On savait que Mathias Lair était un écrivain du corps, des sens, et plus particulièrement de la sensualité physique, basée sur une combinaison du tactile et de l'olfactif. Tout ce registre du désir et du plaisir où il exce1le : mes caresses la mendiaient.." Mais les cinq nouvelles qu'il donne en ce recueil, dont les héroïnes sont aussi bien les dédicataires du livre, confirment par ailleurs qu'il est aussi un auteur expert en psychologie, autant 1a sienne que celle des femmes qui figurent au centre dc ses récits amoureux. Alors chaque histoire correspond un peu à des moments de sa vie. Des amours adolescentes à aujourd'hui, d’Évreux à Paris en passant entre autres par l'Inde. Il y a, en outre, un travail sur le narrateur et le souvenir narratif comme témoignent ces deux phrases tirées de la nouvelle initiale : Comme si le je raconte et le je qui agit en une autre€ époque composaient un feuilleté incertain. Et plus loin : la réalité ne l'intéresse que pour confirmer et relancer son imaginaire. Et cette autre extraite du dernier récit qui donne le titre à 1'ensemble : Même ce souvenir est flou, ou reconstruit. Mais l'important demeure au final le rapport entre l'homme et la femme, entre les amants, et cette clairvoyance pour Mathias Lair à écrire son propre chemin de pensées autant que décrypter celui de 1a partenaire, aussi différente soit-elle. C'est ce dialogue subtil et microscopique entre deux sensibilités, dont l'une est lisible et directe, mais dont i ‘autre en face reste sibylline el clandestine, qui est remarquable. Tant et si bien que l'auteur n'hésite pas dans une autre nouvelle à endosser 1a voix féminine dans sa réflexion intérieure avec une parfaite maîtrise. Donc de la femme qu'il a au cœur et au sexe, il tente à la fois de ne pas oublier ces moments privilégiés de l’amour qu’il cst difficile de mettre en mots afin de les conserver en mémoire, et aussi de rendre ces éblouissements de 1'amour déclinés de cinq façons différentes. Un livre qu'on garde en tête pour sa force
charne1le.
Jacques Morin,
Revue Décharge n° 158
20 €. Éditions L’échappée belle, 14, avenue des Acacias, 93170 Bagnolet
 
*
 
« Cinq récits amoureux » : un sous-titre, un genre littéraire ? Une évidence. Depuis toujours (et la référence à l’androgyne platonicien pointe le nez dans ces pages), l’amour est au centre des préoccupations de l’homme, donc de la littérature. Pourquoi le nier, pourquoi le fuir ? Cinq histoires d’amour, donc, banales en soi, dans un domaine où tout a été dit. Leur originalité tient dans la distanciation qu’opère l’auteur entre l’histoire et son récit. Même si le rabat de couverture les prétend « vécues par l’auteur », elles ne prennent sens qu’avec le recul, avec le temps et le regard d’un homme sur le retour. Un regard qui part du premier amour, à quinze ans, et se poursuit jusqu’à la disparition du principe même de l’histoire d’amour (« Hannah avait été ma mort »), qui s’affranchit de la vie pour s’installer dans le récit (« C’est pourquoi je souhaitais sa mort comme la mienne, pourquoi je l’ai suppliée de partir, pour rester seul avec son fantôme que je fais plus vrai qu’elle-même »). Lente opération alchimique, donc, lente transmutation de la réalité en fiction, du « branchement de plaisir avec l’autre » qu’est la première aventure à la sublimation du corps à corps en rêve.
Jean-Claude Bologne (extrait)
http://jean-claude.bologne.pagesperso-orange.fr/Lectrec.htmlMathias Lair, Oublis d’ébloui, L’échappée belle, 2013.


