La concurrence des spectres
 
Dans les dernières pages du Léviathan, Hobbes, satisfait sans doute d’achever le vaste ouvrage, n’hésite pas à lâcher la bride au polémiste que jusque-là le théoricien avait à peu près tenu en laisse. « Et si l’on considère l’origine de ce grand Empire ecclésiastique, on s’apercevra aisément que la papauté n’est rien d’autre que le spectre du défunt Empire romain, assis couronné sur sa tombe » (chap. XLVII). On peut dater de ces lignes l’usage régulier des figures de spectres dans la pensée stratégique. En digne champion des Lumières, Hobbes juge que ses lecteurs apprécieront la métaphore comme elle lui vient à lui-même, dans tout le savoureux mordant qu’elle répand un demi-siècle après les premières représentations de Hamlet. Passant des tréteaux aux livres savants, le Spectre nous signale avec prévenance qu’il cesse de nous hanter comme mort vivant, de tracasser la perception, et qu’il commence de nous accompagner comme image de l’imaginaire, image exponentielle, spectre de spectre qui admettra avec bonhomie que les physiciens et les photographes recourent à ses services, l’assujettissent à leurs besognes. Quant aux spirites, il les contentera en leur parlant à l’oreille et dans leurs cénacles, ils ne réclameront plus qu’il apparaisse en personne, et n’importe où. La domestication des spectres touche à son terme. Le bilan s’impose donc : on peut désormais, dès la première moitié du XVIIe siècle européen, d’autant mieux confier les spectres à la littérature qu’ils n’inquiètent plus le réel. Processus contemporain de la désuétude où, de leur côté, vont aussi tomber les sorcières (les derniers bûchers datent eux aussi du début du XVIIe siècle).
 
La question ne s’en pose qu’avec plus d’insistance de comprendre la raison de la seconde carrière des spectres : pourquoi reviennent-ils en force, une fois dissipées les brumes de la superstition et une fois la nuit chassée de la Terre par l’éclairage électrique a giorno ? Et pourquoi fréquentent-ils avec tant d’assiduité les allées du pouvoir ? Car Hobbes, en les admettant parmi les ressources littéraires de son argumentation anthropologique, ne fait que libérer une tendance qui n’attendait que des circonstances propices pour se donner tout son libre cours. Pour justifier son usage politique de l’histoire romaine, Machiavel, plus d’un siècle avant Hobbes, dans l’Avant-propos de son Discours sur la première décade de Tite-Live, n’hésite pas à interpeller la passion de son lecteur pour les vestiges de l’Antiquité : « Si on considère le respect qu’on a pour l’antiquité, et, pour me borner à un seul exemple, le prix qu’on met souvent à de simples fragments de statue antique, qu’on est jaloux d’avoir auprès de soi ; d’en orner sa maison, de donner pour modèles à des artistes qui s’efforcent de les imiter dans leurs ouvrages, si, d’un autre côté, l’on voit les merveilleux exemples que nous présente l’histoire des royaumes et des républiques anciennes ; les prodiges de sagesse et de vertu opérés par des rois, des capitaines, des citoyens, des législateurs qui se sont sacrifiés pour leur patrie […]. » Les statues de marbre évoquées par Machiavel exercent dans son propos la même fonction, indirecte mais corrosive, que le spectre du texte de Hobbes : ce qui tombe sous le sarcasme rationaliste de l’Anglais (le pape fantoche de César, le fantôme d’un pseudo-pouvoir par succédané) attire au contraire l’éloge de l’héroïsme authentique d’antan sous la plume de l’Italien, et le pousse d’ailleurs à emprunter aux passions religieuses, leurs atours et leur langage : « On ne peut donc laisser perdre cette occasion de voir, après une si longue attente, surgir le rédempteur de l’Italie. Les mots me manquent pour décrire avec quelle passion il serait accueilli dans toutes ces provinces éprouvées par les invasions étrangères, avec quelle soif de vengeance, quelle foi obstinée, quel dévouement, quelles larmes ! » (péroraison du dernier chapitre du Prince). Entre les marbres du Vatican raillés par Hobbes et ceux des collections patriciennes évoqués par Machiavel, la différence n’est pas tant celle du mort définitivement mort et du mort en attente de résurrection que celle du spectre du passé (pour Hobbes, l’empire romain ne sera pas restauré) et du spectre du présent : pour Machiavel, il urge de le restaurer, la grandeur de l’Italie ne dépend de rien d’autre.
 
