Pouvoir politique au Japon, UNIVERSALIA, 1995, p. 438 par Alain Vernay
Pouvoir politique au Japon, de Jean Esmein.
En ce temps où les gouvernements japonais n'ont plus que des majorités friables, où les partis s'émiettent et forment des coalitions instables ne subsistant que par la crainte de sanctions électorales qu'éprouvent les députés, on se félicitera de ce que Jean Esmein, dans son dernier livre Pouvoir politique au Japon (Publications orientalistes de France), ait su prendre de la hauteur en triant, sériant, éliminant, amalgamant les faits du jour. Et cela sans jamais se réfugier dans le clair-obscur des pensées effacées et gommées si chères aux Japonais, dont fait vertu suprême l'éloge de l'ombre de Tanizaki Junichiro. Si des lecteurs peu aguerris peuvent craindre parfois de perdre leurs repères, c'est qu'il arrive à Jean Esmein d'éblouir plutôt que d'éclairer par une approche brasillante de petites phrases, toutes significatives, qui se heurtent comme des silex.
Au début d'une de ses célèbres conférences de Palo Alto, Gregory Bateson déclarait qu'il allait traiter de quatre questions: « D'où vient l'homme? Qui est l'homme? Où va l'homme? Qui va faire la vaisselle ce soir? » Ainsi en va-t-il de la démarche de ce livre si l'on remplace l'homme par le Japon et si l'on traduit la quatrième interrogation par : qui va faire rapidement les concessions ou plutôt les sacrifices pour que le Japon paraisse enfin plus acceptable aux autres grandes nations, pour que diminuent les excédents permanents de sa balance commerciale? Quels bénéficiaires vont accepter l'abolition des gyosei shido, les directives administratives - Jean Esmein traduit bien mieux par les « recommandations appuyées » - qui protègent leur marché contre les importations?
On ne saurait reprocher à cet essai d'esquisser des réponses trop rares. Au contraire, elles se précipitent, se bousculent, s'entrechoquent sans respect des cloisonnements, se rejoignant dans chacune des quatre courtes parties de son livre. On jugera de son ambition à l'aulne de sa table des matières. Chapitre 1er, Le Système politique et la communication politique : le partage des pouvoirs; le village politique; la presse et les médias. Chapitre Il, La Bureaucratie et le peuple: importance et antécédents de la bureaucratie; la relation politique-industrie; le monde du travail; le monde rural; la défense nationale et le pacifisme. Chapitre III, La Politique étrangère et les affaires : thèse japonaise au sujet des relations extérieures; le Japon et l'Asie; le Japon et les États-Unis; le Japon et la Russie. Chapitre IV, La Conduite de l'économie et des entreprises: culture et gestion de l'entreprise; les libertés et le commerce international; le capital japonais. Soit cent vingt-quatre pages.
Quelle densité! Chaque paragraphe semble le résumé abrupt d'un chapitre non communiqué, chaque chapitre le sommaire d'un gros ouvrage que l'on souhaiterait lire plus avant. Jean Esmein est le hussard bleu de la nippologie dans laquelle il s'est totalement impliqué par l'expérience de ses multiples vocations durant quatre décennies en Extrême-Orient.
Pour le suivre à la course dans le dédale japonais, deux choix sont d'un vrai secours, I'un relevant du mode négatif, l'autre de l'interrogatif. Au premier chef, il faut constater que ce que Jean Esmein a exclu de son champ de vision ressort presque toujours des phénomènes de mode. Ainsi en est-il des slogans - au sens étymologique des cris de ralliement du clan - que proposent les publicistes, les économistes et les politologues de télévision, telle l'apologie d'un « néocapitalisme en réseau », d'une multiplication de « nouvelles alliances » entre multinationales de différents pays, de la glorification « d'une vie en symbiose (kyôseî) du Japon avec de grandes puissances occidentales », tel encore le mot d'ordre d'une pax consortia pour régler les grands problèmes de ce monde avec des sous-consortiums pour résoudre les plus petits en remplacement de la pax nippo-america, prônée durant les années de croissance glorieuses 1985-1990.
