Le vingt-cinquième Salon du livre vient de fermer ses portes. 50 millions de livres vendus en 2004, 50 000 titres publiés, un chiffre d’affaires en hausse… Apparemment, la météo est au « beau fixe ». Pourtant, jamais la chaîne du livre auteurs-maisons d’édition-librairies-bibliothèques, n’a paru aussi fragilisée. L’offre galope, alors que les modes d’accès au contenu des livres se multiplient. Mais attention ! Dans cet avenir frénétique qui se met en place, l’ouverture anarchique des portails de la connaissance risque de remettre en cause l’existence même des métiers qui la génèrent et la diffusent.

 

Mars 2005 : la future loi sur les droits d’auteur dans la société de l’information devrait entériner la mise à disposition en ligne d’extraits d’œuvres de l’écrit protégés par la propriété littéraire et artistique à des fins d’illustration pédagogique. Parallèlement, le moteur de recherche américain Google annonce son intention de proposer gratuitement 15 millions d’ouvrages en ligne en partenariat avec les grandes bibliothèques…

 

Certes, dans le premier cas, un accord est sur le point d’être signé entre le ministère de la Jeunesse de l’Éducation nationale et de la Recherche, et les représentants des ayants droit (auteurs et éditeurs). Il ne saurait d’ailleurs, au nom d’un droit d’auteur poussé à son paroxysme, être question d’empêcher le service public de l’enseignement et de la recherche de bénéficier du développement des technologies de l’information. Il n’en reste pas moins que notre vigilance devra s’exercer, sans relâche, pour que l’accès aux extraits de nos livres soit bel et bien réservé aux seuls élèves, étudiants, chercheurs et enseignants inscrits dans chaque établissement. De même que, pour sauvegarder le travail d’édition et la vente en librairie de tels ouvrages, nous veillerons à ce que ces « citations et pages captées » ne soient ni reproduites, ni échangées, ni détournées de leur esprit et de leur objet, à la faveur d’une libre circulation sur les réseaux extranets. Reste la crainte que ne continue à se développer ce culte actuel du « Best of », qui, surtout auprès des jeunes lecteurs, veut que cinq pages d’une œuvre suffisent à en capter l’essence…

 

Pour sa part, l’affaire Google témoigne de l’état de dérégulation avancée dans lequel nous tous, créateurs, producteurs et diffuseurs d’œuvres de l’esprit risquons de sombrer. Dans un système déboussolé, voici donc qu’une société privée d’outre-Atlantique, à vocation exclusivement commerciale, se propose d’offrir à chacun de consulter, lire, utiliser, sans doute même s’approprier à volonté, une part importante du patrimoine intellectuel mondial numérisé. On nous rétorque que ne sont concernés que les seuls ouvrages relevant du domaine public. Donc, ne générant pas de versement de droits d’auteur. Bien ! Mais que deviennent les éditeurs dont le fonds est constitué parfois majoritairement de ces œuvres-là ? Et qu’advient-il des libraires qui réalisent une part importante de leur chiffre d’affaires sur la vente des classiques, des Molière, Balzac, Hugo, et autres Marcel Proust ? Et qui nous prouve que, dans l’euphorie du succès public auquel il est promis, le système ne sera pas étendu à nos propres livres d’auteurs d’aujourd’hui, dont, jusqu’à preuve du contraire, la vente nous assure le minimum vital pour poursuivre notre travail ?

 

Mais ne nous y trompons pas ! Le but poursuivi par Google n’est pas seulement d’ordre mercantile, il recoupe aussi le non-dit de l’invasion par la sous-culture unifiée dominante. Dans nos sociétés dites « libérales et avancées », l’enjeu de la guerre d’aujourd’hui est la domination culturelle mondiale, dont on sait qu’elle sera idéologiquement sans merci, et productrice de grosses Royalties. Oui, il y a en France, et en Europe, du cerveau à « occuper », à lobotomiser selon les règles du profit immédiat qui va rarement de pair avec la réflexion collective, l’enrichissement des diversités et l’approfondissement des échanges patrimoniaux et culturels. Ce sont justement ces valeurs-là que préserve et entretient notre chaîne du livre. Las ! Qu’un seul maillon craque, et elle se brise.

 

Alors oui, face à cette tentative d’invasion mortelle, M. Renaud Donnedieu de Vabres a raison d’écrire que : « Le numérique ne saurait prétendre déployer le savoir au détriment des conditions de production de ce savoir (1)  ». Dans un tel contexte, les auteurs sont prêts à soutenir le projet français de bibliothèque virtuelle qu’envisage M. Jeanneney, président de la Bibliothèque Nationale de France, et que semble encourager le président de la République. Au demeurant, ils ont bien enregistré les propos du ministre de la Culture et de la communication affirmant qu’une telle entreprise, ouverte sur les grands réseaux internationaux, ne peut être menée à son terme qu’en partenariat avec les quatre maillons de la chaîne du livre. Rendez-vous est donc pris, dans un monde où le livre en péril pourrait bien, dès demain matin, être carbonisé par sa propre ébullition.

 

 (1) Le Monde du vendredi 18 mars 2005

 

Par Alain Absire, le 30/05/2005