L'Ambition
Iegor Gran (POL, 2013)
 
Contrairement à ce que croient son ex et ses géniteurs, José — représentant lambda de la génération Y, diplômé d'une formation en techniques de communication, option création d'entreprise — est loin de manquer d'ambition. Son père le verrait bien « ingénieur, ingénieur commercial, commercial tout court » (p.74), mais José « ne veut pas être un rouage » (p. 74). Il a d'autres visées, bien plus ébouriffantes. Lui, José, se rêve en Mark Zuckerberg de la fève d’Épiphanie. Attention ! On parle ici de la "fève de haut niveau"(p. 32), celle qui peut atteindre des niveaux stratosphériques lors d'une vente aux enchères sur eBay.

En attendant de toucher le jackpot, José vivote. Accroché à « un radeau mal ficelé (flottant) sur l'océan de la débrouille » (p. 47), il vit d'expédients et de petits boulots. Alors quand la chance se présente, sous la forme de cours à domicile donné à la place de son brillant coloc, José n'hésite pas un instant. Sa chance, il la saisit au vol ! D’une incompétence crasse, il a néanmoins l'art de rassurer les parents sur l'avenir de leur progéniture en leur racontant ce qu'ils ont envie d'entendre. « Tu sais parler aux parents. Et à ton menton, on voit que tu as de l’ambition, comme moi, et ça j’apprécie » (p. 115), lui accordera d’ailleurs son premier élève avant de le racketter. Toute honte bue, José fait déjà des plans sur la comète. Car il semble bien, cette fois, que la chance soit de son côté.

Les élèves se multiplient comme autant de petits pains et son parrain, « procrastinateur littéraire » (p. 145) s’intéresse soudain à lui. Tout d’un coup, le chemin s’ouvre devant ses pas. « Je suis José, dit José pensivement, mais en même temps… Ce matin, je ne suis pas loin de penser que je suis en quelque sorte l’ambition elle-même (p. 188). Un écrivain, bloqué depuis deux ans — il le claironne à chaque Pâques : « procrastination », « procrastination » ! — se serait mis à écrire en me croisant à un anniversaire. C’est fou quand on y songe. Il y a un prodige derrière tout cela. Je suis un catalyseur qui déclenche l’ambition. Il disait ça en plaisantant. Encore que, pas tout à fait » (p. 188).
Pendant ce temps, à des milliers d’années de là, Chmp — un homme du néolithique prompt à sortir son sgug (sic) pour honorer toute jolie fille passant à sa portée — rêve d’être le premier à retrouver la Pierre percée originelle. Mais les femmes de sa tribu ne l’entendent pas de cette oreille…

Habilement troussé, intelligent sans oublier d’être drôle, ce roman jubilatoire — à côté duquel j'étais passé lors de la précédente rentrée littéraire, remettant sa lecture à plus tard — est mon premier coup de cœur de l’année. Comme quoi la procrastination à parfois du bon.
 
Le rêve du Celte
Mario Vargas Llosa (Folio, 2013)
 
Dans Le Paradis un peu plus loin (2003), le grand conteur péruvien Mario Vargas Llosa narrait les derniers jours de la féministe Flora Tristan. Ici, ce n’est pas de paradis dont il est question mais d’enfer, celui que décrivait Joseph Conrad dans Au cœur des ténèbres, cet enfer que Roger Casement découvrira au Congo belge, propriété du roi Léopold II. « Lui aussi, le Congo l’avait humanisé, si être humain voulait dire connaître les extrêmes auxquels peuvent atteindre la cupidité, l’avarice, les préjugés, la cruauté. Le Congo (…) lui avait ouvert les yeux. L’avait « dépucelé » lui aussi comme le Polonais. » (page 91) Dès lors la dénonciation des crimes coloniaux et de l’abjecte exploitation de l’homme par l’homme sera au centre de sa vie et de son combat politique. Auteur d’un Rapport accablant sur les crimes des planteurs d’hévéa au Congo, il récidivera en Amazonie avec son Livre bleu sur le Putumayo qui fera grand bruit.

