Lima de Freitas
Traditions et avant-gardes[1]
 
 
 
à Helle Hartvig Freitas
 
 
 
            Ce fut l’année de l’Exposition Universelle de Lisbonne, en 1998, peu de temps avant son départ pour l’Orient Eternel, que je fis la connaissance de Lima de Freitas. Cette rencontre fut décisive.
            Mon premier livre, Le Fou de Shakti, publié par les Editions Hugin, devait être présenté au Centre culturel Martines de Pasqually de Lisbonne le 14 juillet, non pour une nouvelle et impossible prise de la Bastille, celle-ci étant devenue virtuelle, mais pour célébrer l’éternelle conquête de la Citadelle de l’Être. Ce fut Lima qui présenta cet ouvrage bilingue à l’assemblée.
José Anes m’avait introduit auprès de Lima la veille seulement. Nous avions longuement échangé. Une femme avait fait médiation entre nous, une femme admirable, rebelle et porteuse d’une Tradition d’amour, très belle plume de surcroît, Jacqueline Kelen. Jacqueline Kelen, que Lima avait retrouvé en plusieurs occasions lors de congrès et colloques, incarnait à ses yeux, tout comme aux miens, ce qui peut jaillir d’inattendu et de révélation à la croisée des avant-gardes et des traditions. L’autre personnalité qui nous rapprocha immédiatement fut Gilbert Durand dont les travaux sur l’imaginaire nourrissaient nos propres recherches. L’oeuvre de Gilbert Durand présente d’ailleurs une certaine gémellité avec celle de Lima de Freitas.
Nos échanges portèrent sur une question essentielle, les liens entre avant-gardes, artistiques ou littéraires, et traditions initiatiques. Nous étions l’un comme l’autre conscients de l’urgente nécessité d’une nouvelle alliance entre les avant-gardes et les traditions, ou philosophies de l’Eveil, à la fois comme résistance à la puissance d’opacité qui avait déjà commencé à envahir les consciences et comme vecteur de nouveaux accomplissements. Certes, l’urgence semblait moindre au Portugal, où l’esprit de poésie demeurait bien vivant, qu’en France où la raison raisonnante semblait l’emporter. Le réenchantement du monde s’imposait mais ce réenchantement devait tendre vers le Grand Réel plutôt que vers un rêve stérile. De telles alliances, entre avant-gardes et traditions initiatiques, s’étaient déjà manifestées notamment à la fin du XIXème siècle et au début du XXème siècle avec Erik Satie, Joséphin Péladan et les salons de la Rose-Croix, plus tard, et de manière très marquée avec André Breton et le mouvement surréaliste, Georges Bataille et le mouvement Acéphale, sans oublier le Grand Jeu de Daumal. 
Nous avons donc croisé non l’épée mais la plume, et aussi l’esprit, afin de faire naître de ces frottements un feu capable de consumer le carcan des préjugés et des conditionnements qui tissent « la personne », l’« ego », le « moi », même pas haïssable d’ailleurs, seulement encombrant, trop encombrant, jusqu’à envahir et cannibaliser tout le champ de la conscience. Lima affirmait, et cette pensée n’a jamais cessé de guider mon travail d’auteur, que les avant-gardes ouvrent la brèche afin que les expressions initiatiques et les philosophies de l’Eveil puissent se révéler. Avant-gardes et traditions sont les deux mouvements d’une même respiration.
Quelques jours après notre première rencontre, Lima accepta ma proposition d’assurer une fonction de « veilleur » d’un groupe de recherches, formé d’hermétistes et d’avant-gardistes, groupe qui apparût presque au grand jour, quelques années et quelques livres plus tard, sous le nom de Société Incohériste.
La Société Incohériste est née très exactement d’un renouvellement de l’alliance créatrice entre les philosophies de l’Eveil, les traditions initiatiques occidentales et les avant-gardes surréalistes ou néo-surréalistes, ceux que le poète et fantasophe Paul Sanda nomme « les surréalistes éternels ».
Comme vous le savez, Lima n’eut pas le loisir d’exercer sa fonction de veilleur au-delà de quelques semaines, tout au moins physiquement mais son œuvre continue de veiller pour lui et de nous inspirer. C’est de cette inspiration, de ce qui est advenu suite à cette rencontre que je vais maintenant vous entretenir.

