L'USINE NOUVELLE. No 12, 20 MARS 1986

 

LES LIVRES ET L’INDUSTRIE

 

 

Cinq investissements japonais en France en 1985 pour 500 millions de francs : 810 emplois

QUI A PEUR DES JAPONAIS?

 

JAPON

L'EVOLUTION DES SYSTEMES

Cinq investissements japonais en France en 1985 pour 500 millions de francs:  810 emplois dans la machine­outil, le matériel agricole, le travail du bois, l'électronique grand public. On est loin du bilan de l'année précédente: dix implantations, dont le rachat de Dunlop France par Sumitomo. Avec un peu plus de trente implantations industrielles, la France a rattrapé son retard sur les autres pays européens. Mais chez nous comme chez nos voisins, l'investissement japonais reste, à une échelle significative, confiné à certains secteurs, tels que l'électronique grand public.

D'où deux interrogations: faut-il encore craindre le cheval de Troie industriel nippon en Europe ou s'étonner que les investisseurs potentiels boudent notre continent? Au moment où la DATAR publiait ses résultats, sortait un livre collectif du Cesta : « Japon: l'évolution des systèmes ».

Cet ouvrage original est un essai d'explication des relations entre la politique et le business dans le Japon d'aujourd'hui : le consensus à la japonaise, le rôle du parti libéral-démocrate, les conflits politiques, la monnaie et l'économie, etc. Un des chapitres tente d'analyser « la politique d'alliance des industriels japonais à l'étranger ». Jean Esmein, l'auteur, professeur à Sciences Po et au Cesta, ancien délégué de Bull à Tokyo pendant trois ans, puis du Crédit lyonnais et de l'UBAF, le commente ainsi: « Les Japonais n'ont pas de politique d'expansion économique internationale coordonnée à l'échelon national. Leur politique industrielle vise plus à l'indépendance nationale dans certains secteurs qu'à la conquête des industries étrangères. Les grandes entreprises bâtissent des stratégies d'oligopoles: chaque groupe veut devenir le plus fort. »

Jean Esmein part d'un postulat : contrairement aux Américains qui transforment systématiquement leurs entreprises en multinationales, les Japonais mènent des politiques d'exportateurs. Et il cite, à l'appui, les résultats 1985 de l'enquête annuelle de l'INSEAD effectuée auprès de 350 dirigeants de grandes entreprises du monde entier : 15 % seulement des Japonais contre 48,5 % des Américains annonçaient leur intention d'investir à l'étranger cette année! Cette disproportion était nettement moins grande il y a trois ou quatre ans. Conclusion : « En Europe, les Japonais ont investi ces dernières années pour voir. » A un certain moment, ils ont craint la fermeture des frontières. Plus maintenant. Ainsi l'investissement du constructeur automobile Nissan en Écosse a-t-il été, in fine, dix fois plus petit que le projet initial.

Deuxième argument: les investissements japonais en Europe sont sans doute peu rentables à cause des volumes trop faibles des capitaux investis. Il y a encore quatre ou cinq ans, les Japonais eux-mêmes, comme le président Hattori  de Seiko et même la revue du Keidanren  (le CNPF japonais) « Zaikai Kansoku », le disaient ouvertement, il n'y avait que quelques investissements à l'étranger localisés dans le Sud-Est asiatique véritablement rentables. « Cette situation a un peu évolué. Sony doit gagner de l'argent en France, estime Jean Esmein. « Il a profité du retard français dans le secteur des cassettes, matériel indispensable pour le développement de l'informatique de bureau et scolaire, et il a offert en retour les services de sa trading  pour les ventes de Mystère 20 au Japon. »

Mais, bien plus qu’en Europe, c’est aux États-Unis que les Japonais espèrent investir profitablement : l’ampleur des récents investissements des sidérurgistes, Kawasaki Steel et Nippon Kôkan, prouve leur confiance dans la rentabilité américaine. « Une autre évolution apparaît, ajoute Jean Esmein : il y a dix ans, les cadres japonais responsables d'implantations industrielles à l'étranger devaient transposer toutes les méthodes japonaises. Aujourd'hui, ils ont mission d'étudier les méthodes des Occidentaux : on peut en conclure que les responsables d'entreprises japonaises estiment que la main-d'œuvre de leur pays finira par ressembler à la main-d'œuvre occidentale. »

A l'appui de cette affirmation, Jean Esmein cite l'alliance Toyota-General Motors aux États-Unis pour produire la voiture Saturn : elle a permis à General Motors de créer le choc psychologique nécessaire pour faire accepter les réformes de structure par les syndicats américains. Toyota peut lui aussi analyser les méthodes de travail de General Motors au cas où elles pourraient être utilisées dans les usines japonaises. Il en tire un autre avantage : contourner, en produisant localement, les autolimitations d'exportations de voitures japonaises qui profitent surtout à la Pony du fabricant coréen Hyundaï.

 

Roselyne de Clapiers

« Japon : l’évolution des systèmes »
sous la direction de Jean Esmein et Richard Dubreuil
Éditions Cesta 1986, 1 rue Descartes, 75005 Paris
243 pages, 160 francs