Camões, Carvalho Monteiro, Pessoa
Trois esprits vivants, trois œuvres, trois arts de l’Imaginal
 
par
 
Rémi Boyer
 
 
Communication faite au colloque organisé à la Quinta de Regaleira par la Fondation Cultur-Sintra les 29, 30 octobre et 1er novembre 2011 sur le thème Carvalho Monteiro, Vida, Imaginário e Legado.
 

         En préalable, je voudrais commencer par évoquer Lévinas. Lévinas enseignait à ses élèves, quelque peu déstabilisés, que l’important n’était pas de se demander ce que voulait dire un texte mais ce qu’il pouvait dire. Un texte peut offrir une grande diversité de sens, il peut dire beaucoup et ce beaucoup est toujours recevable. Il convient aussi de se poser la question : qui veut dire ce que le texte peut dire ? C’est le lecteur. Et l’auteur, une fois le texte rédigé, n’en est plus qu’un lecteur parmi d’autres. Ce rapport, ouvert et disponible, aux textes, s’applique avec autant de pertinence aux lieux, notamment nos cathédrales, véritables « livres de pierre » ou encore la Quinta de Regaleira, voulue par Antonio Augusto Carvalho Monteiro. Que pouvons-nous lire de la Quinta de Regaleira, côté pierre et côté jardin ?

         Quels que soient les rapports, romantiques, oniriques, poétiques, initiatiques que l’errant, le passant, le cherchant, entretient avec la Quinta de Regaleira, quels que soient les chemins empruntés ou évités, il y a un alpha, il y a un oméga, pour certains évoqués par un oiseau en appui sur le sol, un oiseau qui s’envole, le même oiseau. Benou, grue, cigogne, voire ibis ou autre, c’est toujours une évocation du phénix, de l’âme, et aussi du Christ. De l’immortalité.

        
         L’aventure, l’errance, la queste, relative ou absolue, gradualiste ou subitiste, duelle ou non-duelle, a un commencement et un achèvement, ne serait-ce qu’avant le commencement et après l’achèvement, ou même dans le non-commencement, ou dans le non-achèvement, en et par notre Être même, « Cela qui demeure ».
         Que sommes-nous censés accomplir ici, vous et moi, et pour la plupart d’entre nous depuis de nombreuses années, lors de nos rencontres, formelles ou informelles, dans ce lieu qui est aussi un état de la conscience, une tension vers le Soi, un désir d’être ?

         Nous ne savons finalement que très peu sur Antonio Augusto Carvalho Monteiro (1848-1920), comme nous ignorons qui fut vraiment Luís Vaz de Camões, né vers 1525, mort le 10 juin 1580 à Lisbonne, cité mythique fondée par Ulysse. Et Fernando Pessoa né en 1888, mort à Lisbonne lui aussi, en 1935, le jour de la Saint-André comme nous le fait remarqué André Coyné, ne reste-t-il pas malgré la multiplication des études pessoènnes un mystère dissimulé habilement, peut-être même à lui-même, derrière ses hétéronymes ? Le poète est toujours insaisissable.


          Ces trois esprits en queste, nobles aventuriers de l’esprit, nous restent nécessairement inaccessibles, derrière le rideau de leurs intentions secrètes. Demeurent leurs œuvres respectives, nourries de ce que Henri Corbin désigne comme « l’entre-deux », l’imaginal, œuvres éblouissantes, inquiétantes parfois, bouleversantes pour les ordres établis de nos pensées conditionnées et de nos préjugés.
         Ils appartiennent à une chaîne invisible d’éveilleurs qui nous rappellent, en tant qu’individu, à notre propre réalité, qui rappellent le Portugal, comme Nation, à sa mission illuminante, et le Monde à son accomplissement. Individu, Nation, Monde, trois dimensions d’une unique liberté, à la fois inévitable et qui ne cesse de nous échapper, à la fois présente et absente. Dans cette chaîne, nous retrouvons bien sûr Bernardim Ribeiro qui inspira Camões, Antonio Vieira plus cher à Pessoa que Camões, Bandarra à qui Pessoa emprunte le thème essentiel du serpent, référence, mais pas seulement, au livre d’Isaïe, Texeira de Pascoes, d’autres encore… et, plus prêts de nous, nos amis Lima de Freitas et Antonio Telmo.
         Camões, Carvalho Monteiro, et Pessoa, à l’instar de tous ces éveilleurs « lusiades », voulaient peut-être nous inviter à nous rapprocher de nous-mêmes, à conquérir la citadelle de notre propre nature, immortelle ou éternelle, plutôt que de s’intéresser à leur propre légende par défaut d’une histoire personnelle suffisamment élaborée. Nombre d’humains ne vivent que par procuration alors que la liberté d’être est toujours à portée d’esprit. Ici, nous sommes tôt ou tard confrontes à un choix, l’histoire ou bien ce qui se donne à « voir », la temporalité ou l’axialité, le jardin ou le puits. Ce choix ne doit pas être entendu comme exclusif mais comme inclusif, le puits n’est pas dans le jardin, c’est le jardin qui est dans le puits comme l’océan se jette dans le Tage et non l’inverse comme nous l’apprennent nos manuels de Géographie.