Le Congo lui aura non seulement ouvert les yeux sur la condition humaine mais aussi forgé une conviction politique. Car Roger Casement commença à se sentir Irlandais « c’est-à-dire le citoyen d’un pays occupé et exploité par un Empire qui avait vidé l’Irlande de son sang et de son âme » (page 140), au cours des vingt années qu’il passa en Afrique, notamment comme consul de Grande-Bretagne. Anobli par la Reine pour bons et loyaux services rendus à la Couronne, le Celte nourrissait en secret un rêve : celui d’une Irlande libre. « Pourquoi ce qui était mauvais pour le Congo serait-il bon pour l’Irlande ? » (page 129) Les huit années passées en Amérique du Sud, notamment dans les forêts amazoniennes, ne feront que renforcer sa conviction : « « l’Irlande, comme les Indiens du Putamayo, si elle voulait être libre devait se battre pour y parvenir. » (page 272)

Long poème épique consacré au passé mythique de son île, publié en septembre 1906, Le rêve du Celte est aussi celui d’un homme ordinaire devenu une figure historique du combat pour l’indépendance de l’Irlande. Un héros romantique, tourmenté et complexe, en proie à de nombreuses misères physiques et à ses doutes intérieurs. Tout le talent de Mario Vargas Llosa réside dans cette véritable mise en abyme, dans cette capacité à nous faire entrer dans l’intimité de cet homme attachant qui connaîtra un destin tragique : « un être humain, fait de contradictions et de contrastes, de faiblesses et de grandeurs, car un homme, comme l’a écrit José Enrique Rodó « est beaucoup d’hommes », ce qui veut dire qu’anges et démons se mêlent dans sa personnalité, inextricablement. » (page 523) De ce point de vue, Le rêve du Celte — sans être le plus flamboyant et le plus truculent ouvrage du prix Nobel de littérature — est une véritable réussite.
 

 
Des vies d'oiseaux
Véronique Ovaldé (Seuil, 2011)

D'une plume légère, Véronique Ovaldé brosse à petits traits des vies apparemment anodines. A première vue, Vida Izzara  a tout pour être heureuse… Tout sauf l'amour de Gustavo, son époux et un peu d'estime pour elle-même. Flic iconoclaste, l'inspecteur Taïbo ne s'est jamais relevé du départ de sa femme, dix ans auparavant. Leur rencontre ouvre une brèche dans l'âme de la première et referme la plaie au coeur du second. Partie à la recherche de sa fille - Paloma - et de l'amant de celle-ci, Vida va retrouver une liberté de pensée et d'agir confisquée pendant des années par Gustavo. "Les fenêtres de leur maison ne s'ouvrent pas. C'est une chose qui rendait folle Paloma. Gustavo a fait installer la climatisation dans toutes les pièces, même dans le placard à chaussures. Alors il a décrété qu'ouvrir les fenêtres était inutile" (page 18).
 
Qu'importe, c'est finalement par la porte que Vida, comme Paloma avant elle, s'envolera vers sa nouvelle existence. Il aura suffit d'un souffle sur les braises encore chaudes, d'une étincelle, pour que les liens entre les différents personnages se tissent ou se dénouent peu à peu. Chacun, par la grâce d'un nouvel amour, sera amené à se débarrasser du joug des conventions sociales, matrimoniales ou familiales. Mi conte de fée pour adultes mi roman, le dernier ouvrage de Véronique Ovaldé - primée à plusieurs reprises pour Ce que je sais de Vera Candida (2009) - est aussi inclassable que ses personnages. Et ses Vies d'oiseaux ont la grâce fragile d'un ballet aérien. "Il n'y a donc jamais d'autre solution que de partir" se demande Paloma (page 204). Non, lui répond sa mère en écho car la liberté se conquiert à ce prix.
 

 
Le rabaissement
Philip Roth (Gallimard, 2011 ; Folio,  2012)
 
Tragédie en trois actes, Le rabaissement explore une fois de plus le thème de la décrépitude du corps, cher à Philip Roth depuis quelques années. Une fois de plus mais pas une fois de trop car le trentième roman de l'auteur de Portnoy et son complexe ou de La Tache signe ici un livre aussi limpide que son personnage est lucide.

Car Simon Axler n'est plus que l'ombre de lui-même. "Il avait perdu sa magie, l'élan n'était plus là. (…) son talent était mort" (page 11). Et cet homme qui joué les plus grands rôles du répertoire et connu la gloire, ce "prodige théâtral" n'a plus qu'une certitude : celle "d' en avoir bel et bien fini avec le métier d'acteur, les femmes, les rapports humains, fini à jamais avec le bonheur" (page 53). 

C'est alors que surgit une femme et qu'avec elle revient le désir et son cortège de fantasmes. Avait-il véritablement le choix face à la détermination de celle qui décida "qu'après avoir été lesbienne pendant dix-sept ans elle voulait un homme  - cet homme là, cet acteur de 25 ans son aîné et l'ami de sa famille depuis des dizaines d'années" (page 59), rien n'est moins sûr. 

