Le Cahier des présences et des absences
 
                                                                                         Juin 2010
                                                           juste après la fête des mères
 
 
Ce n’est pas un jour d’école, et pourtant ! Dans la nouvelle Salle polyvalente sise près de la Mairie, c’est dimanche et la matinée tire à sa fin. Le Sénateur-Maire tient deux Cahiers des Présences devant deux petits garçons, deux frères appelés Gilbert et André. Gilbert a quelques mois de plus que son frère André, environ une année. C’est le Cahier d’Appels.
 
Beaucoup des villageois de Lupersat dans la Creuse sont là, mais aussi des voisins du Limousin, des gens des diverses régions de France et de Paris, et même d’au-delà des mers. Gilbert et André ont quatre ans et demi et cinq ans et demi, ils se ressemblent, ils se savent proches, ils savent qu’ils ne doivent pas se quitter, ils habitent dans la famille du facteur. Voici une photo de tous les deux en costumes marins, ils sont avec la maman de la famille nombreuse portant un bébé. Et ces vieilles pierres, ce vieux mur de Lupersat devant lequel ils posent sera un repère – repère, dit le dictionnaire, c’est revenir au point de départ, selon le latin rapatriare de patria et de pater, patris
Père. Mère. Leur maman à eux, Rose, habite dans un village à quelques kilomètres ; elle se déplace à bicyclette et fait quelques travaux pour vivre. Elle est déterminée. Elle est vigilante ; elle entend les paysans dire que certaines denrées alimentaires sont difficiles à trouver en ce temps de guerre et d’occupation. Elle se met à confectionner des pates selon la recette polonaise de sa propre mère.
 
Le Sénateur-Maire, Monsieur Michel Moreigne, fait une surprise aux deux garçonnets. Il leur donne le Cahier de la maîtresse, le Cahier d’Appel où elle a écrit avec exactitude leurs présences et leurs absences. Mais pourquoi sont-ils si souvent malades ? Pourquoi manquent-ils l’école si souvent dans cette montagne creusoise dont l’air et l’altitude fleurent bon la santé ? Ils sont jeunes. Ce sont des enfants. Mais ils savent quand ils doivent se cacher sous le lit. Ils connaissent le pas des gendarmes et ils ont appris à disparaître à leur présence. Ils sont donc souvent absents à l’école. Et la maîtresse inscrit scrupuleusement ce qui pourra être regardé comme mauvaise santé. Quand des enfants sont envoyés régulièrement dans ces régions pour respirer le bon air, la note malsaine se trouve bien réelle dans cette France située géographiquement en dessous de la ligne de démarcation.
 
Aujourd’hui, dimanche, en la Salle polyvalente. Dimanche et Journée de la Déportation dans le calendrier français des mémoires, 25 avril 2010. Gilbert et André n’ont pas changé. Ils sont enfants. Ils sont jeunes avec Marie, la fille aînée de la famille, et son plus jeune frère, un André aussi. Gilbert et André sont là. Ils ont grandi. A également grandi leur émotion qui tient André assis, qui illumine le visage de Gilbert. Les deux garçonnets en costumes marins sont vivants. Avec la médaille et l’attestation de Yad Washem données par le représentant de l’Ambassade d’Israël, Gilbert et André se trouvent garants de la mémoire de l’État d’Israël envers les Justes des nations. Et de répéter ce que la France entendra toute la journée, la parole du Talmud que quiconque sauve une personne sauve le monde entier.
 
Leur plus, c’est le cadeau du Cahier des Présences. L’écriture de leur maîtresse. La consignation des jours, jour après jour. Lors, les décisions réitérées quotidiennement par les parents de la famille nombreuse de les envoyer, ou non, à l’école. A quelques kilomètres d’Aubusson et de ses tapisseries, il y a de quoi réfléchir au tissu journalier et aux fils tirés minutieusement en trame sur la chaine montée, fixée et choisie auparavant. Car les Mallet, Victor et Pauline, considéraient ces deux enfants comme leurs neveux, comme leur famille. Ils n’en avaient aucune obligation judiciaire, c’était presque le contraire. Ils en avaient juste une obligation morale - JUSTE - au sens grandi de la morale et de la famille humaine.
 
Dans les fac-similés du Cahier des Présences, les deux jeunes frères Gilbert et André, les deux hommes aux grandes silhouettes, Gilbert et André, verront et regarderont les quelque soixante-sept années entre leur départ de Lupersat et les retrouvailles avec la famille Mallet, leur re-père. Gilbert en Israël, André en France, y apprendront que la longue durée si lourde en événements, de 1943 à 2010, peut se vivre en une journée, en une unité de temps très très très brève. Le temps de se poser après un long voyage, l’instant de volonté pour se rencontrer et se voir, le temps d’un rendez-vous, le temps d’une fête. Ils en enseigneront leurs enfants, leurs petits-enfants, et les enfants de leurs petits-enfants, de génération en génération. 
 
 
                                                           ©     Marie Vidal
 
 
Le livre de leur maman, Rose Getraida, est sorti aux Éditions de l’Harmattan, dans la Collection Mémoires du XXème siècle, en 2002, sous le titre Avec mes deux enfants dans la tourmente et avec le sous-titre « Récit d’une mère juive en France sous l’occupation allemande ».