Inquisition et langue de bois
 
Les sociétés pacifistes comme les nôtres ne rationalisent pas les périodes de guerre comme leurs aînées, les sociétés belliqueuses, elles renoncent même, peu à peu, à les comprendre. Elles peuvent donc encore moins se demander ce que signifient la rémanence de la guerre et ses transformations, aussi évidentes soient-elles. Nous redoutons le démenti sans phrase infligé par les faits à nos convictions, nous éludons le moment pourtant inéluctable où il faudra nous interroger avec plus de lucidité. Favorise ce moment salutaire de réflexion sans complaisance le curieux contraste que présentent désormais le discours des gouvernements menant « la guerre au terrorisme » et la réalité qui les occupe mais qu’ils taisent : de l’Afrique sahélienne à l’Asie subhimalayenne et indonésienne, en passant par le Moyen et le Proche-Orient, se dessine un arc continu de foyers de terrorismes interactifs – se signalant tous par leur retraitement islamiste ultra de l’islam. Situation qui, pour tout esprit épris de lucidité, s’aggrave d’abord et surtout de par l’obscurité de la langue de bois utilisée pour l’évoquer et la décrire ; situation qui commande qu’on l’aborde et la pense sans cette novlangue et ses -ismes. (Oublions même, par souci de rigueur dans le raisonnement ici envisagé, que la formule en vogue de « guerre au terrorisme », que sa généralité rend pire que creuse, oublions que ce slogan se fonde de plus sur le mensonge commis avec méthode par un ministre de G. W. Bush, Colin Powell, devant l’assemblée générale des Nations unies : même sans le prétexte de la guerre préventive à l’Irak qui ne possédait pas les armes de destruction massive alléguées et même sans les effets de cette guerre dans tout le Moyen-Orient, l’insertion croissante de groupes terroristes dans le réel géopolitique transcontinental fait évidence – évidence qu’aucun esprit rassis et de bonne foi ne songera à nier ni à « relativiser ».)
 
Mais comment nous purger des -ismes qui paralysent la réflexion et stimulent la paresse en substituant des étiquettes de pacotille au nom véritable des choses, le véritable outil de leur intelligence ? En remarquant, pour commencer, que l’islamisme ultra, en mettant les musulmans dans l’obligation fort désagréable de se démarquer de cette version hard et sanglante de leur doctrine, nous ramène à une scène connue de l’histoire des religions révélées et de leur institution en corps constitués (nation, église visible ou invisible, confrérie ou secte – peu importe ici le support de la révélation du dieu unique puisque l’événement se sera répété sans exception : tout corps ainsi constitué au nom du dieu unique et révélé aura revendiqué la possession exclusive de la vérité du divin et réclamé ainsi légitimité inconditionnelle à gouverner – gouverner qui ? les consciences et leurs sphères d’existence dans le monde). L’islam, dans cette perspective, n’échappe pas à cette règle anthropologique : du vivant même de son fondateur, il se définit comme la « dernière des religions révélées », ce qui le place, de fait, à côté des deux autres et avec elles (ses rivales théologiques explicites), en opposition à tous les polythéismes et athéismes connus par l’humanité religieuse. Depuis la Rome ancienne, cette pratique institutionnelle du gouvernement doctrinal et dogmatique des consciences porte un nom bien précis : théologie politique. L’islamisme ultra opère comme une Inquisition – et relève, pour cette raison, du domaine de la théologie politique : il n’est pas fatal qu’elle réclame la totalité du gouvernement, mais cette prétention ne lui est pas non plus foncièrement étrangère.
 