         Chacun de ces trois éveilleurs, dans leurs styles respectifs si caractéristiques, n’a-t-il pas bâti un grand-œuvre destiné à nous maintenir en vie, véritablement vivant, tendu entre terre et ciel, à l’assaut de l’inaccessible. Leurs œuvres, si différentes dans la forme, nous apparaissent comme des structures poétiques, symboliques et opératives complexes, des îlots poético-magiques qui évoquent une terre centrale, un axe du monde, une colonne de ciel, une île au cœur de l’île. La déambulation, notre déambulation, dans le labyrinthe de la Quinta de Regaleira, comme dans le labyrinthe des Lusiades, ou encore dans le labyrinthe d’images des masques et des poèmes incertains de Fernando Pessoa, selon un aléatoire qui nous ramène toujours à nous-mêmes, est par essence initiatique.
         Camões, Carvalho Monteiro, et Pessoa jouent avec l’art de rendre l’autre fou, non fou à lier mais fou à délier. Le fou initiatique est le maître des intervalles, l’éveillé qui s’oubliant lui-même, désertant sa « personne », déposant tous les masques de l’ego, acceptent de ne rien savoir, et ne sachant rien de laisser la connaissance s’écouler à travers lui.

         Les trois œuvres sont à la fois étrangères les unes aux autres et sœurs par une gémellité secrète. Elles puisent à la même source vive, celle de la Lusitanie, du Sébastianisme[1], du Cinquième Empire, de la Saudade comprise comme voie d’éveil, de l’Esprit Saint, soit l’Esprit absolument Libre.

         J’ai longuement déambulé, tout comme vous, dans les jardins de Regaleira. Le jour, la nuit, sous le soleil, sous la lune, sous la pluie, la tempête même, dans la chaleur torride ou un froid glacial. Quelques lieux demeurent inchangés, comme inaccessibles aux saisons et aux cycles, le puits bien sûr, le souterrain, la grotte de Leda, la chapelle. Le jardin, passeur lui-même, conduit le passant d’intervalle en intervalle. Il propose au cœur même de la temporalité et de la dualité, des poches intemporelles, des poches non-duelles. Au beau milieu du mouvement intranquille, le jardin laisse apparaître des îlots de paix, d’immobilité, d’immuabilité, de transcendance. Le jardin est-il un chapelet d’îles destiné à nous conduire en Ithaque qui est une autre Avallon, une île aux femmes, une île qui accueille les héros et que visite Camões, pour chacun d’entre nous, dans le chant IX des Lusiades ?
        Je remercie José Carlos Seabra Pereira d’avoir attiré mon attention sur les derniers vers du chant IX, quand l’une des déesses conduit le « Capitaine » au sommet d’une montagne pour, après l’avoir comblé de délices et de voluptés, le ramener à l’essentiel. La queste ne consiste pas à devenir un dieu, un demi-dieu ou un héros, mais à devenir un homme complet, à « se réveiller du sommeil où vous plonge la lâche oisiveté, qui fait d’une âme libre une âme asservie ». La queste, qui prend toujours la forme d’un voyage initiatique, fut-il immobile, est libertaire. La déesse met en garde contre l’ambition, la convoitise, la passion vile, les honneurs vains, bref la mondanité, invite à s’extraire de l’identification à l’avoir et au faire, à la possession et à la renommée pour être. Cette immortalité-là n’est ni illusoire ni temporaire.
La Saudade est bien une île où on ne meurt jamais. Eduardo Lourenço, contesté, contestable peut-être en sa presque prison académique, néanmoins parfois si pertinent, dit, très justement, à propos des portugais, dans Mythologie de la Saudade : « Dans leur Île-saudade, à la fois île des Morts et île des Amours, comme les enfants, ils ignorent la mort. »[2].

