Une Mère de papier, Scriban, 2007.
 
D'une mère, on garde plusieurs images, plusieurs voix aussi. Celle qui fait sens, cette image dont je suis fière, je la retrouvais lorsque j'allais chercher maman à son bureau. Je faisais en sorte d'avoir un quart d'heure d'avance sur l'heure de sortie, afin d'observer à mon aise cette femme sérieuse tapant la dernière lettre sur son clavier. Sa machine à écrire, une vieille frappe bien sympathique, me fut familière vers six ans, à Damrémont. Cette espèce aujourd'hui disparue se nommait Remington. La dactylo retenait un juron devant son clavier à touches rondes, métalliques, quand elle devait débloquer la tige récalcitrante au bout de laquelle se trouvait la lettre qui était allée s'empaler dans la tige d'une autre lettre. Fausse manœuvre ou pas, il lui fallait plonger ses doigts pour séparer les barres rebelles, tandis que le patron trépignait pour que la lettre parte au courrier de dix-sept heures. Je découvrais que ma mère savait taper une lettre en trois exemplaires, en se noircissant les doigts pour inclure le papier carbone et fouinasser sous le rouleau. Je rêvais d'avoir moi aussi accès à cet imposant matériel d'écriture.

La secrétaire en blouse bleue, gansée de blanc, manches longues ou courtes selon la saison, pianote sur sa machine à écrire, un éphéméride mural à sa gauche, assise à trente centimètres d'une de ces grandes armoires métalliques à tiroirs d'où elle peut prendre un dossier sans même avoir à se déplacer. Devant elle, un comptoir, sorte de banque étroite, légèrement surélevée, où s'entassent livres de droit et de comptes, factures impayées retenues par un gros buvard de bureau à bascule en bois, contrats d'assurance vie, responsabilité civile, et tous risques, dossiers rassurants, contre toutes sortes de malheurs, les prévus et les imprévus. À gauche encore, sur le comptoir, un de ces imposants téléphones en bakélite noire, avec un cadran rond, métallique, à dix trous où se nichent lettres et chiffres ; quand la sonnerie retentit, elle ne peut passer inaperçue car le son strident de cette boite noire réveillerait un régiment ! Alors, d'un bond, la secrétaire se dresse, décroche le combiné de sa main gauche, cherche une feuille et un stylo de la droite, puis écoute les doléances et répond de son mieux. Parfois, le patron se trouve là, et traite la communication. Amélie surveille, au cas où il aurait besoin d'un dossier.
J'ai suivi toutes les améliorations de la vieille frappe, puisque bientôt, il n'y eut plus de trous dans le papier, plus de confettis des pelures jaunes, roses ou bleues, car l'inventeur de la machine à écrire à boule avait cédé son brevet à I.B.M. C'était beaucoup plus tard, à Marseille, peu avant la retraite d'Amélie. Mais l'achat de ce matériel élevé honorait la fidèle secrétaire, fière de faire partie des quelques privilégiées qui y eurent droit. Véritable objet de culte, elle l'appelait «la Machine à écrire Direction». Avant de quitter le bureau, Amélie enfermait son précieux trésor sous une capote, comme une F1. Maman m'expliquait : on change la boule pour modifier la typographie, on pianote en douceur sur un clavier électronique aux commandes capables de gérer automatiquement la mise en page, ou d'insérer les formules d'usage, c'est incroyable !