Car en endossant son costume tout neuf d'hétérosexuelle Pegeen Staplelord offre à Simon le plus beau rôle de sa vie, celui d'un pygmalion comblé. Avec elle renaît le sentiment amoureux, le plaisir charnel et le spectre hideux de la jalousie. "Un homme rencontre bien des pièges sur son chemin, et Pegeen était pour lui le dernier". Cet éternel et ô combien inégal combat entre Eros et Thanatos est certes perdu d'avance mais Simon Axler le livre avec panache et Philip Roth signe là une magnifique et désolante variation sur le thème.

 
• La vérité sur l'Affaire Harry Quebert
Joël Dicker (Éditions B. de Fallois, 2012)
 
 
"Un bon livre, Marcus, est un livre que l'on regrette d'avoir terminé" (p. 646). Cette réponse est la dernière d'une série de commentaires et de conseils que le brillant Harry Quebert prodigua à son jeune disciple Marcus Goldman. C'était avant…
 
Avant que Marcus Goldman ne devienne à son tour un écrivain à succès, avant qu'Harry Quebert ne se retrouve roulé dans la fange, accusé d'un meurtre commis trente ans plus tôt sur la jeune Nola Kellergan, 15 ans.
Le grand écrivain encensé hier encore par l'Amérique des Lettres, n'était-il donc qu'un pédophile refoulé ? D'aucuns le croient, mais Marcus Goldman est bien décidé à réhabiliter son ami. L'enquête destinée à faire toute la vérité sur l'Affaire Harry Quebert servira également de trame à l'élaboration d'un second roman dont il peine à accoucher, au grand dam de son éditeur New-yorkais l'infect Roy Barnaski. Et c'est bien cette articulation entre la geste littéraire, les affres de l'écriture et l'enquête à proprement parler qui donne tout son sel à l'ouvrage. Si l'on est parfois déçu par le style, que l'on imaginait plus flamboyant à l'aune des prix décernés, la construction est remarquable, l'attention du lecteur toujours soutenue.
 
L'auteur nous berne à longueur de pages, nous incitant à nous forger une opinion sur la foi d'éléments partiaux et partiels. Alors que l'on croit — un tantinet déçu car il reste encore plus de 200 pages — avoir trouvé le coupable, l'intrigue rebondit. Les points de vues s'enrichissent, se croisent et finissent par converger vers un coupable longtemps resté hors champ. Le livre refermé, on s'empresse d'en relire l'épilogue pour faire durer encore un tout petit peu le plaisir. Et les conseils du vieux maître prennent alors tout leur sens : "Environ une demi-seconde après avoir terminé votre livre, après avoir lu le dernier mot, le lecteur doit se sentir envahi d'un sentiment puissant ; pendant un instant il ne doit plus penser qu'à tout ce qu'il vient de lire, regarder encore la couverture et sourire avec une pointe de tristesse parce que tous les personnages vont lui manquer". La Vérité sur l'affaire Harry Quebert est de ceux-là et c'est un sacré bon livre. Merci monsieur Dicker, chapeau bas…

 
• La Jouissance
Florian Zeller (Éditions Gallimard, 2012)
 
Tordons tout d'abord le cou aux critiques qui disent pis que pendre du nouveau Zeller. Trop ceci, trop cela, pas assez ceci, pas assez cela. Des jaloux, voilà tout… Des vieux sans doute, sourds aux cris des trentenaires dont l'auteur de La Jouissance se veut l'ambassadeur. Jeune Quadra, j'y ai pour ma part entendu l'écho des miens et le fracas de mes questionnements.
 
Car la question centrale posée par ce court roman est d'importance. "Je me demande si le fait d'avoir des enfants n'implique pas la destruction immédiate du couple" (p. 131). Cette question glissée à l'oreille de Nicolas par son copain Pierre est comme un ver introduit dans le fruit. Elle va le miner pendant les derniers mois de sa relation avec Pauline, rendant la fin quasi-inéluctable.
 
"Sommes nous devenus trop égoïstes pour supporter tout ce que cela implique ? Avons nous complètement perdus le sens du sacrifice ? Sommes nous désormais écrasés par la tyrannie de la jouissance ?" (p. 131) s’interroge à son tour Nicolas.
 