 
Syria or Sotchi : S.O.S. !

 
Imaginons un instant non pas l’utopie, mais le possible, donc le réel – à une échelle modifiée : imaginons que, samedi prochain, le 15 février, non pas deux cents, comme la semaine dernière, mais deux cent mille Syriens affamés montent, sous la protection de Casques bleus et d’officiers de la Croix Rouge internationale, dans des convois automobiles et aériens qui les arrachent à l’incendie et à la mort lente ou violente répandue sur Homs ou Alep, et les déposent, pour commencer, dans des camps installés pour eux dans les pays avoisinant le théâtre de la guerre, voire plus loin. Imaginons que, pour abréger autant que possible le séjour dans de tels lieux de survie provisoires (toujours menacés de se transformer en « bidonvilles » à perpétuité), on lance en même temps, mieux que de vagues signes dispersés de solidarité, une vaste campagne d’accueil à ces rescapés, les nantis que nous sommes s’engageant d’avance à parrainer, chacun à hauteur de ses moyens propres, tous les malheureux qui, voyant la guerre civile s’éterniser, renonceraient – n’ont-ils pas des enfants à élever ? – au retour et se prépareraient à quitter une patrie sinistrée, de toutes manières devenue inhabitable pour longtemps. Voilà pour l’objectif, le plan d’ensemble, qui n’a rien d’extravagant ni de loufoque – ce qui vient de réussir pour deux cents âmes faisant ballon d’essai convaincant ; quant au parrainage, à aménager dans ses détails pratiques et juridiques, il bénéficiera lui aussi d’un précédent, la journée du Ruban blanc qu’avaient organisée il y a un an environ des précurseurs peu suivis parce que trop discrets dans leur publicité.
 
Quant aux moyens ? J’en vois de deux sortes. L’un consiste, sur la frontière sud de la Turquie, à obtenir d’Ankara la définition d’un couloir humanitaire sous protection militaire des Nations-Unies – bandeau de territoire suffisamment vaste pour y monter des villages de toile qui serviront de première base provisoire aux rescapés. Pourquoi la Turquie ? Parce que les frontières sud de la Syrie sont déjà rongées par la guerre, et parce que l’opération ne peut garantir un minimum de sécurité à une telle première vague d’émigration organisée dans l’urgence qu’en s’éloignant autant que possible des lignes arrière du conflit, donc de la zone libanaise, irakienne et iranienne.
 
 
Après le Léviathan, suite (5)
 
Que vise au juste, dans l’hyperpolitique de Sloterdijk, le préfixe ? Une dimension, dit-il souvent lui-même : le « Grand », l’immensité des étendues de l’hégémonie, l’heure venue, dit-il encore en citant Nietzsche, d’une politique à l’échelle de la Terre (de même pourrait-il, selon cet argument, de même devrait-il citer Carl Schmitt, un des premiers théoriciens d’un modèle systématique de ce « Grand », de cette Grande étendue, pour laquelle il ébauche le « nomos de la terre », le titre de son livre de 1950). Le préfixe ainsi préposé au politique vaut aussi un déictique, il pointe le doigt vers les débuts de cette Grande politique et de son Grand espace de référence : 1494, traité de Tordesillas, la première forme juridique internationale destinée à valider l’échelle globale, tellurique, du politique au moment du partage du monde entre les Grandes puissances de l’époque, l’Espagne et le Portugal acceptant l’arbitrage du Vatican pour délimiter leurs aires d’hégémonie respectives aux bords américain et africain de l’espace atlantique. Ultime service rendu par l’empire romain à l’histoire universelle : au moment de mourir (moins de trente ans avant les débuts du schisme luthérien), la catholicité fait office de médiateur entre les jeunes empires qui lui succèdent et postulent l’empire du Nouveau Monde.
 