Il existe un dépôt traditionnel[2] de première importance dont le Portugal est Le gardien pour le reste du monde, dépôt qui est aujourd’hui inscrit dans un triangle prophétique formé de trois œuvres, selon moi inséparables, celle de Fernando Pessoa, celle d’Agostinho da Silva, celle de Lima de Freitas, triangle qu’il nous appartient de découvrir, conquérir et activer afin qu’il rayonne sur le monde.
Il est impossible de dire précisément de quelle manière ce dépôt, qui n’est en ni matériel, ni immatériel, ni réalité, ni illusion, nous a conduit à interroger les évidences, à passer à travers les formes, fussent-elles sacrées, pour approcher, en poète, c’est-à-dire, en inventeur, le Grand Réel.
Lima de Freitas est un initié. Il est un hermétiste de haut vol comme son 515 le démontre. Mais de quoi parlons-nous lorsque nous parlons d’initiation ? Lima de Freitas n’était pas enfermé dans les initiations formelles qu’il connaissait bien par ailleurs pour fréquenter avec régularité le monde maçonnique et initiatique. Il savait, d’expérience, que l’initiation commence avec le silence, qui constitue l’unique porte de sortie du labyrinthe, et cette porte se trouve au centre, sur l’axe du monde.
L’entrée dans le Royaume du Silence, dans ce Pays du Centre, coeur de toutes les traditions, est la seule véritable initiation, l’unique objectif, et l’unique justification, des nombreux, trop nombreux, ordres, sociétés, cénacles et assemblées dits initiatiques, quels que soient les habillages culturels traditionnels dont ils se parent. Mais cette tension vers l’Etre en soi n’est pas l’apanage des sociétés initiatiques. Des sociétés d’arts martiaux, des sociétés artistiques, des sociétés d’artisans, des cercles de poètes, entre autres, mais également bien entendu des individus isolés qui ont senti le frémissement de l’Aigle ou du Serpent partagent ce même idéal, hautement pragmatique en réalité. Pensons à Fernando Pessoa.
Toute tradition est d’essence libertaire avant de se figer bien souvent en codes, règles, dogmes et même en politiques. Mais toute tradition génère aussi l’antidote à ce processus mortifère à travers ses rebelles, iconoclastes, insensés et génies de l’Etreté. Lima de Freitas est l’un de ses génies dont la folie créatrice, parfaitement contrôlée, ouvre les portes du Réel.
Nous pourrions illustrer par une peinture idéale et impossible ce grand passage de la conscience individuelle identifiée, matrice de l’ego réplicateur, vers la conscience individuelle non identifiée. Cette peinture ne correspondrait pas à la réalité non-duelle de l’expérience puisqu’elle éclairerait des distinctions et des oppositions mais elle transmettrait peut-être au passant en tranquillité le pressentiment du Réel. Défi pour l’artiste. Défi que Lima de Freitas a su relever.

De part et d’autre de la Ligne du Silence, deux mondes ou plutôt deux états se distinguent. Si nous appelons ces deux états l’Un et l’Autre, nous pouvons dire alors :

Dans l’Un, il y a l’Etre. Dans l’Autre la personne.
Dans l’Un règne le Roi Caché, le Soi, dans l’Autre règne le moi, haïssable ou non.
Dans l’Un, la conscience pratique le Culte du Saint Esprit, ou de l’Esprit Libre, dans l’Autre la conscience est prise dans le culte de l’objet, de l’image et de la consommation.
Dans l’Un, nous sommes dans l’état objectif, pure perception de ce qui est là. Univers perçu. Dans l’Autre, nous demeurons dans un état subjectif. Univers pensé, conçu.
Dans l’Un, nous sommes inscrits dans le non-temps de l’ici et maintenant. Dans l’Autre, nous sommes étirés dans le temps.
Dans l’Un, nous sommes les dévoreurs des temps, passé, présent, futur. Dans l’Autre, nous sommes la proie du temps.
Dans l’Un nous sommes vivants. Dans l’Autre nous sommes vécus.
Dans l’Un nous sommes dans le Silence. Dans l’Autre, nous sommes au sein du bruit et du langage.
Dans l’Un, nous sommes dans l’ataraxie. Dans l’Autre, nous sommes dans l’intranquillité de Fernando Pessoa.
Dans l’Un, L’art est de Ne Rien faire, selon Agostinho da Silva. Dans l’Autre, la préoccupation et l’occupation consistent à avoir et faire.
Dans l’Un, le Verbe est créateur. Dans l’Autre, la parole est perdue.
Dans l’Un, tout est Liberté. Dans l’Autre, il n’y a que conditions et limites.
Dans l’Un, le corps est Esprit. Dans l’Autre, le corps est matière.
Dans l’Un, tout poison devient liqueur des dieux. Dans l’Autre, tout est toxique.
Dans l’Un, tout est immobilité parfaite et fluidité. Dans l’Autre, tout est mouvement et pesanteur.
Dans l’Un, tout est amour. Dans l’Autre, tout est désir, et le désir est toujours mimétique[3].
Dans l’Un, tout est plénitude du vide. Dans l’Autre, tout est vide désespérant des formes.
Dans l’Un est le sans-forme. Dans l’Autre, sont les formes.
Dans l’Un, nous sommes dans l’invention. Dans l’Autre, nous sommes dans l’imitation.
Dans l’Autre, le triangle archaïque pouvoir-territoire-reproduction agit pleinement en toutes les périphéries de l’expérience. Nous retrouvons la fonction labyrinthique. Dans l’Un, ce même triangle s’est verticalisé en un unique point de Vide. Le Dragon s’est envolé. Passé sans porte.