 
Méditation quantique (2)
 
I
 
Une formule qui fait mouche et survit à sa mode témoigne d’une intuition marquante, remarquée, partagée – elle entre pour longtemps au patrimoine du sens commun. Ainsi du « village planétaire » cher à Marshall MacLuhan, image familière à deux ou trois générations – jusqu’à ce que viennent la concurrencer les leitmotive de la « mondialisation ». Un même fil les relie, que l’on remonte sans peine vers un passé bien plus lointain : l’ancêtre en droite ligne du « village planétaire », c’est l’île de Robinson Crusoé, qui, dès les préliminaires du livre I du Capital, joue un rôle crucial dans la description de l’échelle désormais internationale de la division du travail et du cycle de la forme-valeur. Par le contraste ingénieux de sa fiction exotique, la contre-utopie de Daniel Defoe enseignait le Nouveau Monde né des grandes découvertes, sa réalité aussi inconnue qu’auparavant celle de la Chine impériale et close visitée par Marco Polo : les sociétés humaines perdent leur allure d’îles plus ou moins clivées et disséminées, pour ne plus former qu’un unique archipel, vaste et continu comme le genre humain sauvage et civilisé que populariseront les traités de Rousseau et de Humboldt. Dit en termes plus systémiques : l’espèce humaine, homo sapiens essaim jusque-là diffracté en des espaces-temps peu ou pas interactifs, se centrerait en un seul espace-temps homogène et coordonné. Robinson le migrant rescapé et Vendredi l’autochtone innocent, ou x milliards d’humains nés libres et égaux, qu’importe le nombre ? – pour Defoe et ses disciples, un fait primordial détache le Nouveau Monde de toutes ses formes antérieures, à savoir sa qualité de continuum spatio-temporel parfait. Sa forme géométrique (son idéale rotondité de sphère), ou géographique (la dualité géologique élémentaire des continents et des océans), ou anthropologique (l’interaction continue des cultures locales sous un même dénominateur ethnologique commun, l’observateur occidental) et son régime astronomique (le système héliocentrique et géodésique) ne se laissent plus dissocier, convergent vers le même moment, la même époque : le Nouveau Monde tel qu’en lui-même.
 
Proposition réciproque : ce qu’on appelle « Nouveau Monde » résulte désormais de la composition nécessaire et suffisante de ces quatre systèmes en une seule structure simplifiée : planète copernicienne il y a (géométrie et astronomie), comme il y a un seul village sur elle (l’île habitée par Crusoé, archétype et emblème littéraire des milliards d’humains dispersés sur les continents comme ils se succèdent de génération en génération depuis la stabilisation ontologique de l’homo sapiens). Une sorte de pythagorisme bienveillant baigne cette vision : le Nombre et ses incarnations isonomiques commandent toutes les modalités du vivant. Que de cercles et de cycles, d’ailleurs, dans cette nouvelle Cité du Soleil réglée comme une horloge ! Tout aura donc fini par s’emboîter comme par conformité à quelque Nombre parfait : les planètes en révolution constante autour de l’étoile solaire et nourricière, le genre humain unifié en fraternité œcuménique, sur cette boule de terre et d’eau, par l’extension universelle de l’échange en marché – « mondial ». Grâce à Robinson, le monde a retrouvé un axe, le sens de l’orientation et celui de ses échelles de grandeur concentriques. Même pédagogie que chez Swift et son héros Gulliver : entre l’infiniment petit et l’infiniment grand, le voyageur, muni d’un microscope et d’un télescope, maîtrise les focales et, d’un champ à l’autre, se joue des déformations de perspective et de parallaxe liées aux progrès mêmes de l’optique. La mesure du monde se précise à ces deux horizons du subliminal et de l’immonde, mais aussi la conscience ironique des erreurs et des illusions nées de l’usage de ses instruments même. La métrique devient infinitésimale, adopte les nombres irrationnels, le principe d’incertitude niché en elle la pondérera bientôt en toutes lettres.
 
