Coup de cœur 9, Jeunesse d’un couple
 
                       
Les trois « J »
 
Jeunesse. Quand le concept de jeunesse est limité par une finition ou enfermé dans une définition, il perd de sa saveur. La jeunesse est ici décrite longuement, comme en un journal. Jeunesse d’un couple dont le premier fils porte actuellement quelque quatre vingts ans.
La jeunesse se mesure-t-elle seulement à l’aune de l’inconscience ? Faudrait-il imaginer la jeunesse sage et la jeunesse folle, affranchie de la vigilance ? La sage dépendrait des responsabilités des adultes et n’engagerait pas la vie d’enfants nombreux. L’affranchie, elle, ne serait pas comprise par les parents bourgeois ni ne les comprendrait, toute tendue qu’elle serait vers la réalisation du bonheur. Rêve jamais assouvi et simultanément abondance de cette bénédiction.
Comment ? Passer de l’aisance citadine hollandaise à la pauvreté paysanne française, sans préparations, uniquement par choix, mais un choix sans retour qui exigera vaillance et persévérance. Choix ou dépit après la mise au chômage brutale du jeune et brillant époux. Enthousiasme de deux jeunes parents, sûrs de l’avenir, ou plutôt désireux de le fabriquer. Protestants, ils jalonnent leur route par la prise en mains des imprévus et des difficultés, et par une ingéniosité qui n’a d’égale que leur fécondité - la contraception n’existait pas à cette époque. Leurs jalons, quelquefois imprudents, adapteront leurs dix enfants aux surprises de la vie et au quotidien de la Résistance.
 
Journal colligé sur onze ans. L’enfant observateur, fils de son père et de sa mère, raconte l’insertion de sa famille dans un nouveau pays, choisi par eux dans l’entre deux guerres, la France. Ils arrivent des Pays-Bas, très proches de l’Allemagne, l’ennemie de la Première Guerre Mondiale dans la mémoire collective. Là, à cause de leur langue, ils se heurtent à la méfiance et même à l’incompréhension. Celle-ci est mutuelle comme le jour où le jeune enfant pensait qu’un garçon se moquait de lui en appelant un fruit du nom d’une couleur, un « marron ».
Ce Journal sera tenu entre 1934 et 1945 en deux lieux de vie. D’abord dans la Somme, pendant quelque six années, où le jeune couple arrivé avec cinq fils et dans l’attente du sixième enfant doit modeler une habitation et un rythme de vie digne de la famille qu’ils veulent être. L’homme jeune est devenu ouvrier agricole ; il sera conforté par les visites de son beau-frère et de son frère, porteurs de victuailles et de friandises bienfaitrices dans la nostalgie de la patrie et à cause de la situation presque misérable. Avec son frère, il inventera un élevage de volailles qui demandera autant de travail mais qui permettra une amélioration du niveau de vie de la famille agrandie. Là, le couple assume sa décision de « devenir Français en France » (p. 119) tout en s’étonnant de la haine et de la violence des discours d’Hitler et de l’accueil très positif que ses diatribes reçoivent.
Le deuxième lieu de vie se trouve dans la banlieue de Rouen à partir de 1940 et jusqu’à la Libération. Lieu dangereux ont prédit les voisins picards. Oui, lieu bien plus proche de Caen et des plages du Débarquement audible au Jour J. Mais Abbeville fut aussi beaucoup meurtrie pendant cette guerre et, pour la famille nombreuse, la Seine et Rouen furent, en quelque sorte, clémentes. Ce Journal apporte une multitude d’événements, petits et grands, sur les prémisses de la fin de la guerre.
 
Journal de l’incorporation de cette famille à la France. La durée en fut peut-être allongée par les circonstances de la montée du nazisme et le soupçon porté sur eux, soupçon dû à leur accent et ils sont parfois, même à l’orée de la Libération, appelés « Boches ». Mais la longueur de cette incorporation fut en quelque sorte raccourcie par la proximité des habitants d’une même région, proximité due à la guerre : les bombardements, l’aide aux fuyards qui essaient de rejoindre la zone sud, la participation à cette exode, la peur vécue ensemble ainsi que l’apprentissage de la vigilance dans leurs comportements et dans la perspicacité devant les espions de la Gestapo. C’est le Journal d’un enfant et adolescent qui s’ouvre à la vie par les saisons de la nature, par les confrontations des humains dans la première partie du Vingtième siècle.
 