            Dans la perspective de la personne, de l’ego, ces deux mondes sont distincts, radicalement. Au coeur de l’Etre, au cœur de la plénitude du Vide, ces deux mêmes mondes sont un et ne sont pas. L’Un est l’Autre. L’Autre est l’Un. Ni l’Un ni l’Autre. L’illusion et le Réel, le relatif et l’Absolu, sont un.

Les chemins de la Liberté absolue passent ainsi par le Silence. Tout le processus initiatique, science et art, n’a d’autre finalité que le Silence dans lequel se déploie naturellement, sans intention, sans vouloir, sans mathématique, sans géométrie, sans mot, sans nombre, sans symbole, l’infini liberté de l’Etre et du non-Etre. La personne elle-même, d’abord obstacle, devient une parfaite expression de cette liberté jusque dans ses aberrations. Ce que l’on reconnaissait comme intranquillité, ce que l’on redoutait comme impéril, apparaît dans sa propre nature vide comme émanation de la Beauté suprême. Le jeu étriqué de la personne, intégré dans le Grand Jeu de l’Etre, de malin, malUn, est bel et bien reconnu comme divin, divUN.
Sur les voies d’Eveil, nous distinguons couramment quatre rapports au Réel. Si le questeur saisit immédiatement qu’il est l’Absolu, la queste est achevée, ici et maintenant, à jamais, elle n’a nullement commencé. Tout est accompli. S’il ne saisit pas l’Absolu, mais perçoit le jeu de la Conscience et de l’Energie, Shiva/Shakti, il joue au lieu d’être joué. Si le questeur n’aborde pas non plus le jeu de la Conscience et de l’Energie, alors il respecte les rites. S’il ne comprend pas les rites alors il se met au service de l’altérité, il sert son prochain. La clef de l’initiation, la Ligne de Silence qu’il lui convient de franchir par un abandon, un saut dans le vide, se situe dans ce passage sans porte entre les rites et le jeu divin, de l’imitation à l’invention, dans ce bond « quantique » entre le duel et le non-duel.
Ce quadrant, altruisme – rites – jeu de la Conscience et de l’Energie – Absolu peut s’exprimer sous d’autres termes. Ainsi : forme – symbole – méthode – Eveil ou, dans le domaine de la thérapie : médicamentation et chirurgie – spagyrie et médecine par les plantes - alchimie et thérapie énergétique – Eveil, qui est l’ultime guérison. Enfin, de manière plus provocante, la bêtise qui est le fait de croire comprendre et de passer à l’acte, l’idiotie, antidote à la bêtise qui consiste à ne rien comprendre, blocage de la pensée, prélude au silence, puis la folie contrôlée et enfin l’Eveil. Dans tous les cas, la Liberté ou la Mort.
Pour sortir du labyrinthe, c’est-à-dire de l’organisation, de la représentation, de l’histoire et de la temporalité, pour échapper au conditionné et au phénoménal, aux rapports entre les objets extérieurs de Spinoza, il nous faut trouver la voie. Il semble important de distinguer la voie initiatique de l’organisation initiatique, quelle qu’elle soit, la seconde n’étant que l’habillage ou le véhicule très momentané et imparfait de la première. Il peut être aussi pertinent de revenir à l’étymologie pour opérer une nouvelle distinction. Le mot initiation nous vient du latin initiatio qui lui-même, à l’époque gréco-romaine, traduisait le mot grec telete. Or, tandis que le mot initiatio exprime l’idée de passage (les scientifiques ne retiennent d’ailleurs de l’initiation que le rite de passage), telete véhicule l’idée d’achèvement, d’accomplissement. Tandis que l’initiatio est basée sur l’imitation et la répétition, qui font les rites, telete est fondé sur « la libération même de la libération » selon Nikos Kazantzaki. Toute voie commence là où cesse l’imitation et la répétition, elle est bien un abandon des formes, y compris des formes sacrées que sont les rites pour pénétrer le Réel. La démarche initiatique prévoit un passage obligé, celui qui marque le renoncement à l’imitatio, pour emprunter la voie de l’inventio, où chaque geste, chaque souffle, chaque instant sont à la fois totalement nouveaux, totalement accomplis, totalement uniques. L’initié accompli est un être nu et libre, dénué et libéré de toutes les surimpositions culturelles et cultuelles, de tous les conditionnements humains, un être en silence, dégagé du langage, véhicule privilégié des conditionnements. L’initié n’a aucun besoin de nommer la chose. Il est la Chose elle-même. Il est le jeu même de l’énergie et de la conscience, le jeu sans « je », le jeu sans mot. Voilà peut-être pourquoi, en initiation, la peinture est supérieure au langage, car elle peut solliciter l’imaginal directement, sauf quand le langage se fait crépusculaire, poésie initiatique.

