• La grâce des brigands
Véronique Ovaldé (Éditions de l'Olivier, 2013)

Avant d’être l’auteur reconnu de La Vilaine Sœur, Maria Cristina Väätonen fut celle par qui advint la disgrâce de sa sœur Meena, sa commotion cérébrale et son impossibilité à dépasser l’âge mental d’une ado : une vilaine sœur, doublée d’une vilaine fille qui ne trouvera son salut que dans la fuite. Fuyant la maison mortifère de Lapérouse — baptisée par les moqueurs la maison des sœurs Rose-Cul en raison de sa couleur — Maria Cristina Väätonen se réfugie en Californie, attirée tel un papillon par les lumières de Santa Monica.

« Maria Cristina Väätonen aurait probablement aimé être une femme scandaleuse » (page 10), mais « elle demeure une femme vulnérable, introspective, peu sûre d’elle-même, irritable et solitaire » (page 226), flanquée d’un amant excentrique : l’écrivain Rafael Claramunt, débonnaire brigand devenu son pygmalion.

A travers la relation ambiguë qu’entretiennent ces deux individus, Véronique Ovaldé brosse, une fois de plus, un magnifique portrait de femme, longtemps bridée mais jamais brisée, une femme obstinée et fragile, éprise de liberté. Un roman plein de grâce.
 
Délivrez-nous du corps
Dominique Simonnet (Éditions Plon, 2013)
 
Ils se sont aimés, perdus de vue 25 ans durant, retrouvés…les voilà maintenant qui se disent tout. Leurs tourments, leurs amants. Leurs erreurs et leur candeur. Leur vie d'avant. En dépit d'un prénom inspiré — en hongrois Milena signifie "celle qui aime" ou "celle qui est aimée" — Miléna se révèle très cérébrale et fort indécise. Louis, "anthropologue de l'amour" manifeste une tendance assez universitaire et pour tout dire relativement agaçante à passer au scanner le moindre de ses émois. L'un et l'autre paraissent empêtrés dans leurs contradictions, incapables de se laisser aller à leur véritable inclinaison. 

"Pourquoi les êtres humains sont-ils si seuls ? murmura Milena sur un ton qui n'attendait pas de réponse. Que nous est-il arrivé ?" (page 194).
"Retour à la case départ… dit Louis. Et si nous avions été plus intelligents que les autres. Et si nous ne nous étions jamais quittés ? Nous vivrions ensemble aujourd'hui… Nous aurions deux enfants" (page 227)
Miléna se blottit contre lui et l'embrassa avec ardeur. Tout cela avait-il un sens? se disait-elle en s'abandonnant. Peut-on réécrire le passé ?" (page 227).

Cette énième variation sur un thème universel — l'amour peut-il résister au temps ? Peut-on retrouver l'innocence perdue ? —  manque au final singulièrement de chair. On retiendra quelques jolies digressions sur le milieu littéraire et la vacuité de certains de ses acteurs. Mais le pas de deux de Miléna et Louis a parfois du mal à raviver le désir du lecteur.
 

Le cycliste de Tchernobyl
Javier Sebastian (Éditions Métailié, 2013)
 
Quel lien existe-t-il entre un vieil homme hagard abandonné dans une enseigne de restauration rapide des Champs-Élysées et Pipriat, ville fantôme à 3 km de la centrale nucléaire de Tchernobyl ? Et que signifie le mot samosiol tatoué sur son bras ? Réponse au fil des pages, peuplées de figures attachantes. Mention spéciale à Pipriat - ses autos-tamponneuses désertées par les rires des enfants, son ciné-théâtre Prometheus - qui devient, sous la plume de Javier Sebastian, l'un des personnages principaux de ce roman glaçant, librement inspiré de la vie de Vassili Nesterenko.
Vassili... Vassia - physicien de l'atome en rupture de ban - devenu chef du Gorkom de Pipriat et de son improbable communauté humaine dont les membres luttent, chacun à sa manière, contre l'adversité et la peur de la mort. « Regarde les, Evgueni, tu peux les toucher de la main. Moi je les touche, regarde comme je les touche. Samosiol, d'accord mais pour moi ils valent plus que l'or. Ils savent tous qu'ils doivent partir. Sinon ils vont mourir. Et pourtant ils sont là. Ils résistent encore » (page 204)
Déjà primé en Espagne et traduit en plusieurs langues, le cycliste de Tchernobyl est l'une des belles découvertes de cette rentrée littéraire. Un roman superbe et dérangeant à lire avant que le ciel ne nous tombe sur la terre.