 
De la manière la plus claire et la plus convaincante, l’hyperpolitique prolonge donc la longue tradition de spatialisation qui, depuis l’âge gréco-romain du politique, conçoit la fonction du pouvoir souverain dans son rapport civique à une frontière et l’histoire génétique de sa croissance, mesurée au lieu du tracé de cette ligne : tracé local des remparts de la cité antique, tracé régional et continental des frontières de l’État des Temps modernes, extrémité transcontinentale, et aérospatiale des zones d’hégémonie du Grand Espace thématisé par les stratèges américains et allemands dès avant la Première Guerre mondiale. La transcroissance du politique en hyperpolitique ne leur avait pas échappé : en juillet 1943, en pleine guerre mondiale, dans la revue Foreign Affairs, Mackinder publie « The Round World and the Winning of the Peace », dont les douze pages récapitulent avec une grande précision les étapes importantes de l’enchaînement qui mène d’un format politique à l’autre, du format romain au format américain – et anticipent, en montrant comment les Alliés préfigurent déjà, dans leur coalition contre les puissances dites de l’Axe (Allemagne, Italie et Japon), la base d’un gouvernement du globe. Bien entendu, du point de vue atlantique des Alliés et de Sir Halford J. Mackinder, ce gouvernement a pour objectif vital de contenir la masse continentale russe dans ses frontières du moment, de manière à ce que l’empire atlantique se réserve le contrôle exclusif du passage et de la circulation en espace méditerranéen, pacifique et baltique. Cet objectif « atlantique » de la Grande stratégie sous leadership anglo-américain ne change rien au raisonnement hyperpolitique, il le confirme, la Grand stratégie russe l’applique de son côté, partant d’une autre construction spatiale, complémentaire et rivale de sa version, de son versant atlantique. Et les historiens de la stratégie dateront donc de juillet 1943 le commencement de la guerre froide : un an avant le débarquement sur les côtes de Normandie, Mackinder ébauche l’alliance d’après-guerre, celle instaurée avec le traité de l’Atlantique Nord et la création de l’OTAN, que suivra sa symétrique, celle du Pacte de Varsovie.

 
Après le Léviathan, suite (6)
 
Une des singularités du récent regain des études géopolitiques tient à leur tendance à l’anachronisme : par vocation et tradition, elles raisonnent en langage euclidien, par référence à un Espace ou un Grand Espace de type impérial classique où le facteur temps fait figure de parent très pauvre, à qui on concèdera tout au plus, sous la pression des stratégistes attentifs aux vitesses des mouvements de la guerre, un strapontin dans la construction des modèles de conflictualité. Comme une seconde nature, la spatialisation du temps la commande depuis longtemps et ne cèdera pas de sitôt. Le Gros Animal que voudrait gouverner le philosophe roi ou le Bon Pasteur peine ou renâcle, doit-on conclure, à percevoir l’accélération de ses traversées de l’espace, quand bien même les signes et les effets s’en multiplient et s’en accentuent. À la suite de Platon, inventeur du Gros Animal, père de cette allégorie de cachet aristocratique, les philosophes ont une part éminente de responsabilité dans cette torpeur. Car en perfectionnant, comme ils n’ont pas manqué de le faire, le bestiaire de La République, en généralisant l’usage de la métaphore animale dans le raisonnement politique, ils en ont à la longue eux-mêmes effacé et oublié le timbre ironique des commencements.
 