Lima de Freitas n’est pas un peintre surréaliste, il ne peut d’ailleurs être réduit ou inféodé à un mouvement quel qu’il soit, mais il est bien un peintre du Surréel. Art initiatique ou initiation par l’art, sa peinture, véritable corpus hermétique, nous indique la nature des voies réelles. Je ne vais pas faire ici l’exégèse d’une oeuvre si considérable mais juste ouvrir quelques pistes.
Il y a un rapport d’évidence entre le point suprême d’André Breton, l’intervalle ou le point de vide des voies d’éveil, qui est aussi le point d’assemblage du monde, et le point de la Bauhütte que Lima a réussi à saisir. Rappelons le célèbre quatrain : « Si tu connais le point qui est dans le cercle, le carré et le triangle, tu seras sauvé. »  C’est le point de basculement, le saut dans le vide qui permet d’échapper au labyrinthe, de passer sans porte, d’entrer dans le non-phénoménal, dans le champ de l’Êtreté. Le passage commun à toutes les voies réelles ou directes. C’est aussi l’imaginal d’Henri Corbin, c’est-à-dire le lieu-état où la rencontre entre l'âme d'une personne et la réalité absolue, qui est vacuité, entre la réalité sensible et l'Absolu, devient possible.
Dans le 515, le lieu du miroir, Lima nous dit l’essentiel en quelques mots :
« Dès que l’homme atteint le discernement de la position qu’il occupe dans l’ensemble de la création, en tant que « centre du 4 », autrement dit comme conscience de soi et du monde, issue du jeu des oppositions et des fatalités, contre lesquelles elle a essayé d’affirmer sa volonté – conscience qui finit par saisir l’unité métaphysique qui l’intègre dans le devenir cosmique et qui, simultanément, transforme la soif brûlante d’exister et de vivre en un désir non moins ardent de dépassement de soi et d’intensification ontologique ; autrement dit, dès que l’homme arrive au seuil de la science du bien et du mal et goûte du feu céleste, tout est en place pour le mystère ultime, qui se déroule entre l’orgueil et le don de soi : le dénouement infini du drame conduit la conscience à se saisir comme miroir de Dieu, l’être se trouvant non point dans le miroir, mais dans la Lumière qu’il réfléchit. Infini, en somme, parce que ce dénouement ouvre sur une nouvelle Lumière plus éblouissante encore, laquelle appelle à son tour à une conscience plus aigue, ravie dans l’impatience amoureuse de connaître la Lumière plus pure et plus divine qui est derrière la Lumière. »[4]



