Par Pierre DENIKER
 
 
Professeur de Psychiatrie a la Faculté de Médecine Médecin de l 'Hôpital Sainte-Anne de Paris.
 
Il y a tout juste 40 ans l'installation d'un premier appareil d'électroencéphalographie a Paris était annoncée dans la grande presse avec la manchette suivante :"L'appareil à lire la pensée est arrivé a la Salpêtrière". Le moins qu'on puisse dire est que la nouvelle était prématurée, puisqu'il faudra plusieurs décennies pour qu'on soit capable de tirer de l 'électroencéphalographie des données intéressant la psychologie et la psychiatrie. Et ceci surtout a partir de l'introduction des méthodes de quantification et d'analyse automatique du signal électrique cérébral, auxquelles Pierre Etevenon vient de consacrer ce livre remarquable, sujet de sa thèse de Doctorat d'État es Sciences Naturelles.
 
Certes l'électroencéphalographie classique a joué un rôle déterminant pour faire passer la neuro- psychia trie moderne dans le champ de la médecine scientifique. Mais il faut reconnaître que les avances réalisées en neurologie et en neurochirurgie étaient plus importantes - au moins dans la pratique - que celles de la psychiatrie et a fortiori de la psychologie. Si l'étude de l'épilepsie qui concerne à la fois la neurologie et la psychiatrie, a reçu une impulsion déterminante grâce à l'électroencéphalographie, il faut bien dire qu'il n'en allait pas de même du domaine des psychoses appelées "fonctionnelles" parcequ 'elles ne comportent pas de lésions anatomiques décelables.
Il a fallu toute la patience et la sagacité de chercheurs tels que G. Verdeaux, P. Borenstein ou Mme Lairy pour déceler dans les schizophrénies des "patterns" E.E.G. ayant valeur diagnostique, voire pronostique. Mais ces observations, aujourd'hui confirmées par les moyens de l'électro-encéphalographie quantitative, n'étaient pas suffisamment utilisées par les psychiatres pour établir des corrélations électro­cliniques. L'existence chez les schizophrènes de tracés anormalement "normaux" ou l'absence de réactivité des tracés, remarquablement invariables chez ces malades, ne parlaient pas à l'imagination du clinicien. En définitive, ce que celui-ci demandait avant tout au laboratoire d'E.E.G. c'était l'établissement d'un diagnostic d'organicité ou, plus souvent, d'absence d'organicité.
 
Dans le domaine de la psychologie normale ou pathologique, on sait les espoirs qui accompagnèrent les recherches électroencéphalographiques sur la vigilance, le sommeil et le rêve. Si les données relatives aux différents tynes de dissolutions de la vigilance sont aujourd'hui classiques et présentes dans la pratique quotidienne, il n'en va pas de même des découvertes sur le sommeil paradoxal et le rêve. En dépit d'une impressionnante accumulation de données, appuyées par les plus brillantes démonstrations scientifiques, la jonction tarde à se faire, sauf naturellement dans le domaine des troubles du sommeil, entre les constata­tions électrophysiologiques et leurs applications à la clinique ou à la pathologie. Il apparaît que le rêve du sommeil rapide et les rêves dont les patients peuvent se souvenir sont difficiles à comparer et même à articuler. Les expériences de "privation de rêve" et de sommeil paradoxal, pour évocatrices qu'elles soient, n'ont eu jusqu'à maintenant que peu de conséquences en application à la pathologie mentale où même à la psychologie. En bref, il faut bien reconnaître qu'un fossé demeure entre l'électrophysiologie savante et les applications psychopathologiques.
 
C'est précisément ce fossé qu'on peut espérer réduire grâce à l'introduction des méthodes d'E.E.G. quantitative et d'analyse automatique des signaux cérébraux qui font l'objet du livre de Pierre Etevenon. Celui-ci peut surprendre ou rebuter, par sa présentation et ses références mathématiques continuelles, le lecteur qui ne possède pas une formation supérieure dans ce domaine. Il est toutefois rassurant que de nos jours l'activité bioélectrique du cerveau puisse être analysée à l'aide de modèles mathématiques précis, comme c'est déjà le cas pour l'électrocardiogramme. Il est plus rassurant encore que les "machines" qui permettent de réaliser ces analyses quantitatives ne soient pas différentes - en fait, ce sont les mêmes - des appareils qui servent, par exemple, à étudier les signaux ondulatoires utilisés pour la recherche pétrolière. Lorsque la psychophysiologie et la physique appliquée peuvent emprunter valablement les mêmes instruments, il y a là un gage de sérieux indéniable. Au reste, si les modèles et démonstrations mathématiques risquent de demeurer plus ou moins hermétiques au médecin, le résultat concret des analyses doit être accessible au simple clinicien du niveau des mathématiques élémentaires, au moins autant que les tracés de l’électroencéphalographie classique. La lecture de spectres de puissances, d'histogrammes, voire de représentations spectrales "à 3 dimensions" dont l'une est temporelle, n'excède pas ce niveau élémentaire. Il est probable que dans l'avenir les jeunes cliniciens se familiariseront plus facilement avec les données quantitatives qu'avec la lecture des tracés classiques.
 
Pour illustrer les applications de notre disci­pline, déjà accessibles aux nouvelles techniques quantitatives, on peut citer trois exemples qui représentent précisément des directions de recherches poursuivies dans notre service universitaire de Sainte-Anne et au Laboratoire d'E.E.G. de Georges Verdeaux, par Pierre Etevenon et son équipe et par nos collaborateurs cliniciens.
 
