D'une pierre deux coups
 
Présentant sa traduction de L’Art de la guerre, l’ouvrage de Sun Tzu, il vient à Jean Lévi une formule lumineuse, aussi dense que la prose qu’il commente : « La stratégie suppose l’investissement du temps par l’espace ; la tactique, elle, se meut dans l’instant. »
De l’art subtil de faire d’une pierre deux coups : non content de pointer la raison précise pour laquelle Sun Tzu s’impose comme le premier des stratèges dans l’histoire de la discipline (et de montrer comment il la fonde), Jean Lévi suggère aussi, plus généralement, comment aborder au juste l’objet stratégique lui-même. Familier au sens commun s’il s’agit de la distinction triviale (durées brèves de la tactique, longues durées de la stratégie), cet objet lui échappe, en revanche, s’il s’agit de saisir, dans cette différence de rythme, l’unité d’une fonction. Qui dit rythme dit cadence ; qui dit temps dit espace puisque par cadence on entend l’incidence récurrente d’un événement sur un autre. Tout rythme désigne ainsi le pli selon lequel tout temps se plie en un espace, tout espace en un temps (dans Sun Tzu, on met ici, pourquoi pas, un peu de Leibniz).

Opposer le temps court de la tactique au temps long de la stratégie ne mène pas loin. Pour aller un peu plus loin que le sens commun il suffit habituellement de quelque réflexion. Ce qui se réfléchit dans la différence rythmique des deux périodes, la tactique et la stratégique, est aussi ce qui s’y cache : l’unité fractale de la fonction espace-temps.


Surfaces, interfaces
 
S’imaginer aux commandes du vivant relève des illusions auxquelles l’intelligence doit l’efficacité de son charme puissant et envié. Comment s’expliquerait-on autrement les prestiges du savoir et du clerc ? Des millénaires durant, nous avons vécu selon des cosmos, des physiques, des biologies qui, pour finir, ont connu le sort des Indes de Christophe Colomb. Une fois l’Amérique reconnue, identifiée à un objet nouveau et inconnu qu’il n’était jusqu’alors même pas venu à l’imagination d’envisager sinon comme extravagant, tout bascule. La difficulté change de signe, l’esprit souriant maintenant d’avoir pu seulement vivre en Huron ou en Persan. Qu'on se rassure, l’immodestie ne fait que son moindre défaut.

Il en ira un jour du pathos de la « globalisation » comme de la géographie de Ptolémée. Le sens commun la perçoit en surface, alors qu’elle signale au contraire que le genre humain, après avoir longtemps vécu à la surface des terres et des mers, pénètre désormais l’époque des interfaces. Il continue donc de se représenter son monde avec les lunettes d’Euclide : selon le plan où se dessinent les figures plates et les intersections de lignes de la géométrie grecque. Il lui faudra encore un moment – quelques générations – avant de reconnaître dans l’espace-temps de la « globalisation » le site plastique, la situation dynamique où se prennent et se transforment des corps et des volumes. D’où ces guillemets : pour le sens commun, le globe de la « globalisation » ressemble à une surface en forme de sphère, à un plan en forme de boule, à l’image de la sphaira que tient dans la main la statue des derniers empereurs romano-byzantins maîtres du monde (méditerranéen). Il n’a pas encore assimilé la physique réticulaire de la connexion généralisée : les véhicules de la circulation continentale, océanique et stratosphérique, les corps des émissions hertziennes ne se déplacent pas comme des fourmis à la surface inerte d’une peau, ils décrivent des interfaces et ils ne cessent de les réarticuler. Les media sont des immedia : non seulement le message c’est le medium même, mais, au-delà du célèbre raccourci (the medium is the message), l’espace-temps de cette connexion, c’est celui de la commutativité organique et de l’auto-réticulation neuronale, où le port, le transport et le support ne forment plus qu’une seule et même interface illimitée. La figure paradoxale de la géométrie pascalienne n’est plus une fiction, le cercle dont le centre se trouve partout et la circonférence nulle part décrit aujourd’hui le principe cosmologique de cette reproduction exponentielle et acéphale des structures réticulaires communes au codage biologique (ADN et ARN) et au codage numérique (langages binaires). Il suffit de réaliser que le cercle pascalien n’en est pas un (de même que le couteau sans manche et qui n’a pas de lame n’est pas un couteau), mais qu’il se structure comme un fragment d’éponge ou de cristal, à l’image de nos bronches ou de nos cités-dortoirs (qui ne sont pas des « villes), pour mieux approcher la réalité de la « globalisation » – et en tout cas pour s’armer d’outils mentaux plus conformes aux arcanes de notre mode de vie.