Après le Léviathan (13) : la domination unaire
 
Les spécialistes de l’étude du milieu intellectuel forment eux-mêmes, dans cet ensemble à peine définissable, un milieu restreint. Et leur spécialité, à son tour, admet des subdivisions : par période, par pays, par allégeance religieuse ou politique…, autant de sous-espèces multiples dans une nomenclature aux prémisses branlantes puisque, depuis la fin de l’Ancien Régime, la condition d’intellectuel résulte non pas d’un statut ou d’une fonction (clerc ou mandarin), mais d’un simple jugement de valeur, auquel la concurrence entre les milieux et celle entre intellectuels empêchent d’adhérer ou de résister avec sincérité (le label se décernant par cooptation sans règle du jeu, le jugement qui recrute ou exclut reste arbitraire, comme toute échelle des mérites). Charme obscur des sociétés ouvertes : hostiles à tout traditionalisme farouche des métiers et des conditions, elles ne prétendent pas à des vérités normatives sur elles-mêmes, ce qui garantit la part de liberté et de nouveauté promise aux individus qui y vivent et qui peuvent, de plus, mieux agir sur leur sort que ne le permettaient les sociétés closes. Mais cette relative mobilité des acteurs se paie d’une indétermination corrélative du sens des phrases qu’ils échangent, aggravant le vague des mots qu’ils utilisent. Plus leur valeur d’échange augmente, plus diminue leur valeur d’usage. Les discours flottent, la propagande s’insinue partout, parce que les interlocuteurs occupent désormais non pas une position dans l’ensemble, mais plusieurs, et mal délimitées. Toute société ouverte procède donc aussi comme une société aléatoire : dans l’espace public, les experts et l’opinion se rencontrent à égalité formelle d’influence. Le vide oppressant qui résulte de cette construction n’indique que le lourd prix à payer pour réduire les incertitudes liées au fait brut de cette forme d’existence équivoque. Ce qui, pour les uns, vaut barrière, pour les autres vaut niveau.
 
On doit pourtant admettre l’existence d’une lacune dans la sociologie du milieu intellectuel, et par conséquent en interroger la signification possible d’anomalie (ce qui fait exception dans une classification la met par là-même tout entière en question) : en France, berceau du milieu intellectuel Nouveau Régime (« le successeur de Louis XIV », disait Daniel Halévy, « ne s’appelle pas Louis XV, mais Voltaire »), il est, dans l’ensemble de ce milieu, un sous-système passé inaperçu, celui des intellectuels dans l’œuvre desquels on chercherait en vain une quelconque trace explicite de l’époque totalitaire. Et puisqu’on repère ici l’exception d’un système, un seul nom suffira à illustrer la question à construire, celui de Michel Foucault. S’agissant des mouvements et des régimes totalitaires, son œuvre aura observé un silence remarquable (encore que peu remarqué) si on la mesure à sa propre intention, la « généalogie » de la domination. Ce nom propre, le nom de Foucault, vaudra, dans ce qui suit, pour ceux des théoriciens du Pouvoir dont la forme concentrationnaire et exterminatrice, à l’échelle eurasiatique, au XXe siècle, semble avoir, de près ou de loin, laissé leur inspiration indifférente ou muette.


Une mosquée, un lapsus
 
Comme il se doit, le jour où les bourreaux d’Hervé Gourdel diffusèrent l’annonce de sa mise à mort et les images du supplice, les journalistes sollicitèrent aussitôt quelques mots de Dalil Boubakeur, recteur de la Grande Mosquée de Paris, président réélu du Conseil français du culte musulman, médecin de profession, trilingue confirmé, diplômé de l’université al-Azhar, en Égypte, et docteur honoris causa de l’université musulmane de Zitouna, en Tunisie. Sous le choc de l’information, l’homme cherchait ses mots, affrontant la sommation de la caméra braquée sur lui. On patientait, ils venaient avec difficulté. Je n’ai pas sous les yeux le texte littéral de la longue phrase hachée et arrachée à ce dignitaire érudit et respecté, âgé de soixante-quatorze ans et plus. Je ne me souviens que des mots clefs de la laborieuse déclaration (« … effroi… compassion… »), et surtout du dernier : « dissociation », qui n’a, dans le contexte, aucun sens – sauf à y entendre le barbarisme et le lapsus que le vénérable théologien venait de commettre. Cherchant à souligner que la communauté religieuse qu’il représente se désolidarise des assassins agissant au nom de l’islam, il s’agrippa au vague premier mot utilisable qui lui venait dans cette intention, et dans cette situation délicate : il lui tenait à cœur de dire qu’il n’y a pas de quelconque société possible avec le crime organisé, quelques motifs qu’il allègue.
 
