Il pleuvait. Des larmes transparentes qui avaient la beauté et le parfum des femmes, des larmes auxquelles ils avaient cru...
Agenouillé dans la boue, ruisselant de pluie, l’homme qu’ils cherchaient depuis des mois était devant eux. Ses bras aux mains menottées tombaient devant lui comme un collier trop lourd. Un collier de perles comme autant d’histoires tristes dont les reflets zigzaguaient entre les gouttes.
La mitraillette en avant, le Pointu attendait. Derrière lui, Bébert serrait d’une main tremblante le pistolet de l’officier allemand qui avait été tué sur la route de Champagney. Claude pataugeait dans la boue, le regard suppliant du prisonnier sur le sien comme un masque. Les trois garçons attendaient l’ordre de Gabriel. Il arriva comme un coup de fusil, précis, brisant les trombes d’eau, cinglant l’air humide en enfonçant la vie comme le marteau les douilles vides dans la nuque des condamnés. Le Pointu tira une rafale. Le poitrail déchiqueté, le regard révulsé, l’homme tomba lourdement sur le côté. Il râla. Il expulsa un gargouillis d’air et de sang et trembla de tous ses membres avant de cesser de respirer. Bébert s’approcha pour lui donner le coup de grâce, mais il ne put. Gabriel lui arracha le pistolet des mains et tira. Bébert était blême. Tous avaient sur le visage cette blancheur un peu grise qui était descendue de la cime des arbres avec les souvenirs. Gabriel et Claude montèrent dans la voiture et se mirent à fumer. Bébert s’approcha du Pointu et lui posa la main sur l’épaule en disant :
            - Tu penses à elle ?
Le Pointu hocha la tête. Bébert ne tremblait plus, mais son cœur frappait sa poitrine, imitant le vacarme que faisaient les lapins dans leur clapier lorsqu’ils avaient peur.
Il pleuvait. Des larmes transparentes qui avaient la beauté et le parfum des femmes, des larmes auxquelles ils croyaient encore...


Besançon. Novembre 1944

            - Qu’est-ce que tu lui veux ? s’agaça Augustine en regardant Bébert.
            - Lui parler. Je suis un ami .
La vieille femme ricana et répondit :
            - Il y a longtemps qu’elle n’a plus d’ami.
            - Elle est là ?
            - Elle ne veut voir personne.
            - Dites-lui que c’est Bébert.
La vieille femme accrocha ses doigts noueux à son tablier et, d’un geste, le porta à son visage pour s’essuyer le front. Elle parut ennuyée.
            - Elle est partie...
            - Où ?
            - Je ne peux rien dire.
            - Partie définitivement ?
            - Cela ne pouvait plus durer. Les gens continuent de l’insulter, de lui cracher dessus. Elle a payé. Qu’on lui foute la paix !
Bébert hocha la tête. La voisine sortit sur le palier, un mièvre sourire aux lèvres.
            - Rentre, ne reste pas là, conseilla la vieille femme à Bébert en toisant la voisine d’un regard méchant.
La porte refermée, elle ajouta :
            - C’est cette vieille pie qui a parlé. C’est elle qui a dit que Thérèse logeait chez moi. Cette salope peut bien aller à la messe tous les dimanches, elle ne l’emmènera pas au paradis sa méchanceté. Tiens, assieds-toi.
Augustine détourna une chaise.
            - Tu veux un verre de vin ?
            - Volontiers.
            - Je vais t’accompagner.
            - Vous ne voulez pas me dire où elle est partie, insista Bébert qui sentait que la vieille femme se détendait.
            - J’ai promis de ne rien dire, répéta la vieille femme en servant le vin.
À la mine défaite de Bébert, elle suggéra :
            - Je peux lui faire une commission si tu veux.
            - Elle vient de temps en temps ?
            - Dans ce quartier maudit, plutôt se pendre !
            - C’est vous qui...
            - Me déplacer, à mon âge !
            - Qui ? demanda Bébert, piqué d’une subite pointe de jalousie.
            - Dis donc, t’es bien curieux. Le temps de la Gestapo est révolu à c’que je sache !
Bébert esquissa un sourire. Il prit son verre et but tranquillement. Le visage de Thérèse l’obsédait. Un visage rayonnant, éclairé de magnifiques mais tristes yeux verts qui s’estompaient dans sa mémoire.
Augustine tendit un morceau de papier et un crayon au jeune garçon.
            - Tiens, écris.
Bébert parut emprunté.
            - Tu repasseras dans quinze jours... j’aurai des nouvelles.
Bébert ne répondit pas.
            - Ne fais pas cette tête-là. Écris-lui. Elle te répondra.
            - Peut-être, murmura Bébert en écrivant.
Il remit son message à la vieille femme et partit. En descendant l’escalier, il eut l’impression que quelqu’un l’observait, que Thérèse le regardait s’éloigner. Il se retourna, mais il ne vit personne.
Dans la rue, il s’arrêta, mal à l’aise. Une multitude d’images se bousculaient dans sa tête. Des images qu’accompagnaient des voix, des rires et des cris. Des images terribles. Il revit l’homme qui commandait les opérations. C’était lui qui avait demandé de rassembler les filles pour les faire défiler. Un snob, un bourgeois sans grande instruction qui avait rejoint la Résistance en juin 44. Un de ceux qui avaient concilié victoire avec avilissement et dégradation. Celui-là même qui, quelques mois auparavant, avait peut-être écrit sa lettre anonyme à la Gestapo. L’homme riait de la peur et des cris de ses victimes. Des cris de désespoir qui résonnaient à l’infini dans la tête du jeune garçon. Bébert n’avait pu rester sans réagir quand cet homme et ses complices avaient humilié Thérèse. Bébert haïssait cet homme.


Ils ont cru aux larmes des femmes, Éditions de Sekoya, 2006