Nicolas se pose moultes questions, qu'il laisse tourner en boucle dans sa tête, Nicolas doute, Nicolas à peur, Nicolas cherche le réconfort dans d'autres bras et se met dans de beaux draps. Alors oui, c'est vrai, Nicolas et Pauline n'ont pas beaucoup d'étoffe, les personnages ne sont pas aussi fouillés qu'ils pourraient être, mais quelle belle langue habilement maniée, quelles audacieuses digressions. Si le parallèle entre le couple franco-allemand et le couple formé par Nicolas et Pauline n'est pas toujours pertinent, l'évocation de certaines pages de Michel Leiris ou l'enthousiasme d'un Jean-Paul Sartre se proposant de réinventer le couple font mouche. C'est malin, souvent drôle, parfois léger et toujours surprenant.
 
La lecture de La Jouissance procure cette impression de première fois, à la fois légère et teintée de gravité. Si singulière pour l'individu et en même temps tellement anecdotique à l'échelle de l'espèce. Nicolas et Pauline "ont le visage de leur époque, et ils sont seuls" (p. 159), face à cette tyrannie de la jouissance à laquelle les papillons trentenaires se brûlent les ailes et succombent parfois.
 

 
• Cinq Ciels
Ron Carlson (Éditions Gallmeister, 2012)
 
« Il y a cinq ciels, Harry.
- Cinq ciels...
- Chaque jour, il y a cinq ciels. » (p. 250-251)
 
Il y a cinq ciels et trois hommes, réunis par le hasard sur un chantier suspendu entre ciel et terre. Trois hommes taiseux et durs à la tâche, courbant l'échine sous le poids des souvenirs. Il y a Arthur Key, doux colosse qui fuit un amour maudit ; le jeune Ronnie Panelli, minable voleur à l'étalage en extase devant les lapins qui colonisent leur campement et leur recruteur : Darwin Gallegos, en colère contre Dieu et l'homme qui lui a accidentellement enlevé son épouse chérie. Entre ces trois hommes des liens se tissent peu à peu et les mots se fraient un chemin. Et puis, il y a ce plateau rocheux en surplomb d'une gorge ou scintille une rivière en contrebas. Ce plateau gris, envahi de buissons de sauges dont l'auteur arrive presque à nous restituer l'entêtante fragrance.
 
Car tout le talent de l'Américain Ron Carlson, dont les romans appartiennent au registre du Nature Writing — réside dans une prose poétique qui fait de chaque lever du soleil dans l'Idaho le premier matin du monde. Les couleurs éclatent, la rosée scintille, les muscles endoloris se réchauffent. La vie reprend sur le chantier, les gestes s'enchaînent, la parole se libère et le dénouement n'est pas loin.
 
Ceux que les descriptions de paysages grandioses exaspèrent ou que les infimes manifestations de l'amitié virile horripilent passeront leur chemin. Les autres garderont longtemps gravée sur leur rétine l'implacable progression du soleil et l'inclinaison de l'ombre sur la sauge sillonnée de sentes de lapins. Un grand bol d'air et un formidable roman.
 

 
 
• L'ombre de ce que nous avons été
Luis Sepulveda (Éditions Metailie, 2010)
 
Un jour de pluie à Santiago du Chili, trois anciens révolutionnaires rangés des grenades et des coups de main devisent en attendant leur chef. Mais "le Spécialiste" ne viendra pas. Il vient de mourir sur le coup, tué par un tourne-disque balancé d'un balcon au cours d'une dispute conjugale entre Concepcion Garcia et son mari Pedrito. Une mort absurde pour ce vieux briscard, rescapé des geôles sordides dans lesquelles tant de jeunes idéalistes ont laissé leur jeunesse et pour certains la vie.
 
En attendant leur mentor, Lucho Arancibia, Lolo Garmendia et Cacho Salinas boivent, s'envoient des vannes et dévident leurs souvenirs de guerres perdues. Ces trois pieds-nickelés se racontent et se souviennent. "Quand es-tu rentré d'exil" demande Arancibia à Salinas sur le ton de celui qui demanderait d'un ton badin "Quelle cuisson pour ta viande"? Car "on ne revient pas de l'exil, toute tentative est un leurre, le désir absurde de vivre dans le pays gardé dans sa mémoire, nous rappelle Luis Sépulveda. Tout est beau au pays de la mémoire, il n'y a pas de dommages au pays de la mémoire, pas de tremblements de terre et même la pluie est agréable, au pays de la mémoire. C'est le pays de Peter Pan, le pays de la mémoire" (p. 35).
 