L’homme à qui les journalistes venaient d’extorquer le service minimum prévu par ses fonctions de haut responsable religieux rappelle le parlementaire autrichien qui, au moment d’ouvrir une session de la Chambre qu’il préside, déclare aux élus rassemblés en corps dans l’hémicycle : « Messieurs, la séance est levée » (épisode rapporté par un spécialiste reconnu de l’acte manqué, le docteur Sigmund Freud). Le recteur Boubakeur n’avait pas la tâche aussi facile que le notable de Cacanie. Il lui incombait, non la mécanique d’un rite institutionnel des plus banal, mais la responsabilité personnelle et politique d’un geste stratégique. On ne risque pas la surinterprétation si l’on discerne, dans l’image malheureuse de la « dissociation » invoquée dans l’improvisation et le désarroi, l’effet verbal direct de la collision de deux idées distinctes, corrélées à des ordres distincts de réalité. L’une, à l’évidence, répond à l’émotion : né en Algérie, le recteur associe, dans l’information qui « tombe » – le meurtre d’Hervé Gourdel, maillon dans la guerre arabo-arabe du Proche- et du Moyen-Orient –, le recteur associe ce nouveau meurtre à sa propre mémoire de l’affreuse et récente guerre civile algérienne, où, dix ans durant, s’affrontèrent les maquis dits salafistes et les forces militaires du régime. L’autre idée ne sollicite pas  la mémoire, mais la perception : comme tant d’autres dignitaires musulmans de par le monde, le recteur Boubakeur se demande in petto, et depuis des années, jusqu’où l’islamisme ultra pourra exploiter comme il l’entend la tradition de l’islam et des quatre djihad. Question tragique, que reconnaissent sans hésiter les juifs et les chrétiens de bonne volonté, eux qui, jadis, eurent aussi leurs zélotes redoutables (des implacables chasseurs d’hérésies arienne et cathare aux irrédentistes et sicaires anti-pharisiens décrits par Flavius Josèphe dans La Guerre des Juifs). Qui ne comprendrait la perplexité du recteur ! Comme tous les musulmans, et comme les juifs et les chrétiens par le passé, il lui  faut réfléchir aux outils à inventer en vue de la sécularisation des sociétés musulmanes, et il lui faut œuvrer dans ce sens avec le seul appui d’une seule certitude : l’islamisme ultra ne reculera et ne dépérira qu’à la condition de cette urgente sécularisation de la religion islamique et de sa prise efficace sur les consciences (il y a urgence, quand bien même l’effet de cette réforme ne saurait, de par sa nature, s’imposer que dans le long terme). Urgence et mutation d’autant plus délicates qu’elles ne peuvent s’appuyer sur aucun précédent : au monde juif, il aura fallu attendre, face à la menace de l’antisémitisme de masse, l’invention d’une religion politique, le sionisme herzlien, pour penser une normalité juive non religieuse ; quant à la chrétienté, elle n’a survécu à ses guerres de religion qu’en admettant, non sans réticences répétées et amères, les laïcs à responsabilité égale avec les clercs dans le gouvernement de la cité. À l’islam, qui se définit lui-même comme la troisième et « ultime » des religions révélées, l’heure de vérité qu’est l’épreuve pour le moins complexe de la sécularisation n’approche pas, tant s’en faut, sous de meilleurs auspices.
 
Ebola et le FMI
 
Dans les premiers jours d’octobre, le FMI émettait un de ces édifiants bulletins périodiques qu’il consacre à l’état du monde – billet trompe-la-faim et pain béni des sciences de la Communication qui, à l’usage didactique de leurs étudiants, y trouvent en outre l’échantillon idéal d’une littérature de chancellerie à taux d’utilité stratégique élevé, celle destinée par des Experts à l’Opinion comme Rome envoie ses bulles urbi et orbi. Rien ne distinguait ce commentaire de ses semblables, sauf à noter que, pour la première fois, ces distingués écrivains de la Pompe à Phynances, parmi les causes aggravantes du désordre de l’économie-monde, mentionnaient au passage un fardeau supplémentaire, Ebola et les coûts prévisibles des interventions prévues au programme des autorités sanitaires. Remercions-les, en cet exorde, de nous enseigner que coûte cher ce qui coûte cher.
 
