Jean Esmein, 1/2 + un demi plus.

Paris, Fondation pour les études de défense nationale, 1983 (coll. « Les sept épées »), 365 pages.

 

Cet ouvrage dense, pas toujours facile à suivre, dont l'expression et les concepts très « Ecole de guerre «  pourrait dérouter les lecteurs d'Eludes chinoises plus habitués (suppose-t-on) aux manières universitaires de voir et de dire, a pour objet le Japon. Il y est pourtant beaucoup question de la Chine, et à ce titre Un demi plus mérite d'être recensé ici. Un mot d'abord de ce qui se cache derrière cette couverture cryptique. Le livre, qui porte en sous-titre « Études sur la défense du Japon hier et aujourd'hui », se propose en préface de « chercher (au Japon} des principes stratégiques qui s'appliquent à tous les domaines de l'action », au-delà donc des questions de défense qui constituent pourtant, ici, l'essentiel du matériau. Par « Un demi plus » I'auteur désigne celui d'entre les « principes de base des stratégies japonaises de choc «  qui consiste à prendre une décision ferme dès lors que les chances de réussite apparaissent supérieures à 50%. Le propos part d'exemples récents pris dans le domaine des stratégies industrielles, mais on voit dans la suite du livre que l'attitude en vertu de laquelle «  à 51 % de chances professées, on y va «  (p. 105) a d'abord trouvé ses points d'application dans l'histoire militaire (et militaro-industrielle) du Japon d'avant 1945.

Disons tout de suite qu'il y a beaucoup plus dans l'ouvrage que l’étude du principe susdit. Par exemple,  par une sorte de  jeu de mot sur 1/2, Esmein s'interroge aussi sur certaines grandes « discriminations» (ou divisions en deux) dans la pensée japonaise, et en propose une qu'il tient pour essentielle, dont les conséquences militaires seront effectivement profondes pour les voisins du Japon, celle qui met en regard le dedans ( uchi  ) et le dehors ( soto ). A l'uchi - soi individuel ou communauté nationale - senti comme plus menacé, objet d'anxiété, d'incertitude et d'investigation, s'oppose un extérieur sur lequel on s'interrogerait moins et dont l'on serait, de ce fait, disposé à recevoir sans critique toute description menaçante que certains pourraient avoir intérêt à répandre (cf. p. 16,17). Par là s'expliquerait la facilité relative avec laquelle, dans l'histoire récente du Japon, les diverses incarnations du parti de la guerre ont pu avancer leurs arguments et pousser leurs pions. De la dichotomie entre intérieur fragile et extérieur «menaçant» découle l'idée, centrale dans l'ouvrage, que « les Japonais préfèrent se défendre hors de chez eux ».

A dire vrai, comme le montre J. Esmein dans son excellent historique de la pensée stratégique japonaise, il s'agit là d'une conception « moderne », construite dans le sillage des démonstrations de force occidentales au milieu du XlXème siècle. Avant cela, en effet, la question d'une « défense nationale » au sens où nous l'entendons ne s'était guère posée au Japon, et à cet égard le contraste avec la Chine est flagrant_ On peut ajouter qu'à la répugnance traditionnelle à exposer le « dedans» plus faible (ou, pour l'exprimer autrement, à la « tradition d'un sol pur ») ont répondu (consciemment ?) certains choix techniques opérés dès le début de la période. L'auteur note par exemple que les divisions créées sous Meiji, à l'exemple allemand, étaient trop grandes  pour évoluer  sur le terrain japonais, qu'il  qualifie de « terrain coupé »; la préparation théorique et pratique de la guerre étant de la sorte, dès le départ, mal appariée à la topographie nationale, il n'est guère surprenant que « l'armée ait trouvé que son implantation la plus commode serait sur le continent »... (p, 211)

Les choses ne se sont cependant pas passées de façon simple ni monolithique.

L'un des intérêts du livre de J. Esmein est qu'au-delà des notions générales mentionnées plus haut, il nous introduit de façon remarquablement informée aux multiples hésitations, débats, affrontements, coups de force parfois, qui ont modelé l'histoire militaire du Japon impérialiste. Je mentionnerai ici certains aspects intéressant plus particulièrement l'histoire des relations sino­japonaises.