         Si les créations de nos trois prophètes, Camões, Carvalho Monteiro et Pessoa sont des constructions oniriques, nourries de leurs intentions, conscientes ou silencieuses, leurs fonctions sont nettement initiatiques, héroïque (guerrière ou chevaleresque) pour Camões, artisanale (ou alchimique) pour Carvalho Monteiro, sacerdotale pour Pessoa. Nous retrouvons les trois fonctions de l’initiation d’Hermès portées par une même muse, la Saudade qui veut faire du néant une plénitude. Remplir le néant, c’est ce que nous invite à réaliser, contre toute attente, contre tout empirisme, contre toutes les réalités opposables Camões, Carvalho Monteiro, et Pessoa.

Je ne suis rien.
Je ne serai jamais rien.
Je ne peux vouloir être rien.
A part ça, je porte en moi tous les rêves du monde.

murmure Fernando Pessoa à qui est prêt à entendre.

         Camões, Carvalho Monteiro, et Pessoa font passer le noble aventurier, celui qui veut rester debout dans la vie comme dans la mort, d’une quête temporelle et géographique à une quête intérieure, d’une île « là-bas » à une île en soi. Mais ce passage à l’interne, symbolisé de manière presque extravagante dans la Quinta de Regaleira, réalisé dans une métaphysique sans métaphysique par Pessoa, est présent, déjà, chez Camões dans les Canções :

La Saudade ne vient pas
du lieu où est née
la chair – mais c’est du ciel
de cette sainte cité,
que l’âme est descendue.
 
         La Saudade est à la fois le lieu de la conversion et  l’ange du renversement qui fait de l’externe temporel un internel, de l’histoire un mythe fondateur du soi, de la blessure une félicité, de l’exil une divine permanence, de l’amour ou des amours humains, l’amour infini du soi, sans objet, sans sujet. Bernardim Ribeiro, dont l’influence est certaine jusqu’à Almeida Garrett, Eça de Queiroz, Fernando Pessoa et même des auteurs plus récents comme Lima de Freitas ou José Saramago, est un maître de ces renversements. Son œuvre majeure Menina et moça, traduit en français parfois par Jeune fille et vierge, publiée en 1554, peut être à la fois entendue comme personnelle, ses amours impossibles supposés avec la fille du roi Don Manuel, Dona Béatrice, qui devînt princesse de Savoie par son mariage avec Charles III, à la fois comme une métaphore de l’exil du peuple juif[3] et de sa résistance à l’inquisition, ou encore comme le véhicule très ésotérique d’une voie initiatique[4], les trois apparaissant alors comme dimensions simultanées d’une unique metanoïa. En réalité, nous savons très peu de Bernardim Ribeiro. Son roman, exemplaire, explore la queste sur un mode paradoxal. Si les dames peuvent apparaître comme des émanations de la Sophia et tout amour entre Chevalier et Dame comme manifestation non séparée de l’Amour de dieu lui-même, le thème central pourrait bien être l’inachevé, l’inachevé comme achèvement, l’imperfection comme perfection. Ribeiro développe aussi le passage par l’amour qui fait d’un chevalier un berger. C’est un thème fondamental, à la fois historique, la réalité de la tradition des Templiers-pasteurs et métaphorique, qui se réfère à l’abandon de l’initiation dans la Cité, basées sur l’imitation, pour l’initiation dans le Jardin, nourrie de l’invention.
         Nous pouvons parler d’une tradition du renversement, d’un art de l’axialité, d’une poésie du tout et du rien, d’une science du non-duel, conservée, préservée, ciselée par le Portugal pour le reste du monde, présente dans sa poésie métaphysique, dans sa philosophie poétique, je pense à Augostinho da Silva, comme dans le quotidien du Fado. Les mythes portugais, mensonges pour le non-poète, « cadavre ajourné », sont, pour le poète, plus réels que la réalité, plus vivants que le vivant. En poésie, insiste Pessoa, « Le mythe est le rien qui est tout. »
         Camões, Carvalho Monteiro, et Pessoa manifestent, ou laissent émaner, la Saudade comme art, science et métaphysique du renversement. Mais, aujourd’hui, nous sommes quelques-uns à penser que Fernando Pessoa fut et reste le Maître des clés.