Autant leur remarque, en effet, paraît frappée au coin du bon sens le plus solide, autant elle-même frappe, ou glace, pour ce qu’elle révèle, à l’occasion et à son insu, du délabrement intestin de la pensée économique. Car elle y fait la confidence de son impensé, elle avoue l’impensable irréductible de ses raisonnements de Haute Autorité bancaire, à savoir  – mais nous le savions déjà – que nous vivons à l’ère de « l’aile de papillon » – l’image si prisée, depuis des décennies, par les philosophies populaires de l’implosion et de la contamination généralisée des causes et des effets de l’agir humain. Aucune tête bien faite ne contestera le pronostic de la Banque-monde (plutôt s’alarmerait-on si elle choisissait de taire et son inquiétude et le courroux du virus). Toute tête bien faite discernera même, et sans difficulté, d’autres et nombreuses causes possibles voire probables de dépense improductive ou ruineuse, recensées ou non recensées par les techniciens budgétaires – car toute tête de cette sorte sait ce que budget (« escarcelle ») veut dire : le Chancelier de l’Échiquier, depuis des siècles le surintendant de la Couronne britannique, y présente au Parliament l’état annuel des comptes du royaume, leur balance, comme on disait dans la langue des premiers cambistes opérant sur les marchés du dernier Moyen Âge. Les ordinateurs du budget du Monde veulent évaluer le coût de la mort pour cause d'épidémie virale ? Ceux des compagnies d'assurance connaissent bien ces plans sur la comète des joueurs de loto. Quant à nous, théorisons, de l’image passons à la fonction, je veux dire à sa panne : plus la pensée économique s’est orientée vers une économie générale, plus elle est entrée dans le champ incertain et l’époque indéterministe de l’aile de papillon, et plus elle bavarde en vieille folle insane sur la « crise ».
 
Méditation quantique (3)
 
Ceux qui évoquent la « révolution néolithique » ne flattent pas la mode des inflations de la Révolution, ils montrent une gerbe d’événements survenus il y a quelque six mille ans sur notre continent eurasiatique (sans préjudice d’autres possibles foyers de la même conjoncture). Dans cet ensemble de nouveautés diverses qui confirment l’hominisation et affectent l’humanisation – l’écriture, l’agriculture… –, comment penserait-on chacune d’elles à part sans mettre aussitôt en évidence ses articulations avec les autres, bien que leur composition et leurs connexions aient sans doute suivi des voies et des séquences différentes selon les cas. Leur convergence et, là où cette conjonction se produit, l’identité finale de leurs effets indiquent en revanche que la diversité des circonstances n’aura pas empêché qu’advienne une époque, de valeur universelle : à l’échelle des peuples alors disséminés, la répétition généralisée de quelques circonstances, aussi décisives que, par exemple, dans l’ordre biologique, une mutation, ou dans l’ordre géologique, une réaction thermique en zone volcanique, met l’intelligence, sans contredit possible, devant un paquet ou un faisceau d’événements du coup indissociables.
 
Pour l’espèce humaine, la « révolution néolithique » fait époque parce qu’on ne peut en aucun cas penser séparément des nouveautés aussi riches de conséquences que, entre autres, la transposition de séquences gestuelles et rituelles en langages transmissibles, traductibles, et en inscriptions durables, ou la découverte, parmi les usages du feu, de la métallurgie, ou la sédentarisation définitive sur les lieux du stockage des produits de l’agriculture, ou les prodromes d’un déclin du totémisme devant des systèmes d’autorité plus abstraits… Qui reconstruit les enchaînements menant de chacune de ces nouveautés spécifiées à ses conséquences directes et à leur ensemble (sa genèse et sa stabilisation) se donne les moyens les plus fiables de conceptualiser l’époque néolithique. Il se donne aussi les moyens rigoureux, au-delà du type anthropologique ainsi obtenu – une époque –, de construire d’autres types, d’autres époques de puissance conceptuelle approchée parce que dérivés de la même règle distinctive et de la même méthode typologique : dans des paquets d’événements, repérer les événements les plus attracteurs (en excluant tous les autres, comme s’ils n’avaient pas été) et interroger leurs possibles interactions, en isolant les plus pertinentes. On explore ainsi un domaine construit de la même manière que les champs des physiciens ou des biologistes, soucieux de faire parler les faits avant de construire leurs classifications – et d’y réintroduire les événements anecdotiques dont ils avaient commencé par suspendre la réalité. Sans extraire l’existence humaine de sa durée et de sa continuité, on s’éloigne ainsi des modèles théologiques ou téléologiques de l’histoire universelle : plus on se rapproche de l’histoire de la nature, et moins on subit les perspectives déformantes et les effets mythologiques de l’inévitable anthropomorphisme des philosophes et des poètes.
 