Ce que l'ouvrage met en évidence, ce sont les constantes qui sont les ressorts pérennes de l'essor du Japon: telle la politique gouvernementale systématique de constitution d'une épargne abondante, employée avec autant de succès durant le dernier quart de siècle que lors de l'expérience de Takahashi Korekiyo entre 1935 et 1937; telle encore la fidélité à la doctrine Yoshida, celle du Premier ministre des années 1946-1947 et 1949-1954 qui parvint à faire admettre. par les États-Unis comme par ses compatriotes, une mobilisation de toutes les forces vives du Japon pour le seul développement économique en renonçant en contrepartie à assurer lui-même sa sécurité militaire, laissée aux États-Unis, et peu à peu aussi - estime l'auteur -, sa sécurité agricole en acceptant d'importer l'essentiel de sa consommation alimentaire. Et cela aujourd'hui avec l'aval du M.l.T.I., le ministère de l'Intérieur et du Commerce international, que Jean Esmein qualifie justement de « grand intendant de la nation, veillant à optimiser les revenus du Trésor, dérivés du commerce ».
Le second choix utile est d'essayer de décoder le signal que d'emblée lance le sous-titre du livre Le Point de Vue des Japonais. Faut-il comprendre que par une longue imprégnation de la vie en société et en entreprise au Japon, et par sa manière de penser parfois proche du zen Jean Esmein a cru avoir franchi la barrière de l’incommunicabilité, dont aime à se targuer séculairement le peuple Yamato ? Peut-être. Mais n'est-ce pas plutôt qu'à ses yeux la barrière de l’ « exceptionnalité » nipponne n'existe plus en cette fin de siècle ? C'est d'ailleurs la thèse que défend brillamment Karoline Postel-Vinay dans un livre récent, La Révolution silencieuse du Japon (Calmann-Lévy, fondation Saint-Simont) en trouvant les raisons dans l'ouverture à l'étranger de la culture du Japon par les effets du tourisme de masse nippon dans le monde, de la fin du mythe de l'homme blanc et de la montée d'un certain « néo-asiatisme »,
Quelles certitudes retient en fin de compte Jean Esmein ? Une et une seule : que les luttes des partis politiques n'intéressent pas les Japonais et qu'à leurs yeux le plus important est de modérer le pouvoir de l'argent dans la politique comme d'accroître la part de morale dans la société qui, par tradition et par vocation, souhaite rester l'une des plus égalitaires du monde.
Des prévisions? Non. Plutôt une évocation de quatre directions possibles du futur :
- Une vision progressiste, en perte de vitesse constante, qui plaide que la légitimité de l'holocauste atomique dispense le Japon de toute assistance à ses alliés dans les conflits du monde actuel.
- Une vision mercantiliste, longtemps dominante, et très répandue encore, qui veut faire accepter la continuité de la recherche nipponne du profit comme le moteur de l'État. en y insérant juste assez de politique pour que l'Amérique et les autres Occidentaux ne lui reprochent pas de ne point tenir honorablement sa partie dans le concert des pays développés.
- Une vision réaliste qui, ayant pris une certaine importance à la fin des années 1970, revendique la reprise par le Japon de ses responsabilités militaires, surtout si les menaces se précisent en Asie, alors que les grandes nations n'ont pas de système politico-stratégique valable pour y amarrer le maintien de la paix.
- Enfin une quatrième école néo-réaliste. plus bruyante que puissante, à laquelle Jean Esmein ne croit guère, où l'on trouve, selon lui, intellectuels, hommes d'affaires et politiciens professionnels qui veulent se distancer spectaculairement des États-Unis, et réclamer pour le Japon le droit de belligérance, si le besoin s'en faisait sentir.
Alain VERNAY
Meilleur commentaire des clients, Amazon, le 3 mai 2011 :
« extrêmement instructif, je l'ai lu après plusieurs voyages et je comprends mieux certains aspects de ce pays. Je ne suis pas économiste et certains passages sont difficiles, mais l'ensemble reste compréhensible pour un non initié ».