*

Quand Mathias m’a fait l’honneur et l’amitié de me confier son manuscrit de nouvelles amoureuses, j’éprouvais une légère inquiétude. Une inquiétude, je m’explique : je craignais de devoir lire venant de mon grand ami poète et psychanalyste, soit une version prosifiée d’exaltations poétiques ou une novellisation de cas de pathologie amoureuse. Défendant depuis plus de trente ans sans doute avec beaucoup de naïveté la nouvelle, comme genre absolu et non comme parent pauvre du roman, un peu trop hégémonique à mon goût, j’ai eu la surprise et le bonheur de lire de superbes nouvelles qui m’ont communiqué leur éblouissement.
Les cinq récits du recueil sont de vraies nouvelles non à cause du critère de la taille (quelques pages), du nombre des personnages restreints à deux, le Je amoureux et la figure féminine aimée, Jocelyn, Lila, Hannah, Marie, du nombre des lieux (les bords de Seine, les places parisiennes, l’Inde) mais pour une raison plus subtile, la brièveté. Or la brièveté est peut-être moins une question de longueur matérielle que la conséquence de l'énergie propre au thème amoureux, que le résultat d'une vision du monde et de l’autre, que le choix d'une écriture entre proximité et distance, lyrisme sensuel et lucidité critique. Les cinq récits ne sont pas des « nouvelles-anecdotes » visibles, spectaculaires et explosives mais des « nouvelles-instants » qui prenant le parti de l’immédiat, de l’instantané, de l’intensité, privilégient l’exploration d’une crise sur l’histoire, elle-même, dédramatisée, délivrée de tout pathos. Car de l’aventure adolescente avec Jocelyne, à la passion presque mystique pour Hannah de l’homme mûr, en passant par la guerre hystérico-burlesque avec Lila, l’histoire amoureuse, elle a déjà eu lieu dans le passé. La rencontre a été accomplie. Elle ne sera qu’évoquée. Mais on retrouve dans Oublis d’ébloui les deux critères essentiels de toute grande nouvelle : le souci du réalisme lié à l’altérité problématique et la dramatisation critique du récit qui fait du texte le théâtre d’une crise.
Le véritable enjeu pour le je qui raconte (l’auteur, le narrateur, l’homme amoureux, qu’importe !) est de convoquer la mémoire pour se souvenir de tout, Mathias parle d’un « désir de cannibalisme de mémoire ». Il s’agit donc de mettre la conscience et l’écriture en crise pour commémorer la plénitude de la présence perdue ou menacée d’évanescence et de disparition, pour restituer la fulgurance de l’intensité vécue, pour retracer comme un peintre (Matisse) l’épiphanie d’une apparition merveilleuse : « J’accueille l’apparition sans dire un mot : le velouté sombre des yeux, la douceur de la peau, la pose qu’elle prend ; dans ce bonheur physique, j’ai le sentiment de voir surgir d’un fond oublié une image d’émerveillement. » ou pour rendre, faire résonner avec les mots l’écho d’un regard, le grain d’une voix, l’harmonie sourde d’une étreinte charnelle, le rythme sensuel d’une marche à deux. Le titre « Oublis d’ébloui » dit merveilleusement cette tension pour ramener à la lumière des mots le « fond oublié », la « communauté sans nom », le partage souvent muet du plaisir.
 Genre intellectuel, ironique, la nouvelle déconforte, elle ne cherche pas l'identification affective du lecteur au héros: elle ne suscite pas l'adhésion, le consensus extatique, elle ne cherche pas à toucher le coeur comme le roman mais oblige à une distanciation critique. Lire une nouvelle de Mathias exige une collaboration active du lecteur, un travail de la mémoire, une mobilisation de l'attention aimantée par la chute à venir, la fin de l’histoire d’amour, une vigilance dans la relecture, comme par exemple celle de la troisième nouvelle Hannah : fin de rencontre dont les échos sont ressuscités par la dernière : Oublis d’ébloui. Chaque récit est discrètement animé par une interrogation philosophique de l’amour, du désir, des égarements du corps et de l’esprit, de la réversibilité de la peau et de l’âme, du mystère métaphysique de la jouissance, des jeux troubles de l’identité et de l’altérité, des intermittences du désir. On pense souvent à l’érotique platonicienne réfléchissant sur les pouvoirs de l’amour et l’unité primordiale de l’Androgyne, mais surtout aux belles pages de Lévinas sur le visage de l’autre, sur l’envisagement. Porté par « la soif de la connaissance », selon l’expression de Mathias, Oublis d’ébloui est un magnifique éloge de l’amour et de la philosophie. Réconciliant les sens et le sens, la philosophie n’incarne-t-elle pas autant l’amour de la sagesse que la quête d’une sagesse en amour !
 
Franck évrard