Retours sur la Grande Guerre (12) : la puissance désenchantée
 
Le XIXe siècle aura mis longtemps à passer. « C’était vraiment la fin du XIXe siècle», note G.-H. Soutou pour qualifier la manière rogue des États-Unis et de l’URSS quand, en novembre 1956, ils contraignent les gouvernements français et anglais à renoncer à contrôler le canal de Suez, et appuient Nasser qui défiait les deux vieilles puissances coloniales, dès lors désavouées sans complaisance par les deux « Grands ». Quand les historiens recherchent les traits distinctifs d’une époque, ils pratiquent volontiers ce contraste impressionniste du rappel de couleur intempestive : en pleine guerre froide, un fiasco néocolonial raye la toile, comme un déjà-vu (et l’effendi perd la face au Caire). Dans le même bref espace-temps, des grandes puissances essoufflées évacuent la scène, d’autres, plus robustes, se substituent à elles, le tiers-monde surgit et fait la martingale en raflant la mise : une telle situation n’a-t-elle qu’une signification ? Impossible ! Elle en a, comme on voit, au moins trois – plus quelques autres, encore cachées dans le rébus.
Cette manière alerte de suggérer comment se chevauchent les époques, comment elles parasitent ainsi les horizons d’attente qu’elles-mêmes inspirent aux protagonistes, donne aux historiens, à ceux du moins qui refusent toute téléologie d’un Plan historique, un de leurs outils de prédilection : montrer comment, dans chaque époque, font toujours intrusion d’autres époques, et comment cet enchevêtrement commande l’agir et limite sa rationalité. Vieille histoire que celle du nœud gordien. Toute grande puissance en rencontre toujours une autre qui lui ressemble : or cet autre n’est son double qu’en apparence, et cette illusion, ce  mirage narcissique, ne cessera qu’après la fin du conflit. En attendant le dénouement du duel, les duellistes, faut-il croire, se trompent d’époque, du moins agissent-ils comme s’ils se trompaient d’époque : au milieu du XXe siècle, Anglais et Français vivent et pensent encore comme au XIXe.
 
Obéissant à la même intention de désenchanter l’intelligence de l’histoire, cet exorde d’un billet de Raymond Aron, en septembre 1947, quand la grande querelle du plan Marshall agite déjà la France, avec, en entame,  une citation provocante: « “Maintenant il nous faut apprendre à vivre en nation de second ordre.” La vérité de ce mot que l’on prête à Paul Cambon, au lendemain de la victoire de 1919, fut voilée, pendant vingt ans, par des circonstances accidentelles, abstention de la Russie soviétique et isolement des États-Unis ; elle est aujourd’hui éclatante. » La technique du contraste, rude mais non ironique, produit ici une tension plus forte encore que celle ménagée par la plume de Soutou, puisque R. Aron place deux contretemps différents dans une seule perspective : Cambon, diplomate français âgé de 75 ans en 1919, réalise dans le premier immédiat après-guerre que la victoire française de 1918 vaut en réalité perte de puissance dans le concert des nations – et Raymond Aron, dans le second après-guerre, revient sur ce diagnostic pour en faire le modèle du sien propre (qui est le même que celui de Cambon), quelque trente ans plus tard. Là encore, l’esprit évite l’illusion s’il sait discerner des dissonances d’époque à l’œuvre dans le même événement : pour Cambon, la Conférence de la paix, ses trompe-l’œil, sa cacophonie, l’absence de toute vision générale d’un retour à l’équilibre des puissances (clef géopolitique du XIXe siècle et des deux précédents), l’entrée des États-Unis dans le jeu européen de toutes manières perturbé par l’événement révolutionnaire russe étendu à l’Europe centrale – cette prolongation de la guerre dans le désordre des guerres civiles de l’après-guerre, ce renversement des logiques les mieux établies (gagner la guerre – perdre la paix) annoncent le siècle nouveau qui commence. Et pour Aron, on ne peut comprendre le second après-guerre qu’en revenant sur le premier, tel qu’analysé par un de ses acteurs les plus lucides. Thèse : quant à la situation de la France, ses deux après-guerres semblent consonner, or, en perspective plus profonde (non pas française, mais internationale), cette similitude révèle une dissonance. Comment l’entendre ?
Diplomatie scandinave
 
