Les présidentiables parlent « culture », mais le mot « Livre » leur brûle les lèvres…

 

 

Côté culture, nos présidentiables ont la bouche pleine grands concepts. Nicolas Sarkozy veut « accentuer le rayonnement international de la culture française ». François Bayrou entend « classer nos langues comme trésors nationaux » et Ségolène Royal a résolu de lutter « contre la marchandisation de nos imaginaires »…

 

Pour Nicolas Sarkozy le premier rôle de l’Etat en la matière, c’est la mise en valeur du patrimoine. Soit ! Mais lorsqu’il parle de diffusion de la culture française dans le monde grâce à des sites Internet gratuits pour les œuvres du domaine public, il marche sur les traces de Google qui numérise déjà ces livres-là, sans s’assurer que l’intégrité de leur contenu est respecté. Et il oublie qu’éditeurs et libraires de proximité ont besoin, pour maintenir leur activité, de publier et de vendre les classiques de notre littérature. Pourquoi ne pas soutenir plutôt la bibliothèque numérique européenne Européana, qui projette de diffuser nos livres numérisés auprès de 380 millions de citoyens européens, tout en respectant les droits et la vie économique de chaque acteur concerné ?  

 

Lorsque François Bayrou affirme vouloir replacer le créateur au cœur de la transmission et du partage de la culture, c’est aux intermittents qu’il fait référence, pas aux auteurs de livres. Il suffit pourtant de se rendre dans nos banlieues pour mesurer que, faute de posséder un minimum de culture livresque, trop de jeunes sont marginalisés, et démunis face au marché du travail. Qu'est-ce qu'un livre ? À quoi ça sert ? Alors que chacun déplore ce déficit d'influence du livre comme outil d'intégration sociale et culturelle, et vecteur de partage de nos valeurs civiques, on préférerait l’entendre annoncerune implication renforcée de l’Éducation nationale, des Affaires sociales et de la Justice, en faveur d’un programme national de travaux autour de l’écrit et du langage, en compagnie des auteurs de livres. Seraient concernés, en synergie avec des actions régionales : les zones d’éducation prioritaire, les centres de formation d’apprentis et l’enseignement professionnel, les maisons d’arrêt, les hôpitaux, les foyers de jeunes travailleurs, et autres lieux d’accueil et de socialisation.

Sur ce thème, Ségolène Royal veut « éveiller l’esprit critique des jeunes par le contact personnel avec les œuvres ». À l’heure où la consommation instantanée tient lieu de pratique culturelle, il est temps en effet de réactiver le goût pour la réflexion durable en impliquant, comme elle le suggère, les auteurs et les associations au cœur des dispositifs d’éducation des plus défavorisés(1) . En revanche, il reste à la candidate à convaincre lorsqu’elle parle des menaces de paupérisation des artistes et de « chantier de l’emploi culturel » (2). À quelles mesures pense-t-elle, alors que, au terme de la pire année depuis 15 ans, la vente des livres au détail a connu une baisse de 5% au dernier trimestre (1) ? Nul ne s’étonne de la diminution régulière des revenus des auteurs, qui préfèrent conserver leur liberté de création plutôt que d’être rattachés à un système de salariat et d’intermittence. Mais, en regard des 58 000 ouvrages publiés en France en 2006, seulement 1 770 écrivains et 680 traducteurs bénéficient du régime de retraite de l’AGESSA mis en place à leur intention. Alors qu’un auteur est aussi de plus en plus fréquemment conférencier, scénariste, animateur d’ateliers d’écriture, écrivain en résidence, etc., il serait juste de prendre en compte tous ces revenus annexes pour permettre à un plus grand nombre d’accéder au régime de sécurité sociale des auteurs… Un sujet en or pour le futur « Observatoire du livre » de Ségolène Royal.


 En matière d’aide à la création, Nicolas Sarkozy en confierait l’attribution « à des agences d’experts, d’artistes et de représentants du public ». Autant dire que l’Etat se désengagerait du soutien aux créateurs, rôle que remplit actuellement le Centre National du Livre. En guise de médiateur, il annonce la création d’une agence chargée de résoudre les conflits juridiques opposant auteurs et producteurs aux professionnels de l’Internet. Or, la loi relative au droit d’auteur et aux droits voisins dans la société de l’information (DADVSI) a instauré pour cela une Autorité administrative indépendante de six membres, dont trois magistrats nommés par décret. Il s’agit donc, là aussi, de vider une institution publique de sa compétence au profit d’un organisme privé…


 Face aux nouvelles technologies, François Bayrou opte à juste titre pour « un meilleur équilibre » entre une création artistique « protégée », et le droit de copier les œuvres pour un usage personnel. Mais qu’envisage-t-il quand il souhaite « une évaluation indépendante » de la loi DADVSI ? Face à l’imbroglio de ce texte, voté dans la confusion en juin 2006, et qui restreint d’un côté les champs d’utilisation des contenus numérisés qu’il ouvre de l’autre, encourageons plutôt le retour à la négociation conventionnelle secteur par secteur. Tel est le cas actuellement des manuels scolaires, dont la loi n’autorise même pas l’usage par les enseignants sur Internet.


 Ségolène Royal, favorable il y a un an à la licence globale, qui aurait privé les auteurs du droit d’autoriser ou d’interdire l’utilisation de leurs œuvres sur Internet pour une rémunération dérisoire et impossible à répartir, entend lancer « un large débat sur l’économie de la culture à l’ère du numérique ». On imagine l’usine à gaz ! Or, il y a le feu au lac. Des centaines de milliers d’ouvrages disparus des circuits commerciaux attendent de bénéficier d’une seconde vie, grâce à la diffusion en ligne. Dès demain, libérés sur le Net de la dictature des flux, qui ne les maintient en librairie que quelques semaines, ils seront enfin disponibles pour tous les publics. Sauf que… les règles ne sont toujours pas fixées ! Même si le livre papier survivra, les ouvrages à mises à jour fréquentes ne seront pas les seuls concernés. Abonnement annuel pour la consultation en bibliothèque, et fichiers autodégradables pour l’emprunt, paiement à l’acte ou licence légale, autorisant un accès illimité moyennant une rémunération forfaitaire… À l’heure de l’encre électronique et du papier réinscriptible, aucun candidat n’évoque le modèle économique inédit qui permettra à la chaîne du livre de continuer à fonctionner.

 

Face à la logique du profit immédiat, au mythe de la gratuité, à la captation et au détournement des œuvres de l’esprit, mortels pour cette identité culturelle chère à des millions de lecteurs, on attend que nos présidentiables donnent de la voix. Au Salon du livre, par exemple…

 

(1) Livres Hebdo

(2) Les inrockuptibles

Par Alain Absire, écrivain et président de la Société des Gens de Lettres
Publié dans Libération, le 22/03/2007