L'impasse des surfaces

Sur les tableaux de David, nous voyons la Révolution française dans les habits de la Rome républicaine, les jacobins sous les traits de Brutus et de Caton. De même, Napoléon, l'oncle, se joue en majeur (et d’abord en consul à vie), ou, le neveu, en mineur (et en empereur bis) – comme les révolutions (anglaise, américaine, française, italienne) imaginent se tendre la main, diffuser parmi les nations le principe théologique de l’autorité de représentation théorisé par Richer, le janséniste gallican. Tout événement à visée fondatrice se présente sur la scène d’une répétition mythique : Rome et Troie, Washington et Rome, Moscou la « troisième Rome ». Toute légalisation d’un pouvoir légitime passe par une stratégie des simulacres.

Cette règle d’authentification du Nouveau par l’Ancien vaut aussi pour les contre-pouvoirs en armes : le partisan et franc-tireur, le maquisard ont pour ancêtre le guérillero espagnol qui défend une tradition de monarchie dynastique contre un envahisseur à visage d’usurpateur. Elle vaut donc aussi pour la mutation de puissance géopolitique que nous connaissons sous le double signe oraculaire de la « globalisation » (version anglo-saxonne) et de la « mondialisation » (version latine). D’où le trompe-l’œil : par alibi, elle parle diminution des surfaces (accélération des vitesses, réduction des distances), alors que son moment, son lieu, c’est une composition, une multiplication d’espace-temps (de corps, de volumes, de durées). Aucun concept de cette mutation ne pourra opérer sans cette distinction première de son lieu et de son alibi, sans cette distinction du site et du mythe, du réel et du simulacre.


De l'audace
 
Si elle se confirme, l’information militaire publiée le vendredi 23 août dernier, en première page, par le quotidien français Le Figaro aura rendu public ce que l’interminable agonie des transactions israélo-palestiniennes fait pressentir depuis… – depuis la sécession du Hamas à Gaza. (À vrai dire, elle le faisait pressentir depuis longtemps, mais en compliquait ou en retardait l’articulation, tant le contentieux israélo-arabe est infesté de non-dits, menaçant la dignité des protagonistes s’ils commencent d’en convenir à haute voix, alors même que leur identité est impossible sans préalable bienveillance réciproque.)
 
De quoi y va-t-il désormais ? La poussée récente de l’Armée Syrienne Libre dans les faubourgs de Damas s’expliquerait par la présence de troupes de choc aguerries sur ce front, et ce facteur lui-même, par l’encadrement de ces formations : des instructeurs américains à l'arrière, des commandos israéliens et jordaniens en première ligne.
 
Ce que le quotidien énonce au conditionnel présent, jaugeons-en donc la portée, et élucidons-en les conséquences de longue durée – à l’indicatif, et au futur simple. Mon propos ne vise pas la logique militaire en cause (l’ASL avait cessé de progresser sur le terrain en même que les défections de hauts gradés dans l’armée de Bachar El Assad), mais le bouleversement géopolitique qui transparaît dans la reprise de l’avantage par l’ASL nouvelle manière, au cœur du territoire, aux portes de la capitale.