Les faibles et les forts
Judith Perrignon (Éditions Stock, 2013)
 
2 août 2010. Quelque part au Nord de la Louisiane. La rivière rouge sommeille. Paisible comme peut l'être un crocodile avant l'attaque. Dans quelques minutes, elle va ravir la vie de six enfants. Six jeunes noirs qui ne savaient pas nager, incapacité héritée de l'histoire de leurs parents. Cette bataille perdue d'avance des faibles contre les forts, des noirs contre les blancs, dans l'Amérique d'hier et d'aujourd'hui pétrie de rancoeurs et de haines recuites. 
« C'est comme un vieux noeud (…). Ce vieux noeud autour de nous, en nous, dans notre gorge, notre ventre, ce vieux noeud indémêlable qui nous retient et nous condamne à d'autres nœuds » (page 16). Le racisme des uns et la peur des autres, indécrottable, indépassable. Et ce chiffre : 60 % des enfants afro-américains ne savent pas nager. Et ce drame : six adolescents, morts noyés, chacun voulant sauver l'autre. Toi non plus, « tu ne savais pas nager Howard et quand tu es ressorti de la piscine, tu avais un trou dans la cuisse, les tympans crevés et deux côtes cassées (…) Au siècle d'après, il y a toujours une ambulance à la sortie de l'eau » (pages 146-147) et une grand-mère éplorée. « Mon nom c'est Mary Lee, j'ai 74 ans (…) je suis quelque part entre les morts et les vivants, au Purgatoire déjà, je ne pensais pas que c'était comme ça. Peut-être que ce pays est un vaste Purgatoire » (page 17).
Un roman âpre et dense qui questionne la société américaine contemporaine et ne laissera pas le lecteur indifférent.

Une enfance de Jésus
J. M. Coetzee (Éditions Seuil, 2013)
 
Une enfance de Jésus marquera sans doute la littérature du XXIe siècle comme l'Emile de Jean-Jacques Rousseau a marqué le XVIIIè siècle. Notre Emile moderne s'appelle David. Un prénom attribué à son arrivée au camp de Belstar. Du haut de ses 5 ans, David se pose beaucoup de questions.
- « Pourquoi sommes nous ici? » demande-t-il à Simon, son protecteur. 
- « Nous sommes ici pour la même raison que tous les autres. On nous a donné une chance de vivre et nous avons accepté cette chance. C'est formidable de vivre. C'est ce qu'il y a de mieux au monde »
- « Mais est-ce qu'on est obligés de vivre ici ? »
- « Ici plutôt que où ? Il n'y a nulle part d'autre. » (page 32).
 
Pour sa part, Simon a plus de raisons que tous les autres d'être ici. Il s'est donné pour mission de trouver une mère pour l'enfant — sur le bateau qui les emmenait vers un monde meilleur, David a perdu une lettre expliquant sa filiation. Ce sera Inès, élue entre toutes les femmes. Comment l'a-t-il choisie, Simon ne se l'explique pas : « Je suis arrivé dans ce pays démuni de tout, hormis une conviction inébranlable : je reconnaîtrais la mère de l'enfant dès que je la verrais. Et dès l'instant ou j'ai posé les yeux sur Inès j'ai su que c'était elle. » (page 119).
 
Une autre mission attend Simon : celle d'éduquer David, assoiffé de réponses mais réfractaire à une scolarité « normale ». S'ensuivent de réjouissantes digressions sur l'ordre et le chaos, le rôle du langage, la nature duale de l'être humain, le devenir d'une crotte ou la réalité des nombres. Pour David, « c'est comme si les nombres étaient des îles flottantes sur une mer de néant (…) et comme si, chaque fois, on lui demandait de fermer les yeux et de sauter dans le vide. Et si je tombe? Voilà ce qu'il se demande. Et si je tombe et continue à tomber pour toujours » (page 337). Sentiment d'insécurité diagnostiquent avec suffisance les experts. Un argument qui ne convainc pas Simon. « Et si nous avions tort et si c'était lui qui a raison. S'il n'y avait pas de pont entre 1 et 2, rien qu'un espace vide ? Et si nous, qui faisons le pas avec tant de confiance, étions en fait en train de tomber dans l'espace, sauf que nous ne le savons pas parce que nous tenons à garder notre bandeau sur les yeux ? Et si ce garçon était le seul d'entre nous avec des yeux pour voir ? » (page 337).
 
Une enfance de Jésus tient à la fois du récit initiatique et du conte philosophique. Un roman d'une grande fraîcheur et d'une grande profondeur. Du grand Coetzee.