Tout d'abord, l'adoption définitive d'une « politique de d6fense offensive » portée au-delà des limites de l'archipel ne s'est pas faite d'un coup. La défense rapprochée, la « fortification », a été le premier choix aux lendemains de l'intrusion occidentale, dès avant Meiji. Il n'est pas inintéressant de noter que Yoshida Shôin (1830-1859) - l'un des leaders du parti de l'empereur à Chôshû, un homme dont les conceptions influenceront grandement les responsables du nouveau régime - invoquait à cet effet une maxime de Sunzi suivant laquelle « on ne doit pas porter la guerre au dehors», encore qu'il en réservât la possibilité en cas d' «inévitable» (p. 64). Ce sont les événements de 1895 et de 1905 qui ont jeté le Japon, de façon irréversible, sur les chemins de la défense au dehors. Les lendemains frustrants du traité de Shimonoseki (la restitution forcée de ses possessions du Liaodong à la Russie) signifiaient clairement que les Puissances entendaient « refouler les Japonais sur leur archipel »; l'idée, jusqu'alors réservée à quelques extrémistes, que la sécurité et le prestige du Japon se joueraient sur des territoires extérieurs dont il lui faudrait bien s'assurer, un jour ou l'autre, le contrôle, s'en est trouvée non seulement banalisée, mais investie d'un fort contenu émotionnel dans l'opinion publique.

Ce choix s'est encore confirmé après la guerre russo-japonaise, mais là même tout le monde n'était pas encore d'accord ; n'y a-t-il pas quelque paradoxe à ce que la jeune marine japonaise, brillant acteur des succès de 1895 et 1905, s'en soit à l'époque tenue à une conception classique de défense côtière « sur front de mer »? Si l'armée de terre et son chef, Yamagata Aritomo (1838-1922), font triompher l'option inverse, c'est par crainte d'un retour en force des Russes en Mandchourie ou en Corée, Cette option Yamagata, qui restera la norme jusqu'en 1945, c'est la double politique de « blocage au Nord » (contenir la Russie à partir de points d'appui continentaux) et d' « expansion au Sud » (organiser l'infiltration de la Chine).

La place de la Mandchourie est centrale dans tout cela. Qu'est-ce donc que le Nord-est de la Chine pour le Japon des années 1895-1945 ? J'ai mentionné l'aspect « émotionnel », auquel contribuait évidemment le souvenir (il vaudrait mieux dire la présence) des milliers de soldats japonais tombés autour de Port­Arthur. Mais des conceptions beaucoup plus cyniques étaient à l'œuvre, et il est clair que ce sont elles qui ont déterminé la marche de l'histoire.

Le fameux « Mémorial Tanaka » de 1927 (du nom du général Tanaka Giichi, qui ne semble d'ailleurs pas en avoir été l'auteur) ne désigne-t’il pas la Mandchourie comme une « Belgique de l'Extrême-Orient », à laquelle devraient échoir les ravages de la guerre en cas de conflit avec la Russie et/ou les États-Unis? Belgique ou pas, la Mandchourie apparaît dès le départ dissociée de la Chine dans la perception des Japonais, stratèges ou simples citoyens ; c'est à la Russie qu'on la conteste, aux dépens de la Russie qu'on cherche à se l'approprier.

La question sera donc : jusqu'où aller dans l'incorporation de la Mandchourie au domaine japonais, et comment procéder? Le débat essentiel, tel qu'il apparaît ici, est entre ceux qui aspirent à une intégration maximale, matérielle et spirituelle, de la Mandchourie à l'uchi japonais, dont elle deviendrait l'extension, et ceux aux yeux de qui un engagement plus limité suffira à protéger le Japon et à le placer en position de force dans le jeu de plus en plus dangereux qui se joue en Extrême-Orient.

