L'empire et l'inconscient
 
Quand l’armée allemande envahit la Pologne, le 1er septembre 1939, il ne s’en faut que de quelques jours que Freud n’en soit pas témoin, qui va mourir, le 23 septembre, à Londres. Dates et lieux remarquables : le IIIe Reich, avorton nationaliste et racialiste de l’empire carolingien, rallume en 1939 la guerre des empires suspendue en novembre 1918, Freud ayant trouvé refuge en 1938 dans la métropole de l’empire victorien après que, sur intervention personnelle de Mussolini auprès du chancelier allemand, il a été relâché par la Gestapo de Vienne. Ses derniers jours ne touchent pas seulement aux premières heures de la guerre mondiale recommencée, ils récapitulent et condensent tous les moments décisifs d’une carrière mentale et poétique d’adversaire farouche de la forme empire de son époque. L’histoire de la psychanalyse et le projet freudien ne font sens profond qu’à la lumière du défi jeté à la simple idée d’empire, consciente et inconsciente, dès les premiers travaux du jeune médecin.
 
Délimiter, desserrer et régler l’empire de l’inconscient sur la vie du désir : l’objectif de la psychanalyse n’admet pas simplement qu’on le rapproche, comme par astuce frivole, de son équivalent géopolitique, le duel de la cité (Athènes contre les ennemis perses) et de l’empire (Athènes contre les voisins grecs) – il exige ni plus ni moins cette analogie. Freud lui-même y a insisté sans ambiguïté, en incriminant ou en suspectant la légitimité de tous les grands empires de son époque. Pourquoi n’a-t-on pas encore scruté de près cette constante de son œuvre ?

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La géopolitique dans tous ses états

Dans Le Peuple-monde, son livre de 2011, Alexandre Adler rêve à haute voix des moyens de revenir au grand style politique herzlien et, pour Israël, de « se défaire enfin des impossibles territoires occupés, sans pour autant donner aux Arabes immédiatement environnants le sentiment de leur triomphe ou de leur impunité à venir ». Et d’entrer sans plus de circonlocutions dans le détail du projet : « un Israël allié de la Chine en construction, réconcilié pleinement avec la Turquie moderne et un Iran post-théocratique, protégeant efficacement la monarchie jordanienne au moment où l’Arabie saoudite entre dans son “temps des troubles”, ne donnerait pas au nationalisme arabe le plus impénitent le sentiment de capituler devant l’accumulation d’une force plus grande » (p. 104).
 
Voici pour la technique envisagée, fort convaincante en apparence puisqu’elle se fonde en bonne connaissance de cause sur l’évidence le plus souvent occultée, à savoir que les Arabes palestiniens ont l’extrême malchance, depuis la fin du mandat britannique en 1948, de vivre dans l’angle le plus mort de tous les grands champs géopolitiques successifs du siècle (celui de la guerre froide de l’Est et de l’Ouest, puis la fracture du Nord et du Sud, et enfin, l’assomption actuelle de l’océan Pacifique dans le jeu des grandes puissances : ainsi aucune d’entre elles n’a-t-elle d’intérêt urgent à militer pour mettre fin aux tourments arabes palestiniens – autant le jeune sionisme avait su occuper le point le plus sensible de la concurrence des empires européens et exploiter leurs parties de poker pour forcer par obstination sa propre chance, autant les Arabes palestiniens montrent-ils une égale et symétrique aptitude à ne pas appliquer cette recette, même au sein du monde arabe en fragmentation).
 
 
Pour cause de panne
 
En hommage aux Gueules cassées
 
L’avarie qui, la semaine dernière, a paralysé des heures durant une ligne de métro francilienne  (« RER ») et mis en émeute des dizaines de milliers d’usagers – la foule exaspérée envahissant la voie pour échapper au supplice de l’inertie de masse – mérite d’autant plus la réflexion que les divers Agents responsables de la grande machinerie en donnèrent des explications hétéroclites. La panique aussi avait sans doute commencé de gagner le cerveau de l’entreprise puisque, dans un de ses communiqués, elle invoqua la responsabilité de la foule irresponsable : comment rétablir le trafic, n’est-ce pas, sur une ligne envahie par des hordes de brebis furieuses ? Même le Bon Pasteur y renoncerait.
L’épisode, non seulement nous le savons typique du régime des transports en commun de la région parisienne, mais encore devons-nous y reconnaître un classique de la vie en zone post-industrielle. Car ses grandes machines mettent en panne, tels les bricks et les goélettes de la marine à voile – à ceci près que leurs pannes surviennent non comme une manœuvre concertée mais tel un acte manqué. Thèse : la Panne est à un réseau post-industriel ce que, depuis Freud, un acte manqué dit de l’âme au fil de ses besognes les plus modestes. Comme il y a une psychopathologie de la vie quotidienne, de même devons-nous concevoir une économie négative de l’existence post-industrielle, une tératologie de la puissance. Question : de quel désordre premier, de quelle souffrance retenue la Panne est-elle l’acte manqué, l’heure de vérité par bévue, l’affect captif libéré par inadvertance, la déraison rationnelle ?
 
Pour une chronopolitique, suite
 
« L’Amérique n’est donc pas seulement la première superpuissance globale, ce sera très probablement la dernière » : l’homme qui prophétise aussi hardiment ne parle pas seulement des États-Unis, mais aussi en Américain puisqu’il s’agit de Zbigniew Brzezinski, méninge géopolitique du président Carter entre 1977 et 1981. En ces termes et dans cette perspective, il concluait, en 1997, Le Grand Échiquier, livre où il examine le système (ouvert) et le jeu (instable) des interactions entre les quelques pôles de la concurrence des hégémonies.
Dix ans plus tôt, Bernardo Bertolucci avait signé le beau film Le dernier empereur : après l’effondrement de la dynastie régnante dans les affres de la révolution chinoise de 1911, que devient l’héritier déchu et désœuvré ? Brzezinski déroule le fil du temps en sens inverse et tente d’imaginer le monde une fois le dernier empire disparu. Nous intéresse ici non pas le détail des raisonnements qu’il tient pour présenter et pour étayer son hypothèse, mais ce fait intellectuel tout de même peu ordinaire : un discours d’apparence méthodique rigoureuse sur l’empire, et sur cet empire-là, empire se représentant et se déclarant lui-même en sursis d’hégémonie, et ce sursis lui-même, non pas comme le nom choisi par pessimisme pour déplorer quelque incapacité progressive à régir demain la pax americana, mais au contraire comme le présage d’une prochaine régulation collective de l’échelle des puissances – ou encore, pour parler contemporain, comme le prélude d’un « véritable » multilatéralisme (« véritable » : exprimé dans la langue d’une rationalité juridique universellement reconnue).