En faisant part, début octobre, de son intention de reconnaître l’« État palestinien », le gouvernement suédois honorait une tradition bien connue de sa diplomatie : présenter sa candidature à des missions délicates ou hors normes, et, le cas échéant, le moment venu, passer à l’acte. Cette spécialité suédoise, établie depuis un siècle en constante officieuse des relations internationales, produit à l’occasion des hommes d’exception, comme le consul Raoul Nordling ou le secrétaire général des Nations unies Dag Hammarskjöld. On a donc toutes raisons sérieuses de se demander à quelles considérations répond l’initiative du Premier ministre Stefan Löfven.
 
Comment, d’abord, en décrire le contexte général ? Entre Israéliens et Palestiniens, l’échec criant et répété des dernières tentatives d’intercession américaine en date ; l’internationalisation lente mais continue de la guerre arabo-arabe, maintenant en région syro-irakienne, le long de la frontière turque ; l’extension accélérée des colonies israéliennes en Cisjordanie – ces trois facteurs ont dû avant tout autre beaucoup peser dans la décision suédoise (une décision quelque peu indécise). Car toute tête bien faite sait que la « question palestinienne » a perdu autant d’intensité géopolitique qu’en a proportionnellement et simultanément cristallisé la guerre arabo-arabe (guerre elle-même inscrite dans un espace-temps encore plus vaste) : tout ce que la « question palestinienne » focalisait de clivages à la fois locaux (le conflit israélo-arabe), régionaux (le clivage des organisations palestiniennes selon leur allégeance syrienne, iranienne ou égyptienne) et propagandaires (la « guerre au terrorisme », la « guerre contre les sionistes et les croisés »), tout ce vieux complexe de haute conflictualité permanente s’est déplacé en juillet dernier vers le front de guerre et d’extermination créé par l’EIIL fonçant vers Mossoul et ravageant le nord de l’Irak.
 

La Suède tente donc une sorte de baroud d’honneur, en rejouant aujourd’hui la carte du statut d’« État observateur » aux Nations unies reconnu à l’Autorité palestinienne en novembre 2012. Calcul tout à fait admissible et intelligible si l’on s’en tient à la logique antérieure de cette promotion nominale de l’Autorité palestinienne (un « État observateur » fait présager d’un État tout court) ; calcul pour le moins hasardeux si, en revanche, on le pense dans sa nouvelle donne, la guerre transnationale ouverte en cours au Moyen-Orient. Dans cette perspective, on se demandera donc, non pas ce que veut la Suède aujourd’hui, mais pourquoi elle n’a pas tenté cette démarche dès l’hiver 2012-13, battant le fer tant qu’il était chaud. La réponse tient sans doute dans la logique de la tradition suédoise : une diplomatie officieuse présente certains avantages (l’originalité éventuelle de son style, l’imprévu relatif de ses initiatives), mais non sans de certains handicaps corrélatifs (le contretemps structurel de ses « coups » atypiques, joués hors jeu). Au bridge, le brio d’un joueur ou d’une équipe ne peut pas non plus longtemps compenser une absence de bonnes cartes en main. On ne bluffe pas comme au poker. Les deux sports s’excluent l’un l’autre, et il n’y en a pas de troisième.