Des premiers - peut-on les appeler les « idéalistes » ? - le représentant le plus radical est sans conteste le colonel Ishiwara Kanji, un personnage remarquable aux idées duquel J. Esmein s'attarde longuement. Connu entre autres comme l'un des artisans du coup de Mandchourie en 1931, Ishiwara pourrait assez bien être décrit comme une sorte de « militaire fou », à s'en tenir du moins à ses théories sur la guerre finale au terme de laquelle l'Amérique allait être écrasée sous les bombes japonaises, le monde réunifié, et le Bouddha de retour sur terre (ce qui pourrait évoquer certains millénarismes chinois, mais à l'échelle planétaire). L'intérêt de ses idées, pour ce qui nous concerne, est qu'il croyait à une mission commune des peuples d'Asie, guidés par le Japon, certes, mais soudés dans une même volonté de bouter au loin les puissances non-asiatiques (cf. p.102). Dans cette optique, l'occupation, mieux. l'absorption de la Mandchourie dans un « bloc japonais continental et insulaire » était la prio- rité absolue. Ishiwara avait inspiré à cet effet un programme grandiose _ tout à fait irréaliste à vrai dire - d'investissements industriels, qu'il fut déçu de voir dénaturé, et surtout drastiquement réduit, au profit de conceptions beaucoup plus hâtives, et donc risquées : où l'on retrouve la mentalité d'« un demi plus », devant laquelle il lui fallut bien s'incliner. (J. Esmein remarque à ce propos que « le système japonais des productions de guerre fut constamment en retard par rapport aux besoins constatés de l'armée » [p_ 191] : ne peut-on en dire autant de l'Allemagne hitlérienne ? Le Blitzkrieg serait alors un bel exemple de « stratégie à un demi plus ».)

L'intégration de la Mandchourie dans un uchi  élargi, avec les démarches symboliques que cela impliquerait - au-delà de l'extension partielle de l'uchi représentée par les sujets japonais constitués en colonie de peuplement, principe admis dès le début du siècle - a finalement été rejetée. Le point est ici illustré à travers le cas de Puyi, le médiocre « empereur» porté sur le trône du Manzhouguo par l'armée du Guandong. L'option « idéaliste », assimilatrice, l'aurait peut-être emporté si un Ishiwara s'était chargé de la chose ; mais les officiers qui ont monté le kidnapping de Puyi à Tianjin et la création du Manzhouguo étaient de parfaits cyniques, et Puyi un simple pion. Quant à l'idée de remettre à Puyi des copies des symboles de la communication avec les esprits impériaux et de transplanter le Shintô d'État au Manzhouguo - d'étendre par conséquent à ce dernier le plein bénéfice de la légitimité impériale japonaise - il apparaît qu'elle venait surtout de Puyi lui-même, Hirohito comme le gouvernement japonais étant rien moins qu'enthousiastes. Il ne faut malgré tout pas perdre de vue, je crois, que ce qu'on sait des relations multiformes entre le Japon et la famille Aisin Gioro (après 1911) suggère une propension certaine, de la part de beaucoup d'officiers japonais, à considérer les Mandchous comme une race se distinguant avantageusement de la masse chinoise, qu'après tout eux aussi avaient su, en leur temps, subjuguer. A ce titre leur association privilégiée à l'effort japonais pour dominer l'Asie Orientale aurait eu une certaine logique. (Dans le même registre, rappelons aussi l'intérêt prioritaire porté aux dynasties de conquête par les historiens japonais d'avant la guerre.)

Et la Chine propre dans tout cela? Le livre, là encore, examine le problème en se plaçant du point de vue des hommes qui ont pensé et orienté la guerre japonaise jusqu'en 1945. Si la présence économique japonaise en Chine continentale remonte à la fin du XIXe siècle, l'idée d'exploiter avec quelque système les ressources chinoises pour appuyer la puissance militaire du Japon ne daterait, d'après Esmein, que du temps de la première guerre mondiale : avant cela le problème de l'économie en temps de guerre ne s'était jamais posé au Japon de façon sérieuse. Mais quand il le fut, et qu'on entreprit un inventaire des ressources et des approvisionnements - d'où un système de pensée dans lequel le Japon était 1'« intervenant », par définition, et la Chine « comme satellisée en pensée par l'armée japonaise ».

Il n'est pas surprenant, dans ces conditions, que les projets d'intégration économique et spirituelle caressés par certains pour la Mandchourie aient eu encore moins de succès en Chine propre, et que la politique qui y a été suivie ait été essentiellement prédatrice. En dépit du projet encouragé un temps par Ishiwara Kanji de porter la guerre à Nankin et d'y installer un régime capable de comprendre les intérêts de la Chine au sein d'une Asie Orientale intégrée - projet dont les événements de 1937-1938 n'ont été qu'une copie superficielle et purement militaire -, la Chine du Sud n'était, dans la stratégie globale suivie par le Japon avant la guerre du Pacifique, qu'une terre d'« infiltration ».