Prenons maintenant cette peinture, remarquable, intitulée L’ange androgyne, datée de 1971. Lima y évoque très clairement les alchimies internes et plus précisément une voie directe, Saturne – Soleil, ou autrement dit, Nature – Absoluité. Il peint les chemins serpentins, les puissances draconiques, à l’oeuvre dans la réalisation du Corps de Gloire. Les serpents s’élèvent et fusionnent en une entité androgyne, solaire, qui déploie ses ailes. Le tableau comporte ici et là de nombreuses indications : un couple uni, un enfant, une spirale, une licorne, un crâne... autant d’éléments qui parlent tant au mythologue qu’à l’alchimiste. Cette approche serpentine nous évoque bien entendu Fernando Pessoa et Le chemin du serpent.
Lima avait clairement identifié certains arcanes et le lien entre la Femme, Lucifer, le porteur de Lumière, le Graal, le Paraclet et le Saint Esprit ou plus exactement l’Esprit Libre. Une autre de ses peintures, Le Paraclet, daté de 1991, nous donne une précieuse indication opérative. L’homme est habillé de noir sur son côté gauche, de blanc sur son côté droit, évocation du double, de la dualité qui se résout par une cape rouge, flottante comme des ailes, nouée au niveau du coeur par un médaillon. Les trois couleurs du Grand-Oeuvre bien sûr mais surtout, le Paraclet ne se rencontre qu’au coeur, au centre, dans ce Pays du Silence que la Chambre du Milieu des Francs-maçons suggère, le Haut Plateau des Amis de Dieu.
L’ange du Graal, un pastel, de 1980, a un corps de femme. Chez Lima, les anges présentent généralement un corps féminin, sans ambiguïté, charnel et désirable. Le sexe des anges n’est donc plus un secret. Lima n’est pas comme Platon qui oblige à choisir entre la Vénus céleste et la Vénus pandémique. Il sait que les deux Vénus, tout comme Lilith et Eve, ne s’opposent que dans l’ignorance dualiste. Tout au contraire, il insiste sur la fonction initiatrice de la femme, sur son indispensable présence comme révélatrice et porteuse de l’arcane, mais aussi sur son action opérative majeure dans la réalisation du Grand Oeuvre.
Lima de Freitas, peintre et veilleur, peintre éveilleur, assure la transmission comme, dans un tout autre style, Victor Brauner, le surréaliste, peintre de la haute magie et des alchimies internes. Lima s’est beaucoup intéressé au surréalisme. Il est un maître de la transparence, comme Dali et un autre peintre hermétiste actuel, lui aussi influencé par Dali dont-il fut un proche, Jean-Gabriel Jonin. Victor Brauner, tout comme Lima, connaissait l’arcane. Son drame, contrairement à Lima, fut de n’avoir jamais rassemblé les conditions de sa réalisation. Certaines peintures de Lima évoquent d’ailleurs les dessins de Victor Brauner, je pense notamment à deux peintures, Le Roi Minos et Le Totem.       
            La peinture et la poésie crépusculaires sont les deux principaux vecteurs de transmission des arcanes. La question des immortalités est difficile à traiter par l’intellect et le langage analytique car elle ne peut s'inscrire avec succès dans un modèle du monde aristotélicien. C'est pourquoi il n'est pas rare que la recherche d'une sur-humanité, d'une plus-qu'humanité ou d'une non-humanité conduise malheureusement à l'inhumanité. Plus encore, nous pouvons très bien avoir une excellente compréhension intellectuelle de modèles non-aristotéliciens, comme le sont les modèles traditionnels, sans avoir intégré cette a-logique non-aristotélicienne particulière à toute approche de l'Éveil, à toute Tradition. La sur-humanité pourrait être symbolisée par Ulysse, indiquant ainsi la voie magique du Héros. La plus-qu'humanité, symbolisée par le Christ, ou encore par Orphée, me paraît habiter l'oeuvre de Dante et la non-humanité symbolisée elle, par Osiris, ou encore par Dionysos, me semble correspondre à la folie contrôlée du Don Quichotte de Cervantès. Nous pourrions trouver d'autres références tant en Occident que dans les traditions orientales pour tenter de faire saisir ce qui est en fait une différence d'orientation métaphysique et d'opérativité. Chez Dante, Cervantès et Homère, sont évoquées trois types de voies d'immortalité différentes, qui vont engendrer des techniques, semblables en leurs principes, mais différentes en leurs formes. Nous savons l’importance que Lima de Freitas accordait à Ulysse. Ulysse est connu dans la mythologie comme l’homme aux mille ruses or la voie directe, la voie subitiste, appelée aussi quatrième voie est qualifiée par G.I. Gurdjieff de voie de l’homme rusé. Nous savons aussi qu’il a magnifiquement illustré le Don Quichotte. Plus encore, il a découvert la clé du 515. Le 5 ou S. Le 1 ou I. Le 515, SIS, une colonne et deux serpents. Le double serpent caducéen d’Hermès qui a déchiré le voile d’ISIS. Le chemin ascendant, le retour au centre précédant et signifiant la verticalité, mais aussi le chemin de la réintégration.
Les oeuvres de Lima de Freitas qui appartiennent à « l’époque 515 » constituent les éléments d’une pratique hermétiste. Le chercheur qui médite longuement ces oeuvres, qui les « ingèrent » autant qu’il se laisse ingérer par elles, selon une méthode classique connue aussi bien des prêtres égyptiens que des jésuites, découvre là un enseignement concernant les voies terminales des traditions initiatiques. En étudiant les permutations possibles avec les chiffres composant le 515, Lima de Freitas approche les trois grands types d’alchimies internes, qu’il ne faut pas confondre avec des alchimies dites spirituelles. Les alchimies internes sont aussi tangibles que les alchimies métalliques. Le corps en est à la fois la matière première et le vaisseau.
Dans 515. Le Lieu du Miroir, Lima écrit ceci :
« Suivant le cheminement analogique et symbolique qui nous a conduits jusqu’ici, nous pourrons lire en ce nombre 155, où tous les éléments du 515 se trouvent présents mais où l’unité, équivalente de la divinité, reste encore extérieure au groupe 55, un signal numéral de la rubificatio alchimique, opérée par la « séparation » et la « réunification » (solve et coagula) du nombre 927. Autrement dit, nous avons là le nombre de la totalité reconquise de l’homme tombé, ou « premier Adam », au niveau même des « eaux inférieures », qui est celui de l’existence vécue. 155 peut donc être contemplé en tant que parachèvement de la figure de l’Anthropos au bout de la transmutation alchimique réussie, car, en effet, si on ajoute à ce nombre microcosmique celui de la valeur en degrés du cercle, c’est-à-dire le nombre de la totalité macrocosmique, on obtient le nombre christique et paraclétique du Messo di Dio, autrement dit, non plus celui de l’homme divinisé par un long travail de purification et de perfection, mais celui du divin incarné dans l’homme, opération qui dépend de la seule volonté divine ; en effet, précise Lima de Freitas, 155 + 360 = 515.
Il poursuit encore : « Il faut signaler que la position du 1 par rapport au noyau 55 ne peut pas être indifférente dans l’optique de la numérologie traditionnelle ; le cas échéant, 155 (au même titre, d’ailleurs que 551) exprime, comme nous venons de dire, l’extériorité de l’Unité par rapport au groupe 55, symbolisant ici la fusion des « sexes » - dans l’Androgyne hermétique ou Rebis – mais qui en dépit de sa perfection, reste strictement humain. »
Le 155 et le 551 expriment donc deux voies gradualistes, la voie monacale, 155, et la voie de couple avec le 551, dans une perspective qui reste dualiste jusqu’à l’ultime réalisation. Lima précise : « L’opus alchimicus pourra être symbolisé par 55+1 non pas seulement en tant que somme arithmétique (dont le résultat serait 56) mais en tant qu’incorporation, au travail de l’adepte de l’Un divin (sous forme de 155) par suite d’une grâce qui ne peut jamais être escomptée : c’est cette grâce, couronnant le labeur alchimique, qui parachève la transmutation. »
Lima de Freitas nous donne ici une indication de première importance. La technique ne suffit pas. La science ne suffit pas. L’art ne suffit pas. La Grâce est nécessaire pour la réalisation finale du Grand Œuvre et cela ne ressort pas de la volonté humaine ni même de l’inconditionnalité humaine. Lima de Freitas, comme G.I. Gurdjieff qui ne laissait pourtant rien au hasard, sait que, in fine, l’œuvre n’appartient pas à l’humain mais bien à l’Absolu.
« Dans la permutation 515, nous avons une situation tout autre, car le 1 se trouve à l’intérieur même du noyau 55, en quelque sorte fermé dans son corps et rendu invisible, ce qui dénote une nature divine essentielle, ab origine, à la racine même de l’être : en un mot, la divinité « faite chair », l’Envoyé de Dieu corpore vestitus. »
515 est l’une des deux voies internes subitistes, fondamentalement non-dualistes, l’autre étant cachée dans le nombre absent mais présent 151.