Cette altération se manifeste déjà chez les refondateurs de la pensée du politique. Pour figurer le Léviathan en  frontispice de son traité, Hobbes a choisi un géant composé d’homoncules : de l’animal biblique ne reste que le nom, mais la chimère qui lui succède n’en possède pas moins son genre de monstruosité puisqu’elle campe un homme lui-même fourmillement de petits hommes. Il y a là  l’ingénieuse mise en scène d’un dédoublement apparent, dont la portée conceptuelle n’a pas manqué son but : le tout – le corps de la collectivité humaine – rassemble tous les hommes mais ne se confond pas avec leur somme. En germe, Hobbes enseigne déjà ce qui plus tard s’appellera la division (du travail, ou la séparation des pouvoirs) : regroupés en corps articulé sous l’effet directeur de la solidarité mécanique ou organique, les individus composent un vivant doté de fins et de moyens, d’institutions et de coutumes, mais que menacent aussi des dangers permanents, discordes et conflits en tout genre, ou des fractures définitives, comme celle du temporel et du spirituel. Le géant qui figure la collectivité humaine tend donc au lecteur de Hobbes deux bras qui diffèrent sur un point capital : l’un brandit un glaive, l’autre une crosse épiscopale. Le Léviathan des Temps modernes nous apparaît comme un vivant divisé, un être dual du moins : s’il incarne un Nous, c’est de contenir le conflit de l’auctoritas et de la potestas en rangeant les hommes d’Église sous le sceptre de la République qui, de ce fait même, se compose, non d’un, mais de deux espaces, le public et le privé. Le corps composite légitimé par la délégation de volonté des sujets du Prince ne s’impose, ne se stabilise que de par cette subdivision. Dans le détail anthropologique du raisonnement, elle en présuppose une autre, sa clef véritable : ce que les hommes ont en commun avec les animaux, la prudence, ne leur suffit pas pour se gouverner, il leur faut de plus la sapience, ou sagesse (Éléments de loi, VI, 4). L’homme géant du Léviathan doit-il sa taille à ce supplément d’âme ? Dans la pensée moderne du politique, la référence rationalisée à l’animalité de l’homme n’a rien d’une aimable plaisanterie : elle a même chassé la référence ironique et mythologique des origines. Du moins en prend-elle la place et y tient-elle en apparence la même fonction – mais on n’entend plus rire en grec, exposer les ressorts du bon gouvernement ne se peut plus qu’avec componction. À bien lire La Fontaine, cet  Ésope contemporain de Hobbes – Pierre Boutang, dans La Fontaine politique, y songea certainement –, on l’entend s’en étonner en aparté.
 

Amerikafka
 
« Dans l’espace, l’homme lui-même, sans conteste un animal diurne, étend son empire au-dessus du monde et, dans le temps, par-delà les heures qui ne lui appartiennent pas, sur la nuit. La nuit, comme le dit Murray Melbin, c’est the last frontier, l’ultime domaine que nous puissions encore coloniser », note Lucius Burckardt en 1989 (dans Le Design au-delà du visible). Et l’historien de l’urbanisation de revenir sur les grandes dates de cette rapide extension, du très court-circuit de l’éclairage a giorno maillant la Terre d’un jour perpétuel : éclairage au gaz en 1803 (en manufacture, en Grande-Bretagne) ; introduction du manchon, qui multiplie la luminosité ; lampe à arc de Sir Davy, puis lampe à incandescence, un brevet d’Edison, citoyen du New Jersey par l’ingéniosité de qui le flambeau quitte l’Europe, brille, en 1878, dans le Nouveau Monde – à peu de chose près, en même temps que le jubilé du premier centenaire de l’Independence Day.
 
En avant-propos de sa retraduction du récit intitulé par Kafka Amerika. Le disparu, Bernard Lortholary évoque non sans joyeuse malice les spéculations, échevelées autant que nombreuses, suscitées par cette géographie parabolique : que diable l’homme de Prague allait-il donc chercher dans la lointaine galère d’outre-Atlantique ? De fait, Kafka semble avoir pris un vif plaisir à puiser dans le Dictionnaire des idées reçues sur l’Amérique et à émailler de ses poncifs le scénario, le script presque, qu’il crayonne à gros traits gras. Technique toute trouvée : accuser l’insignifiance de proscrit prolétarisé du personnage central, en le plongeant dans le gigantisme speed de toutes choses, qui ne l’en rendent que plus dérisoire. Et les accessoires ne manqueront pas, Kafka poussant la lucidité jusqu’à imaginer les autoroutes que le New Deal ne goudronnera que vingt ans plus tard, ou des standards téléphoniques organisés comme les transmissions des gigantesques corps d’armée de la Seconde Guerre mondiale. L’essentiel du dessein de Kafka, il n’en faut pas moins, on s’en doute, le chercher ailleurs : non pas dans ces plaisantes et faciles hyperboles, simples perspectives par passages à la limite, mais dans le malheur à peine visible du héros, qui, de mésaventure en déconfiture, trouve de moins en moins le temps de dormir – ce dont, trop empressés autour de lui, ses nombreux persécuteurs ne feignent pas de s’apercevoir, et ce dont il ne se plaint qu’à peine tant le tempo de l’american way of life le met peu à peu littéralement hors de lui. Face cachée et sérieuse de la parabole prodigue en effets grotesques : la vitesse croissante de la traversée de l’Amérique transforme le malheureux voyageur malgré en lui en un somnambule qui s’ignore.