Avec pudeur et drôlerie, l'auteur du Vieux qui lisait des romans d'amour se confronte une fois de plus aux horreurs du passé. "Je suis l'ombre de ce que nous avons été et nous existerons aussi longtemps qu'il y aura de la lumière" avait murmuré "le Spécialiste" en quittant son domicile pour se rendre à son rendez-vous. Ces hommes et ces femmes existeront aussi longtemps qu'il y aura de la lumière, des copains et du vin. Rouge comme le sang versé, "vigoureux, fort, âpre et râpeux" comme l'existence, fluide comme l'étoffe dont sont tissés les rêves des révolutionnaires. Aussi longtemps que les écrivains revisiteront avec brio le pays de Peter Pan, le pays de la mémoire.
 

 
 
• Un été sur le magnifique
Patrice Pluyette (Éditions Seuil, 2011)
 
Dire que j'ai aimé ce livre serait un euphémisme. J'ai a-do-ré ! "Un été sur le magnifique" est un roman jubilatoire. Résultat, cette première immersion dans l'univers de Pluyette - dont le titre du précédent roman La traversée du Mozambique par temps calme était déjà une invitation au voyage - s'est vite muée en plongée en eaux profondes. 
Certes, ces eaux là sont parfois troubles. La croisière s'amuse parfois d'une drôle de façon… Les frasques d'Hercule, alias Jean-Claude n'ont rien à envier aux fesses d'Angélique ou de Patricia. La jeune et jolie ingénue des premières pages se mue rapidement en libertine coquine…
 
N'allez pas croire pour autant qu'il s'agit d'un livre érotique voire porno ! Patrice Pluyette bouscule les codes littéraires comme il bascule ses personnages, butine les mots et lutine ses lecteurs. Il y a dans ce livre, construit de manière très visuelle, de vraies trouvailles et des ruptures délibérées. 
Chemin faisant, c'est à une critique en règle du culte de la consommation et du droit au plaisir immédiat que se livre l'auteur. Lorsque le rêve, le désir, le plaisir se laissent corrompre par l'industrie du rêve, l'industrie du désir et l'industrie du plaisir ; le rêve pâlit, le désir s'enfuit et le plaisir se monnaie.
Bien qu'il n'ait rien demandé et refuserait sans doute cet honneur, Patrice Pluyette mérite bien son triple I. I comme Iconoclaste, I comme Inclassable et I comme Incongru…Le pire c'est qu'on en redemande. AAA.
 

 
 
• Tout, tout de suite
Morgan Sportes (Éditions Fayard, 2011)
 
C'est un monde étrange peuplé de "Renois", de "Rebeus", de "Gaulois" bien de chez nous. Il y a là Yacef alias "Le boss" ou Gérard alias "Tête de craie". On y croise aussi Zelda "la bête de Meuf" et Agnès… La plupart sont des "lascars" que l'on imagine volontiers sans foi ni loi mais qui croient pourtant en l'argent roi. Promis, juré, craché, une main sur le cœur et l'autre sur le Coran, ils s'en sortiront. Jamais, au grand jamais ils ne feront partie du camp des "bouffons". Prêts à tout, même à enlever et séquestrer un homme. Prêts à abdiquer toute compassion, à gommer en eux toute trace d'empathie.
 
"Rien de plus compliqué qu'un barbare… écrivit Flaubert à Sainte-Beuve (p. 191) . Rien de plus simple aussi. Tout, tout de suite, c'est pourtant clair. De l'argent ? Les "feujs" en ont tous. En plus ils se serrent les coudes. Que l'un d'eux vienne à faillir et c'est toute la communauté qui se cotisera. Le roman de Morgan Sportes aurait pu s'appeler La Méprise. Car c'est à partir de cette méprise initiale que les faits vont s'enchaîner, les gestes se durcir et l'histoire déraper.
 
Méprise et bêtise crasse, celle de petites frappes à peine sortis de l'enfance, de chiens perdus sans colliers. Pas de revendication politique ou idéologique à l'enlèvement d’Élie, juste un âcre relent d'antisémitisme qui ne dit jamais son nom, une indigence intellectuelle totale, un vide effrayant comme les yeux d’Élie retrouvé torturé à mort. Les yeux d'un homme qui a passé trois semaines à l'école du mal. Ses yeux clos nous regardent. Ils nous voient sans doute mieux que grands ouverts. Ils nous radiographient" (p. 204). 

L'auteur de L’Appât frappe fort et juste. En vérité, ce "conte de faits" (p. 10) des temps modernes, tient davantage de l'enquête ethnographique ou sociologique que du roman. Cinq ans après, les faits nous écœurent encore, mais son conte nous tient en haleine de la première à la dernière phrase. On espère que les jurés du Renaudot, du Goncourt ou du prix Interallié sauront écrire un bel épilogue à cette effroyable histoire.