Entretien avec Daniel Calin, formateur d’enseignants spécialisés, agrégé de philosophie.

DC : Eugène, je publie depuis une dizaine d’années tes travaux sur mon site. Nous nous sommes rencontrés vers 2001-2002, autour d'une référence commune à Jack Goody. Dès lors, nos conversations n'ont cessé d’explorer notre ambition de penser l’histoire de l'humanité, de lui trouver une cohérence, un sens. Nous partageons la conviction que chaque individu se construit en reparcourant, à sa façon, cette histoire collective, position qui, dans mon domaine professionnel, est lourde de conséquences. Avec l’ouvrage Théorie de l’extensio, ta recherche semble parvenir à une certaine maturité. Peux-tu résumer ta théorie ?
 
EM : Le point fondamental de la théorie de l’extensio est l’acquisition de quatre outils successifs : les sens, le geste, la parole et l’écrit.
 
DC : À quoi servent ces « outils » ?
 
EM : À élargir notre relation au monde.
 
DC : Dans quel but élargissons-nous notre relation au monde ? C’est important ?
 
EM : Indispensable. Dès le départ, la vie c’est la reproduction, donc le besoin d’apports. La dépendance d’un environnement limité est un problème puisque celui-ci va forcément générer une pénurie. L’évolution s’oriente alors vers une extension de la relation au monde. L’extensio est le principe de base de la vie.
 
DC : Si je comprends bien, les outils améliorent l’obtention des apports. Pour toi, l’écrit est une amélioration de la parole, elle-même du geste et lui-même des sens.
 
EM : Une amélioration qui résulte d’un fait concret très précis : l’augmentation du nombre de neurones et de leurs connexions au cours de l’évolution animale. La corrélation est aussi très nette chez le jeune enfant. Par exemple le passage du geste vers la parole : le fait de pointer du doigt signe l’émergence de la parole. C’est très impressionnant à voir. Vers un an et demi / deux ans, l’enfant tend vivement son index vers une personne ou un objet et ce qu’il dit en même temps n’est pas encore compréhensible. L’enfant se met à syllaber de plus en plus.
 
DC : En quoi consiste ce que tu nommes l’amélioration apportée par l’écrit par rapport à la parole ?
 
EM : La parole permet de transmettre une information. Mais il y a deux inconvénients principaux : elle nécessite la proximité et la mémorisation est aléatoire. L’écriture supprime ces deux faiblesses. La distance et la mémoire stable sont des révolutions. Le livre de Jack Goody La Raison graphique explique bien ce saut radical. Mais bien sûr il ne faut pas imaginer que l’écriture remplace la parole ! La parole est une expression directement corporelle, sans outil. L’émotion et l’affectif sont son apanage. De plus, elle est rapide, inévitable, indispensable dans la pénombre ou le noir ! Et si besoin, plus secrète. L’écriture augmente la parole seulement si l’on garde la parole.
 
DC : Comme tu le sais, je m’intéresse en priorité à l’acquisition de l’écrit par l’enfant. Que dit la théorie de l’extensio sur l’entrée de l’enfant dans l’écrit ?
 
EM : D’abord, comme pour les autres outils, cette entrée est nécessairement progressive, elle s’inclut dans le développement neuronal et dans la relation à autrui. L’extensio laisse supposer qu’une bonne entrée dans l’écrit sera corrélative d’une acquisition minimale épanouie des trois outils précédents.
 
DC : Pourquoi « minimale » ?
 
EM : Parce que les premiers outils continuent de progresser pendant l’acquisition des outils suivants. Il n’y a pas besoin d’être un maître de la parole pour apprendre à écrire.
 
DC : Heureusement !
 
EM : Oui. On pourra même remarquer des accélérations de l’acquisition de l’écrit si la parole est contrainte. Remarque que c’est un peu ce que l’école traditionnelle proposait : « Taisez-vous ! Écrivez... »
 
DC : Si l’écrit est un perfectionnement de la parole, alors, selon ta théorie, les sourds-muets ne devraient pas pouvoir apprendre à écrire !
 
EM : Mais si bien sûr. On leur parle, ils sentent les vibrations, ils lisent sur les lèvres et surtout, le geste devient parole. La vibration visuelle proximale remplace la vibration sonore. Il faudrait demander à un spécialiste de quelle façon se compense un manque d’audition-phonation pour l’apprentissage de l’écriture-lecture.
 
DC : Tu parlais d’acquisition progressive de l’écrit...
 