Avec le Nord les choses ont été quelque peu différentes. Traitant de la planification économique de guerre, Esmein montre que, si la Chine du Nord a été un temps envisagée comme terre de colonisation et de soutien logistique au même titre que la Mandchourie, elle en a été cependant disjointe assez rapidement, y compris chez un maximaliste comme Ishiwara. (Pour les sinologues, cela se retrouve dans le volume beaucoup plus imposant des études de terrain sur la Mandchourie, dont le fameux Département de recherches du Chemin de fer Sud-mandchourien (Mantetsu) n'a pas eu d'équivalent ailleurs). Au regard des ambitions continentales du Japon cette attention limitée pour l'économie de la Chine du Nord a probablement été une erreur, mais il faut attendre 1945, quand tout est déjà perdu, pour qu'un développement intégré du Japon, de la Mandchourie et de la Chine soit sérieusement envisagé.

Au plan militaire, l'auteur souligne de façon intéressante que l'enlisement de l'armée japonaise en Chine du Nord a résulté d'une politique qui lui était propre, qui allait à l'encontre du projet stratégique global du Japon, et qu'il définit comme « une politique de logistique appropriative, avide de puissance mais fermée sur elle-même » (p. 160-161). Autre détail intéressant, l'immobilisme de ce « royaume indépendant », qu'il compare à une « calotte glaciaire », « cassant des servitudes au Japon au lieu de lui venir en aide », impliquait entre autres stratégies celle de « désignation de l'adversaire » : l’« ennemi préféré » était en l'occurrence l'armée communiste, que les Japonais affectaient de mépriser, mais qui les absorbait entièrement. Le contraste est total avec les années japonaises en Chine du Sud et dans le Pacifique.

Tout ceci, encore une fois, suggérera au sinologue des perspectives auxquelles il n'est guère habitué, d'abord parce que le processus d'invasion est ici analysé du point de vue de Tokyo et de ses avant-postes - des acteurs -, et par un observateur que sa profonde connaissance des mentalités japonaises n'empêche pas d'analyser les choses avec un détachement dont les Japonais, pris dans des sentiments compréhensibles de culpabilité à l'égard de leur passé proche, n'ont pas toujours été capables ; ensuite parce que les modes de pensée et la culture propres à ces officiers qui ont pesé si lourd dans la marche de la guerre (et la marche à la guerre) nous sont, par définition, étrangers - oserai-je dire parce que ce sont des Japonais et parce que ce sont des militaires -, si bien que l'éclairage qu'on en trouve ici est particulièrement précieux. L'histoire tragique du nationalisme chinois bafoué, du pays occupé, des populations rançonnées et massacrées vient si l'on peut dire en plus - ce n'était évidemment pas le sujet du livre.

Un livre où l'on trouvera encore beaucoup de choses qu'Il n'y a pas lieu de développer ici dans la mesure où la Chine n'y est pas directement impliquée. Pourtant maints développements seront lus avec intérêt par les sinologues, ne serait-ce que par les comparaisons qu'ils invitent à faire avec les situations chinoises contemporaines des faits analysés. Ainsi en va-t-il de tout ce qui concerne les problèmes de la conscription, de l'armement du peuple, de ses rapports avec l'uniforme, du rôle des anciens combattants (ceux de la guerre russo-japonaise), des rapports entre pouvoir civil et pouvoir militaire... Enfin, certaines considérations sur les problèmes stratégiques, diplomatiques et commerciaux qui se posent au Japon d'aujourd'hui ne sont pas sans implications pour la Chine : à cet égard, J. Esmein a des choses intéressantes à dire sur les continuités avec le passé qui s'observent dans  les  options  idéologiques  (survivance d'un pan-asiatisme  idéalisé, avec le  lobby  des « firmes amies », par exemple) et stratégiques (perception des espaces et des axes rayonnant autour de l'archipel) du temps présent.

Pierre-Étienne Will