Un premier thème concerne les problèmes, actuellement en pleine évolution, relatifs à la dominance hémisphérique au regard de la psychologie normale et pathologique.
Il était paradoxal que cette dominance n'apparaisse pas à l'E.E.G. classique et, en fait, elle apparaissait pour les observateurs avertis, au moins dans certains cas. Grâce à la sommation et à l'intégration des signaux que réalise l'ordinateur, les différences interhémisphériques se manifestent plus clairement. Cependant, grâce à la finesse des moyens d'analyse la notion de dominance d'un hémisphère apparait aujourd'hui trop grossière et dépassée. Elle se trouve nuancée par toutes sortes de constatations originales tenant à la topographie des aires, aux fonctions mises en jeu et au déroulement des activités cérébrales qui illustrent la complémentarité des deux hémisphères cérébraux. Au regard de ces données nouvelles, les tests cliniques et psychologiques de latéralisation apparaissent souvent trop sommaires. Et le moindre problème n'est pas d'en réaliser de plus précis et de mieux adaptés.
 
Un deuxième thème de recherche se rapporte au problème déjà évoqué, des corrélations électro-cliniques chez les malades atteints de psychoses schizophréniques. On sait que ceux-ci représentent, dans notre pays, près de 45000 hos­pitalisations annuelles et près de 25 % des malades internés dans nos hôpitaux psychiatriques. La symptomatologie et l'évolution de ces psychoses sont très évocatrices d'un subs­trat biologique qui cependant n'a pas été éclairci, du moins avec les moyens classiques. Les beaux travaux d'Ingvar sur les altérations de la consommation d'oxygène cérébral chez ces malades, indiquent que des techniques modernes permettent de nouvelles approches. Parmi ces techniques se situe, sans conteste, l'analyse quantitative et automatique des E.E.G.
 
Il devient possible de faire apparaître, de mesurer et d'évaluer la signification statistique des particularités des tracés de ces malades par rapport aux témoins: qu'il s'agisse du rythme alpha anormalement "parfait" et invariable, ou encore de l'absence de réactivité de l'E.E.G. aux épreuves habituelles ou à la thérapeutique. La question est alors de savoir si certains types de tracés peuvent être mis en relation avec les différentes formes de la maladie et d'opposer, comme en clinique, les formes à dominante déficitaire et les formes productives, délirantes et paranoïdes. Une autre question est de rechercher si les images caractéristiques sont assez précoces dans leur apparition pour fournir des éléments diagnostiques et pronostiques, ou bien si elles ne sont que le reflet des modifications biologiques produites par la chronicité. Les premiers résultats de recherches conduites avec Pierre Etevenon sont encourageants car ils indiquent que les anomalies électriques mises en évidence par les méthodes quantitatives pourraient avoir une valeur diagnostique précoce - donc contribuant à la prévention - et une valeur pronostique pour orienter la thérapeutique.
 
Une troisième direction de recherche se rapporte à l'utilisation de l'E.E.G. quantitative dans un domaine qui nous est familier, celui de la psychopharmacologie moderne. Déjà les travaux américains de M. Fink et T. Itil, pionniers des méthodes quantitatives, avaient montré les correspondances étroites qui existent entre les classifications électro­encéphalographiques et les classifications pharmaco-cliniques des agents psychotropes. Grâce à ces données il est possible d'obtenir précocement des indications sur le type d'action engendré par une nouvelle molécule en expérimentation. Mais surtout, au moment où la psychopharmacologie met à notre disposition des médicaments de transition et des molécules entièrement nouvelles, il est intéressant de disposer d'un moyen de classer ou de situer ces agents par une méthode biologique et contrôlable.
 
Qu' il nous soit permis de conclure ce texte préliminaire par une mise en garde qui concerne certains excès des techniques de pointe. On sait que chaque fois qu'apparaissent de nouveaux instruments de mesure, certains spécialistes sont tentés de s'intéresser davantage au nouvel instrument qu'à ce qu'il est censé mesurer. De nos jours, le foisonnement des techniques ultramodernes, spécialement dans le domaine de ce que l'on appelle les "neurosciences", fait parfois craindre que la sophistication très poussée des méthodes fasse un peu perdre de vue leur objet, en médecine notamment. Certes, ce n'est pas un reproche qu'on puisse faire à notre ami Pierre Etevenon qui est parvenu à maitriser parfaitement la "philo­sophie" de son travail. Très tôt il a compris qu'une démonstration scientifique éblouissante partant d'un sujet qui serait mal défini du point de vue de la pratique clinique, resterait dans le domaine éthéré des découvertes en forme d'étoiles filantes, qui laissent bouche bée aussitôt disparues.
 
À une formation scientifique variée et particulièrement complète qui lui a inculqué la rigueur dans l'expérimentation, il allie - quoique n'étant pas médecin - un discernement remarquable de contraintes humaines et des obligations morales de la clinique, peut-être les plus délicates de toutes puisqu'elles concernent la pathologie mentale. Qu'il en reçoive ici le témoignage public et qu'il se sente encouragé pour l'avenir de ses recherches par l'affection de tous ceux, médecins, informaticiens ou techniciens qui y sont associés. Dans les conditions de rigueur scientifique et d'adéquation à la réalité clinique où il les conduit, elles doivent déboucher sur des avancées efficaces et utiles.
 
                                                                                                                                                         mars 1978