EM : Oui. L’émergence de l’écrit me semble s’insérer très tôt dans le développement de l’enfant. L’enfant voit les mots, on lui lit des contes, les comptines gestuelles sont sa délectation. Puis il y a les lettres. Une lettre est un dessin primordial, donc un geste. Un trait ou une courbe, c’est une lettre. L’enfant de quatre ans ne sait pas lire mais il sait l’alphabet par cœur, c’est fascinant, non ? Il sait le dire et il sait l’écrire, je dirais : il sait le dessiner. Puis le prénom intervient.
 
DC : Le prénom est important dans l’acquisition de l’écrit ?
 
EM : C’est souvent le premier mot que l’on sait reconnaître et reproduire graphiquement. Pour la théorie de l’extensio, cette importance du prénom n’est pas un hasard. L’enjeu de l’acquisition de l’écrit est capital puisqu’il s’agit du passage de l’étape familiale à l’étape collective. Or, le prénom, c’est d’abord la famille.
 
DC : Je ne dirais pas ça : c’est le nom de famille qui symbolise la famille ; le prénom, au contraire, symbolise l’individualité – d’où le fait que certaines lignées ou traditions effacent cette individualité en donnant au fils le prénom du père.
 
EM : Tu as raison, le nom de famille crée la famille. Mais au sein de la famille, on n’utilise que le prénom de l’enfant. Ce prénom, c’est effectivement l’individualité de l’enfant, mais sous couvert de la famille, une individualité naissante. Il me semble que donner au fils le prénom du père, c’est insister très fortement sur l’aîné, je suppose, comme porteur du pouvoir masculin familial. Cela me paraît individualiser plus fortement ce porteur. D’autant plus que le prénom du père n’est pas utilisé dans la famille, on dit « papa ».
 
DC : Mais c’est l’école qui enseigne l’écrit.
 
EM : La base vient de la famille puisque, le plus souvent, elle pratique l’écriture et la lecture. Et de toute façon les acquisitions d’un enfant ne vont pas sans la transmission d’une confiance en soi, d’un principe dynamique, non excessivement conflictuel, entre habitus et inventus. La famille félicite, transmet la motivation. Cela n’a l’air de rien mais les enfants donnent priorité aux objectifs intéressants. Écrire une lettre aux grands-parents, voilà un bon enjeu. Chez l’enfant, tout est intriqué : l’affectif, le ludique, le compétitif, l’utilitaire, l’agrégatif...
 
DC : Que se passe-t-il alors pour les enfants qui grandissent dans des familles sans pratiques de lecture ni d’écriture ?
 
EM : C’est un peu l’histoire de notre école puisque nous émergeons de l’illettrisme. Je suppose qu’il y aura séparation nette entre l’oralité familiale et la littéralité scolaire. Le résultat sera une grande disparité des acquisitions. Certains enfants bloqueront à un stade ou un autre, d’autres brilleront.
 
DC : Tout problème socio-familial risque-t-il de provoquer un problème d’acquisition de l’écriture ?
 
EM : Non, pas du tout ! On peut compter sur une aptitude fondamentale de l’enfant pour l’extensio. Ne serait-ce que par empathie avec son enseignant, par capillarité avec ses camarades ou par esprit de revanche. Rien n’est prévisible à coup sûr. Nous ne sommes pas des machines.
 
DC : Dans quel cas, cela peut-il coincer ?
 
EM : La théorie de l’extensio prévoit que si un enfant rencontre un brusque blocage dans l’acquisition de l’écrit alors qu’aucun signe n’était présent dans les outils précédents, c’est qu’un traumatisme accidentel est survenu. Selon la théorie de l’extensio, les traumatismes provoquent dans l’acquisition des outils un marasme qui, s’il n’est pas clairement identifié, va générer un extensio différent de celui souhaité.
 
DC : Et si ce blocage était prévisible ?
 
EM : C’est que le cumul des problèmes aura été excessif et que l’acquisition des premiers outils – les sens, les gestes, la parole – aura été fragilisée. Il faut alors réinvestir l’histoire individuelle, familiale et sociale de l’enfant. Et reprendre pas à pas, entre habitus et inventus.
 
DC : L’enseignement de l’écrit doit donc être différencié.
 
EM : Bien sûr. À l’instar de l’enseignement des sens, des gestes et de la parole. Cette différenciation est fondamentale pour toute variation sociale et familiale, ce qui est la règle heureusement dans nos sociétés !
 
DC : Merci Eugène.
 
Eugène Michel
Décembre 2012