Elle était arrivée dans ma vie comme un éclair. L’instant d’un regard. Ses yeux avaient caressé la lumière des miens en les enveloppant d’une douce et mélancolique tendresse. Jamais une femme ne m’avait dit autant de mots en si peu de temps. Ils m’avaient saisi le cœur par surprise, un jour gris de décembre, en m’invitant à vivre nouvellement. Ils m’avaient submergé de silence, d’échos lointains, inaudibles, mais si proches, intimes de sa voix secrète. C’est d’échos que l’on vit et les miens ne résonnent plus, m’avait-elle dit avec ses yeux qui s’enroulaient à mes cils plus je la regardais. Elle paraissait si triste avec cette vie ignorée qu’elle posait devant moi afin qu’elle ne se perdît pas. Une vie blessée, tout à coup rassemblée et qui aurait pu se ranger dans une boite minuscule au contenu infini.
Ce fut ce jour-là que mon existence bascula, que je renonçai à ma propre vie pour tenter de la sauver. Plusieurs années durant je mis mes jours en pointillés afin de découvrir ce qui sur elle parlait à mon âme. Approcher sa tendresse tout en respectant sa solitude. Respect, respicere, regarder en arrière tout en montant l’escalier qui menait à son monde m’angoissait. Une boule étrange encombrait toujours ma gorge avant que je ne frappasse à sa porte. Alors je respirais, je raisonnais, j’attendais quelques secondes que le temps effaçât ma peur pour le faire. Elle ouvrait en souriant pour aussitôt croiser les bras sur sa poitrine, telle une huître fermant sa coquille.
- Entre, me disait-elle avec confiance.
Je l’embrassais en la respirant. J’aimais son parfum de femme abîmé par la vie que recouvrait le verbe aimer. Un parfum de fleur sauvage et d’amour perdu. Elle baisait ma joue du bout des lèvres en l’effleurant tel un insecte perdu. J’étais heureux et je devinais qu’elle l’était tout autant. Je m’installais discrètement au salon en regardant son ombre accueillir la fenêtre ouvrant sur un univers inconnu, imprévisible et le grand vent du mystère. Elle me quittait pour préparer le café à la cuisine et revenait les bras chargés d’un plateau sur lequel elle avait posé deux tasses et leurs soucoupes, un gâteau de ménage au chocolat ou aux fruits selon la saison.
- Je l’ai fait pour toi… Habituellement, je ne fais pas de pâtisserie, m’avait-elle répondu de sa fragile voix d’oiseau lorsque je l’en avais remerciée.
Elle avait agencé la table en papillonnant des mains, en offrant son cadeau de femme comme une étreinte. Ses doigts diaphanes me fascinaient. Ils déplaçaient la lumière de son cœur au mien en déposant nos âmes dans la blancheur des tasses. J’attendais toujours qu’elle parlât la première, mais elle ne le faisait jamais. Je me mettais alors à converser de tout et de rien. Je craignais d’imaginer le pire, de me faire mordre par son histoire. Je parlais tant que j’oubliais de respirer, de laisser du temps au temps, de naître tout simplement à sa liberté d’oser m’interrompre.
Quand elle le faisait, ses mots étaient si vivants que j’oubliais le silence et elle était silence. Des mots silencieux qui se souvenaient de sa déchirure en donnant de la force et de la fierté à son silence. Un espace immensément bleu où mon esprit pouvait ouvrir ses ailes sans crainte de les briser.
Elle m’a si peu interrompu depuis. Elle a toujours su que se raconter briserait le chemin de notre amitié. Le mot est le corps du temps et quand le temps disparaît du cœur, il n’y a plus de mot.
Son gâteau fut délicieux, son café, le limon de l’absence à l’urgence d’aimer, comme le souffle chaud d’un été de canicule dans l’ombre de ma main.
Jamais je ne suis en retard quand je vais chez elle. J’attends toujours un peu avant de frapper, le temps de gonfler mes poumons, le temps que désenfle la boule encombrant ma gorge. Je sais que je vais l’entendre trottiner dans le couloir pour s’empresser de m’ouvrir. Je le sais… et je sais que cela sera le dernier bruit avant d’aimer son silence.
 
Avignon, février 2008. Château du Fleckenstein, avril 2009.