En examinant avec attention, ce sera un dernier exemple, la magnifique peinture Le Prêtre Jean, datée de 1986, remarquons que le jeune Prêtre Jean est représenté comme l’éternel adolescent qui nous évoque le Shiva adolescent de l’Inde traditionnelle. Fernando Pessoa avait insisté sur l’analogie spirituelle entre l’Inde et le Portugal. L’adolescent tient dans sa main droite une corne, dans sa main gauche une baguette. Son sexe est dissimulé par un miroir dans lequel se reflète une lumière solaire intense. Un même miroir occupe le premier plan de l’oeuvre, miroir horizontal dans lequel se reflète la tête inversée du Prêtre Jean, inscrite dans un triangle pointe en bas. Nous retrouvons la puissance créatrice qui doit être verticalisée, rectifiée, diront certains, pour constituer le Corps de Gloire, le corps de l’adepte. Nous sommes en présence d’une alchimie interne comme le souligne, à gauche du Prêtre Jean, la femme aux ailes de Feu qui porte le Graal d’où émerge, redressé, un griffon, qui est un autre dragon. Nous retrouvons le thème central des voies internes, partout dans le monde, qui est celui du Vase et de ce qu’il contient, le Soma qui rend immortel, Soma dont la recette est codée dans cette peinture comme en quelques autres peintures de Lima.
            Gilbert Durand nous a averti de la synchronicité qui anime les oeuvres de Lima. De même que la co-existence des formes traditionnelles conduit à identifier une structure absolue, la synchronicité conduit à traverser le temps et à saisir la réalité de l’intervalle. Dans les deux cas, il s’agit d’accéder à l’Etreté en s’affranchissant de l’humain dans un hors temps qui tout à la fois permet la simultanéité de toutes les expériences humaines et l’ataraxie.
            Les hétéronymes picturaux, mis au jour par Gilbert Durand dans les oeuvres de Lima célèbrent les noces chymiques et sont une continuité des hétéronymes de Fernando Pessoa. Mettre en oeuvre les hétéronymes pour devenir anonyme, utiliser les masques pour mieux démasquer l’ego et libérer l’homme sans tête en empruntant les chemins serpentins qui conduisent à l’art initiatique de « Ne rien faire », Faire Néant. Tel est bien la finalité de la queste. Souvenons-nous d’Agostinho da Silva qui enseignait à ses disciples ébahis que la chose la plus importante était d’apprendre à ne rien faire. Le Fainéant s’oppose au paresseux. Le paresseux fait semblant tandis que le Fainéant laisse libre la place pour l’Être. Le Fainéant fonde une aristocratie de l’Esprit.
           
