La numérisation massive des contenus des livres, et leur diffusion sur Internet, est en passe de modifier nos usages face à l’écrit. Le moment d’actualiser nos processus de création, de diffusion et de lecture, tant publique que privée, est venu.

 

À chaque époque son médium : aujourd’hui, c’est l’Internet. À l’heure où la médiatisation du livre (critiques et blogs littéraires, conseils de lecture en fonction des comportements d’achats, forums de lecteurs, etc.), se déplace vers la toile, c’est le concept même de l’œuvre qui risque de se diluer. Comme si, usant de l’outil Internet, chacun s’improvisait écrivain ou journaliste, et si éditer, ou prescrire un livre qu’on a aimé, n’était plus un métier. Face à cette révolution comparable à celle qui a sinistré le marché des supports musicaux et audiovisuels, la tentation est forte de ne surtout rien changer. Dès lors, chaque acteur est enclin à jouer son jeu individuel. Les éditeurs confrontés à une mutation technologique sur laquelle ils ont peu de prise, se replieraient sur des pratiques juridiques et commerciales issues du XIXe siècle, et les auteurs, plus indépendants que jamais, envisageraient soit de mandater des agents littéraires, de plus en plus nombreux, pour que leurs droits soient respectés, soit de devenir « éditeurs et diffuseurs d’eux-mêmes », grâce aux nouvelles licences « libres » qui leur permettent de moduler le périmètre de leurs droits. Sauf que tous les textes n’ont pas pour vocation d’être malléables, ouverts et sécables à volonté. Et que, sans référence de qualité, sans engagement de l’éditeur en faveur du livre qu’il choisit de publier, sans prescription du libraire, ni conseil du bibliothécaire, le lecteur n’a aucune chance de s’y retrouver.

 

Au cœur du débat : le contrat d’édition. Qui se souvient qu’en matière de relations contractuelles entre écrivains et éditeurs, le dernier Code des usages date d’il y a… 26 ans, à une époque où l’idée même de numérisation n’existait pas ? Or, à l’heure où, dans le cadre du projet de bibliothèque numérique européenne, la numérisation et la diffusion en ligne de dizaines de milliers de livres se mettent en place, sans que les auteurs soient consultés, rien n’est envisagé pour encadrer la cession des droits numériques qui, en référence aux termes de la Convention de Berne, ne peut se présumer. Le problème est d’autant plus crucial pour les contrats signés il y a quelques années, dans lesquels il n’est pas question d’Internet. Sommes-nous en présence d’un nouveau mode d’exploitation nécessitant un véritable travail d’adaptation éditoriale, ou d’une exploitation dérivée de l’ouvrage papier ? Si tel est le cas, au regard des droits d’adaptation audiovisuelle (partagés moitié/moitié entre l’auteur et l’éditeur), la cession devrait s’effectuer par acte séparé. À moins que l’économie juridique des contrats ne soit renversée, et que, pensée en amont, l’édition numérique ne génère des droits primaires, l’édition graphique devenant à son tour « secondaire » ?

 

Des droits numériques cédés pour « l’éternité »… Bien qu’il n’y soit pas contraint par le Code de la propriété intellectuelle, l’auteur cède le droit d’exploitation commerciale de chacun de ses livres édités sur papier pour sa vie entière, augmentée d’une durée de 70 ans post mortem. En échange l’éditeur est dans l’obligation d’assurer « l’exploitation permanente et suivie de l’œuvre » concernée. Faute de quoi, l’auteur est habilité à reprendre ses droits et à republier le livre « épuisé » sur le support de son choix. Mais avec la vente de livres sur Internet, et la diffusion des contenus par simple téléchargement, la notion de stock nécessaire à l’alimentation d’un circuit commercial via les libraires, n’a plus cours. L’œuvre, qui reste disponible en permanence sur le web, même si elle est oubliée, n’a plus lieu de faire l’objet d’un nouveau tirage... D’où la nécessité de définir la durée de cession de droits d’un nouveau type, et de rééquilibrer les obligations contractuelles des uns et des autres. Il est regrettable que, le 9 octobre dernier, le 21e séminaire des responsables de droits de la Foire de Francfort, n’ait réuni qu’une demi-douzaine de Français(1). D’autant que, à l’instar de Lucy Vanderbilt, directrice des droits d’HarperCollins UK, les représentants de grands éditeurs internationaux y sont convenus que l’impératif pour les droits numériques est, entre autres, d’en limiter la licence dans le temps. Le jour même, au Forum intitulé « Pour une nouvelle dynamique du livre » à la Société des Gens de Lettres(2), il apparaissait clairement qu’une nouvelle négociation du Code des usages en matière de contrat serait légitime. C’était déjà la proposition n°19 du Rapport Livre 2010 de Sophie Barluet, datée de juin dernier et relayée par le rapport de la commission des Affaires culturelles du Sénat, présidée par Jacques Valade.

 

Pour une médiation.Alors que Google numérise nos livres sans autorisation, et que l’actualité est au papier électronique, et aux terminaux de lecture Cybook de troisième génération, une articulation entre chaque type d’usage numérique (lecture à distance, abonnement, téléchargement, etc), et les droits qui y sont attachés s’impose. Pour que la dématérialisation des supports ne s’accompagne pas d’une dévitalisation des droits, il revient aux éditeurs et aux auteurs d’envisager ensemble ces nouveaux modèles économiques de gestion des droits numériques. Mais est-ce aux auteurs de sortir du statu quo, pour que ce dialogue s’ouvre sur des bases équitables ? Ou faut-il avoir recours à ce médiateur que la plupart des acteurs de la chaîne du Livre appellent de leurs vœux ?

(1)     Livres Hebdo n°706
(2)     Intégralité des débats en ligne sur http://www.sgdl.org 

Par Alain Absire, Le Monde le 29/11/2007