Le projet de loi relatif au Droit d’Auteur et aux Droits Voisins dans la Société de l’Information, discuté nuitamment à l’Assemblée Nationale, est en passe de remettre en cause notre système de droit d’auteur, conquête emblématique de la philosophie des Lumières. On sait de quoi il s’agit : moyennant un système de licence globale, dépénaliser le téléchargement d’œuvres protégées par le droit d’auteur et légaliser les échanges de fichiers sur Internet, de particulier à particulier, pour un usage non commercial. Depuis le vote houleux du 22 décembre dernier, le débat fait rage entre les tenants du « tout permis », et ceux du « délit de contrefaçon par piratage ». Mais, curieusement, face à une révolution qui la concerne au premier chef, dans ce déchaînement souvent passionnel, la chaîne du Livre paraît hors sujet…

 

D’abord, rappelons que les représentants des ayants droit du Livre, auteurs et éditeurs, ont été consultés par le gouvernement sur ce même projet de loi avec, à la clé, l’annonce d’un vote en procédure d’urgence (déjà !) dès janvier 2003. Comment est-il possible que, trois ans plus tard, 48 députés seulement se retrouvent à légiférer à minuit, deux jours avant Noël, pour un examen unique et sous la menace de sanctions européennes, sans même que le texte concerné ait été examiné en commission des affaires culturelles familiales et sociales ? La conséquence ne s’est pas fait attendre : à partir d’un projet répressif, mais capable de protéger les détenteurs de droits, deux amendements ont ouvert la porte à la législation la plus permissive d’Europe en matière de droits d’auteur sur Internet. Au nom de la protection de la liberté individuelle des usagers, la France risque ainsi de devenir dès demain le terrain de chasse privilégié des pirates Internet du monde entier en transit sur notre territoire…

 

Il faudrait être naïf pour imaginer que, conjointement à la musique et au cinéma, l’écrit n’est pas concerné aussi par une telle libéralisation des usages. Au demeurant, en l’état, le projet de loi amendé irait à l’encontre des dispositions de notre Code de la Propriété Intellectuelle qui consacre la propriété originelle de l’auteur de l’écrit sur son œuvre. C’est-à-dire sur l’expression singulière de sa pensée, rendue juridiquement « inaliénable » par l’exercice de son droit moral. À l’encontre, imaginons, par exemple, que tel ou tel extrait d’un ouvrage sur l'amour au XVIIIe siècle soit utilisé hors de son contexte sur un site pornographique… Ainsi, qu’elle soit ou non commerciale, à l’exception de la courte citation, toute utilisation partielle ou totale d’une œuvre sans l’autorisation de son auteur est aujourd’hui impossible. Réviser ce principe fondamental de notre droit reviendrait à déposséder les écrivains de leur propriété originelle. Ainsi franchirait-on le pas qui sépare notre droit d’auteur du copyright anglo-saxon, et cela pour quelle contrepartie ?

 

Sur le principe de la licence globale, qui prévoit la rémunération des artistes, moyennant le versement aux fournisseurs d’accès d’un montant forfaitaire par les internautes à la souscription de leur abonnement, les sommes que l’on évoque (4 à 7 euros pour une totale liberté de copie et d’échange de fichiers musicaux) sont dérisoires. En outre, comment, et à qui, dans le cas de l’écrit, cet argent serait-il redistribué ? Qui aurait les moyens de vérifier quelles œuvres sont téléchargées, et échangées sur le réseau ? Les choses ne sont déjà pas simples dans le cas d’utilisation pour usage pédagogique sur Intranet et Internet dans les écoles et les universités, alors concernant les internautes, qui sont des personnes privées, quel type de déclaration individuelle faudrait-il imposer pour rendre son dû à chaque auteur ?

 

Reste les mesures techniques de protection (MTP) prévues par la loi originelle pour des œuvres musicales et cinématographiques numérisées. Mais, quand il s’agit d’un livre publié, ou d’un article de presse, quel procédé technologique capable d’empêcher la copie, intègre-t-on au support concerné ? Quel logiciel, associé à l’œuvre imprimée sur papier, va être en mesure de s’installer sur l’ordinateur de l’internaute, et de signaler l’usage qu’il fait de sa copie privée de tel ou tel écrit ?

 

Entre les profits des fournisseurs d’accès, dont le but n’est, ni commercialement ni idéologiquement, désintéressé, et ceux des producteurs, il est évident que le sujet va au-delà des intérêts de tel ou tel lobby, auquel, d’ailleurs le sort des créateurs n’est pas uniquement lié. Ce qui est concerné, c’est la sauvegarde de notre diversité culturelle. Si, dans la foulée de la musique et du cinéma, le Livre, dont l'économie est déjà fragile, devient « une denrée libre », quels seront donc les auteurs français de demain ? Et à quels travaux de réflexion et de création originaux se consacreront-ils, sachant que, pour cela, il ne sera plus question ni de juste rémunération ni de protection de l’esprit de chaque œuvre concernée ?

 

Les progrès technologiques sont incontournables, il est urgent d’adapter les pratiques culturelles à l’économie numérique. Dans une évolution législative maîtrisée, une nouvelle ère s’ouvrira alors pour le livre. Une ère dans laquelle, chaque texte, aujourd’hui oublié quelques mois après sa publication, verra, grâce au Net, ses chances de vie, et de sur-vie, multipliées à l’infini. Que la France rate cette échéance, quand d’autres l’ont déjà franchie, est inimaginable. Des solutions existent, mais encore faut-il prendre le temps d’en discuter, plutôt que de laisser se déchirer deux camps a priori irréductibles.

 

La discussion parlementaire devrait reprendre en février… Le ministre est fondé dans sa défense du droit d’auteur, mais l’enjeu nous impose, à nous écrivains, acteurs de ce débat fondamental, de nous faire entendre du législateur, afin qu’il mesure les conséquences de son vote. Les solutions équitables existent, auteurs et juristes s'en font écho dans la presse. Plutôt que de vouloir passer en force, il faut prendre le temps de les examiner. Puisque l’on met le principe de la diversité culturelle à toutes les sauces, il est urgent que, sous notre propre toit, nous trouvions ensemble la recette pour l’accommoder durablement. Faute de quoi nos territoires culturels et intellectuels seront inéluctablement pillés, ouvrant une zone franche d’où nous serons exclus au profit de plus puissants que nous.



Par Alain Absire, le 11/01/2006