            L’influence déjà très actuelle mais surtout à venir de l’oeuvre de Lima de Freitas est et sera considérable, comparable à celle de Dante dans le domaine de la littérature ou de Jérôme Bosch dans le domaine de la peinture. Son art est initiatique et visionnaire, il interroge les formes initiatiques autant qu’il les révèle. Avant de conclure, j’aimerais rappeler quelques points extraits des deux manifestes incohéristes qui portent la marque de l’influence de l’œuvre de Lima de Freitas.

            Les points neuf et dix du Premier Manifeste Incohériste[5] :

9- La recherche du dépassement de l’art trouve son apogée dans la Queste d’un Art de Rien, Art absolu de l’Intervalle. Au Carrefour de la Beauté Absolue, de la Volonté Absolue, de la Féminité Absolue, l’Insaisissable seul est Art.
 
            10- L'Incohérisme exige, clame, grave dans l'Instant, et dans Toujours, le respect et la célébration illimités de la Féminité Absolue, essentielle, universelle, puissance magnifique et face sublime du Réel, l'Eternel féminin, en toutes ses formes, divinement humaines ou humainement divines, toutes sophiales.

            Plusieurs points du Deuxième Manifeste Incohériste [6]:

2- Quand il n’y a plus personne, en chaque individu, se déploie un Empire silencieux sur lequel règne un Roi caché.
 
4- S’il existe des sciences initiatiques de la personne, les hautes sciences, il est alors un art initiatique de l’Etre.
 
5- L’Initiation ne réside ni dans la forme, ni dans le sans-forme mais dans l’intervalle entre l’une et l’autre, l’accès sans accès au Grand Rien.
L’Art ne réside ni dans le sans-forme ni dans la forme mais dans la fusion de la forme avec le sans-forme, d’où jaillit la Plénitude de la Totalité.
 
6- L’Art explore l’inconscient, en Queste de l’UN-conscient.
L’Initiation dissout l’inconscient afin de laisser par-Etre l’UN-conscient.
 
7- L’Initiation comme l’Art implique une réconciliation avec l’ombre. L’alliance énergétique avec l’ombre libère l’Etre de la personne, ce déni d’Etre.
 
10- L’Incohériste est un Idiot Sacré, indivis, un maître de la Folie contrôlée. Il sait basculer du NU à l’UN. L’Etre en liberté.
 
19- Le Cinquième Livre, la clé rabelaisienne[7]. Les erreurs typographiques et les fautes d’orthographe, la clé quichottesque[8]. Le 515, la clef dantesque.