Jans, jeune femme hollandaise, aimante et priante. Priante et aimante. La solide calviniste ne cesse de rapporter tout à Dieu et Lui rend grâce à chaque instant, surtout le soir avant de s’endormir, et toujours avec son époux, ou pour lui lorsqu’il est harassé par le travail agricole. Il avait un bureau et une secrétaire lorsqu’il dirigeait une grande entreprise cinématographique à La Haye. Elle avait toujours eu l’eau courante et l’électricité dans sa maison, mais en campagne picarde, aucun signe de tout ce confort. Jans veut devenir Française, mais, dans la France profonde, elle sera longtemps suspectée pour son accent proche du germanique et elle gardera longtemps les traditions des Pays-Bas pour fêter l’importante date de Noël avec ses petits.
Le Journal nous donne de la suivre longtemps, même quand elle se régale de la générosité de son beau-frère, même quand elle est quelque peu énervée par sa sagesse, sa prudence et son savoir-faire.
 
    
 
Après les trois J de Jeunesse, Journal et Jans, voici un Jaillissement de Joie lorsque l’époux et le père, Adriaan, sort de la prison où il est resté six mois à partir de 1942, arrêté par la Gestapo. Il travaillait comme interprète dans un garage occupé par la Kommandantur ; il y était intervenu pour défendre deux ouvriers accusés et avait désigné les officiers coupables. Pour lui, cela procédait de la Justice supérieure à tout malgré le danger imminent.
Jans est là, devant lui. Voilà son plus beau soleil, la source de son allant. Il la prend dans ses bras, la couvre de baisers. L’émotion le bouleverse, une grande chaleur l’envahit. Ils se retrouvent enfin. Après tant de mois de séparation, leur désir explose. Ils se serrent fébrilement l’un contre l’autre à la recherche de la partie d’eux-mêmes qui leur a tant manqué. Quel bonheur !
Après le petit café rituel d’orge grillé dans le bistrot d’en face, quartier général des familles des prisonniers, c’est le retour triomphal à la maison dans la joie et l’enthousiasme. […] les neuf enfants l’accueillent avec des fleurs, des dessins, des bricolages. Des plus petits aux plus grands, ils les ont préparés depuis longtemps, y travaillant avec amour pour ce moment tant attendu.
Les visiteurs affluent […] Adriaan et Jans sont vraiment impressionnés par cette manifestation à laquelle ils ne s’attendaient pas. Qu’ont-ils donc fait de si extraordinaire ? La chaleur de cet accueil leur va droit au cœur. Ils comprennent que, cette fois, les gens les ont adoptés, que la France les a acceptés.
Si Adriaan s’en étonne, Jans est bien moins surprise que lui. Son mari en prison, elle est sortie de sa coquille, […] elle s’est rendue en ville pour de simples démarches, à la mairie, à l’école, à la gendarmerie, puis, de fil en aiguille, pour faire connaissance des parents des camarades de ses fils. Elle a aussi resserré des liens avec Hélène […] qui conduira son amie à aider la Résistance, car Jans, bien que désemparée par l’absence de son mari, est surtout révoltée.  (page 217-219)
 
Aux Éditions Glyphe, en 2010, Abraham de Voogd raconte le couple de ses parents comme une mémoire indispensable due à son père et à sa mère, à sa famille, et due à la France. Il écrit l’Histoire de France.
 
Premier enfant, né à Paris de la lune de miel en France - Paris et le refuge d’une ferme de la Somme -, premier de la famille à obtenir la citoyenneté française, il a beaucoup engrangé, observé, retenu, comme un JEUNE, et il restitue les événements et leur sève dans une belle écriture, comme si nous y étions. Il a vu et noté les dangers, il a joué, il a planté des pommes de terre, il a pédalé pour aller au lycée ou pour apporter du ravitaillement à la maison. Il a fabriqué des engins contre l’ennemi, puis les a démontés rapidement - méthode de résistance Il a appris à reconnaître les avions des Alliés, les Forteresses Volantes, les différents chars. Avec ses frères, il a semé des clous pour crever les vélos d’adolescents allemands afin qu’ils n’arrivent pas au combat. Il a surtout regardé et gardé l’amour dans le couple de ses parents, l’amour avec tous ses jalons. Il a voulu devenir comme le médecin qui, un jour de neige et de verglas, vint l’examiner et, avec les seuls outils de ses yeux, ses doigts, ses oreilles et son stéthoscope, fit le diagnostic de pneumonie : « savoir soigner lui paraissait un idéal digne de ses capacités » (p. 128-129). Abraham de Voogd participe aussi à l’écriture de la Médecine en France.
 
 
                                                                                        © Marie Vidal