, ou comme le Vatican, dont le chef, élu par quelques dizaines de cardinaux, parle, dit-on, au nom d’un milliard de chrétiens.
 
 
Noire Pierre noire
 
Si la tension qui gagne le théâtre de la grande guerre proche- et moyen-orientale augmente tant depuis quelques semaines, elle le doit à la simultanéité désormais patente des scénarios qu’il abrite. Ils se rapprochent de leur point de syntonie, le plus périlleux pour la suite du drame en cours. Simultanément, l’ASL syrienne perd du terrain et des forces dans ses propres enclaves, autour d’Alep ; l’Iran, qui appuie massivement le régime d’Assad, réussit sa campagne internationale auprès de l’opinion occidentale, avec laquelle Israël, désormais, multiplie sans fard les risques de rupture sur la question des colonies cisjordaniennes.
 
Cette énumération de situations ponctuelles ne doit pas tromper : elle décrit en réalité un seul et même emboîtement de sous-systèmes conflictuels, au sens où un unique incendie peut compter, et compte souvent plusieurs départs de feu, autant de foyers cause et effet d’un embrasement fragmenté oscillant à tout instant soit vers plus de fragmentation soit vers plus de volume et de combustion. Le palier atteint la semaine dernière, à l’occasion du report des négociations de Genève sur le nucléaire iranien, nous tient en haleine pour une raison précise : chacun des départs de feu de la guerre proche- et moyen-orientale atteint en même temps que les autres son point de bascule.
 
 
En Syrie, la base d’Alep se trouve désormais sur la défensive, et la reprise de la ville – la vieille cité a brûlé sous les bombardements – n’aurait de signification que sinistre pour la résistance à Assad. Les frontières jusque-là poreuses (Turquie, Liban) se transformeraient en murailles hostiles, dispositif d’encerclement qui inverserait la cinétique, les lignes de fuite du conflit jusque-là orientées vers la régionalisation équivoque de la guerre civile. Une défaite de l’ASL à Alep ne pourrait être stratégiquement « compensée » que par un déplacement géographique signifiant nouvelle intensification de la guerre régionale – l’entrée en guerre ouverte des factions adverses dans la nasse libanaise, où l’on vit déjà depuis des mois sur le pied de guerre. Qu’on nous pardonne ce raisonnement glaçant – sur le théâtre des guerres internationales, il n’y en a pas d’autre possible.


Après le Léviathan
 
 
La philosophie du politique a toujours fait large place au règne animal. Mises bout à bout en partant de la haute Antiquité, ses fables, ses allégories, ses analogies composeraient un opulent bestiaire, auquel l’époque contemporaine, en dépit de ses langages moins volontiers figuratifs, contribue autant que les temps passés. La puissance mimétique du masque découverte par les sociétés archaïques s’est ainsi conservée après la découverte de l’écriture et d’autres outils de la communication abstraite. Un des exemples les plus fameux en est resté le frontispice choisi par l’éditeur anglais du Léviathan de Hobbes (1651) : sous la citation en latin d'un verset du chapitre 41 du livre de Job, il fait figurer un monarque imaginaire (il s’agit du monarque idéal tel que décrit par l’auteur). Représenté comme un géant à visage on ne peut plus humain, le souverain couronné brandit de la main droite un glaive de preux, de la main gauche une crosse épiscopale. Il surplombe un vaste paysage : au pied d’une chaîne de collines, une cité opulente, au centre d’une contrée qu’occupent sous sa protection bourgs, villages et paroisses. La particularité du monarque – ce qui le distingue de toutes les images ordinaires du souverain absolu – ne tient pas qu’à sa taille disproportionnée : son corps se compose d’un fourmillement d’homoncules rangés comme des instruments forment un orchestre. L’artifice rappelle, si l’on veut, celui des tableaux d’Arcimboldo – à ceci près qu’il s’agit, pour donner corps au corps du souverain, de rassembler non une diversité, mais une collectivité uniforme de petits hommes aussi indistincts que les fourmis d’une fourmilière (comparaison chère à Campanella) ou les abeilles d’un essaim (image chère à Mandeville). Le graveur illustrait ainsi le théorème juridique auquel Ernst Kantorowicz donnera sa formulation la plus élégante : Les deux corps du roi. Manière frappante de dénoter la fonction symbolique du pouvoir : bien qu’invisible (sinon par le biais métaphorique ou allégorique), son corps à lui, quel que soit le régime considéré, n’a pas moins de réalité ni moins de finalités que le corps individuel de chacun des membres de la cité. Comme si, aujourd’hui comme hier,  il fallait décidément en passer par le fabuleux pour faire entendre l’essence intime du pouvoir, ses arcanes, ses prestiges : connaître le simulacre par le simulacre, et par lui seul.