Lima de Freitas, Fernando Pessoa et Agostinho da Silva rendent universel, non pas géographiquement et culturellement, mais parce qu’ils se réfèrent à l’Un, le mythe du Roi Caché et du Cinquième Empire, selon moi, le mythe fondateur initiatique le plus révélateur de l’Occident initiatique avec celui de Christian Rosenkreuz dont Fernando Pessoa avait reconnu la parenté. Nous avons tous rendez-vous en Ithaque. Fernando Pessoa, Lima de Freitas et Agostinho da Silva nous ont laissé la carte, le 515, le vaisseau, l’art de « ne Rien faire » et la magie du vent, la poésie imaginale. Bon voyage à tous et Saudade ! 

                                                                                                          RB

Quelques éléments biographiques :

Lima de Freitas (1927-1998) est connu et reconnu comme peintre et écrivain mais il fut aussi dessinateur, illustrateur, graveur, publicitaire, traducteur, essayiste... Il a fréquenté l’Escola Superior de Belas Artes de Lisbonne. Cet homme hors du commun maîtrisait non pas son art mais ses arts. Il a ainsi illustré une centaine de livres dont un célèbre Don Quichotte. On a pu parler à propos de sa peinture de surréalisme mystique, mais la qualifier, c’est la restreindre et la limiter.
En 1992, il devint membre de la Commission consultative auprès de l’UNESCO pour la Transdisciplinarité. Il fut membre fondateur du Centre International de Recherches et d’Etudes Transdisciplinaires, dans lequel il s’investit fortement au côté de Gilbert Durand et Basarab Nicolescu notamment.
Franc-maçon, il s’est affirmé comme un maître hermétiste de premier plan dont l’enseignement réside pour l’essentiel dans ses peintures, mais aussi dans quelques textes puissants. Il a participé à l’Encyclopédie des Religions dirigée par Mircea Eliade en 1987.
Son épouse et muse, Helle Hartvig Freitas, joua un rôle considérable dans sa vie de peintre et dans sa vie initiatique comme en témoigne sa présence dans nombre de ses peintures.

Bibliographie restreinte :
 
Lima de Freitas, 50 anos de pintura, ouvrage collectif, Editions Hugin, Lisbonne, 1998.
Mitos e figuras Lendárias de Lisboa, os azulejos de Lima de Freitas na estação dos caminhos de ferro do Rossio, Editions Hugin, Lisnonne, 1997.
Mitos e Figuras Lendárias de Lisboa, de Lima de Freitas, Edtions Hugin, Lisbonne, 1997.
« O Labirinto » de Lima de Freitas, Editions Arcadia, Lisbonne, 1975.
515, Le lieu du miroir de Lima de Freitas, Editions Albin Michel, Paris, 1993.
Porto do Graal de Lima de Freitas, Editions Esquilo, Lisbonne, 2006.
« Mitolusismos » de Lima de Freitas par Gilbert Durand, bilingue, français-portugais, Co-éditions Perspectivas & Realidades et Galeria Gilde, Lisbonne 1987.
 
 


[1] Communication donnée à l’occasion du Colloque anniversaire Lima de Freitas, A Emergência do Imaginal, qui s’est tenu à la Quinta de Regaleira de Sintra au Portugal, sous l’égide de la Fondation Cultursintra, du 04 au 26 de Octobre 2008.
[2] Je tiens à remercier tous ceux qui m’ont introduit aux mystères lusitaniens et notamment à la tradition du Cinquième Empire et au Sébastianisme : José Anes, Joao Cruzalves, Jorge de Matos, Manuel Gandra, Alice Marques, Joao Luis Suzano, Antonio Texeira,... et bien sûr Lima de Freitas.
[3] Lire à ce propos les quatre premiers livres de René Girard, Mensonge romantique et vérité romanesque, La Violence et le Sacré, Des choses cachées depuis la fondation du monde, Le Bouc émissaire, regroupés en un volume chez Grasset sous le titre De la violence à la divinité.
[4] 515, le lieu du miroir, de Lima de Freitas, Editions Albin Michel, Paris, 1993. Page 147.
[5] Publié dans Le discours de Lisbonne parRémi Boyer, Editions Rafael de Surtis. 2005.
[6] Publié dans Le discours de Venise. Art et Initiation  parRémi Boyer, Editions Rafael de Surtis. 2007.
[7] Lire : A plus hault sens de Claude Gaignebet, Editions Maisonneuve & Larose, Paris, 1986 ; Le Géant Gargantua de Pierre Gordon, Editions Arma Artis, La Bégude de Mazenc, 1998 ; Rabelais et les secrets du Pantagruel de J.-H. Probst-Biraben, Editions des Cahiers Astrologiques, Nice, 1949.
[8] Etudier l’œuvre remarquable de Dominique Aubier et notamment son exégèse du Don Quichotte basée sur la kabbale.