         Rappelons les trois principaux hétéronymes, Alberto Caeiro, le Gardeur de troupeaux mais également le Pasteur amoureux, et aussi le désassembleur. Ricardo Reis, esthète et poète de l’inconditionnalité, de l’éthique, Alvaro de Campos, aux prises avec la réduction des antinomies. Enfin Fernando Pessoa-en-personne qui témoigne de cette réduction. Orthonyme ou quatrième hétéronyme[5], orthocentre, point de rencontre des trois hétéronymes ou plutôt quatrième masque, quatrième aspect, quatrième reflet identifié qui renvoie, par l’imaginal, au Soi ?
         Alberto Caeiro est le Maître d’Alvaro de Campos et de Ricardo Reis qui vont étudier, développer, tenter de réaliser certains pans de la discipline que maîtrise Caeiro. Pessoa-en-Personne est le témoin. Il fait partie de ceux qui ne sont « ni nés ni morts ». Son portrait est flou, sa biographie s’efface. Fernando Pessoa connaît parfaitement la fonction paradoxale du témoin. Il l’aborde dans le poème L’enfant jouait où il traite à la fois de la question du double, du clivage, et du témoin. Il y a l’enfant qui joue et l’enfant qui se voit jouer et le témoin qui se voit en train de regarder l’enfant qui joue. Fernando Pessoa indique un mouvement de recul par rapport au monde, ou plutôt à ses représentations, qui conduit au basculement ultime, d’intervalle en intervalle, entre être et non-être, dans le Grand Réel.
D’ailleurs, le procès philosophique qui devait trouver sa réalisation dans un cinquième hétéronyme, Antonio Mora auteur d’un ouvrage intitulé Le Retour des Dieux, prolongement ou aboutissement de La discussion en famille qui rassemble les échanges philosophiques des quatre hétéronymes s’arrête face à un dire impossible, celui des poèmes de Caeiro. Si la poésie peut donner le pressentiment du réel, la philosophie y échoue. Place au silence et à la félicité de l’Être de rien !
L’errance de Pessoa-en-personne, le risque nihiliste qui l’habite parfois, font partie d’un éveil à double détente. Tout d’abord la reconnaissance du constructivisme de la conscience. Nous construisons une réalité, nous ne percevons pas une réalité extérieure, indépendante :
Si tout ce qui existe est mensonge
Le mensonge est tout ce qui existe.
Puis, ce vide devient plénitude par amour. Ricardo Reis prolonge l’expérience amoureuse, inattendue, de son maître Caeiro. L’amour de l’autre devient amour de l’amour et beauté pure.

         Dans les Poèmes désassemblés[6], Caeiro invite à ne pas comparer, à abandonner analyses, métaphores et similitudes, autrement dit, il invite à sortir du langage, de la mémoire et du temps qui sont comparaisons, à être libre pour rencontrer l’objet en soi, dans son unicité absolue. Il distingue donc une pensée perceptive, sans mot, d’une pensée analytique, requérant le mot. Dans le poème 9, il dit penser « avec les yeux et avec les oreilles / et avec le nez et avec la bouche ». Une pensée sensorielle. Rappelons que traditionnellement, le toucher s’étire en odorat et goût puis en audition et en vision, enfin en mots, au plus éloigné de la chose. Il s’agit bien de se rappeler sensoriellement, sur un mode non conditionné. Penser la chose avec des mots, c’est l’oublier selon Caeiro. Percevoir la chose en elle-même c’est percevoir la totalité : « Tout est ce rien sans autre chose qu’il n’est pas. ». Caeiro invite au silence, au silence évident de ce qui est là.
         Caeiro, en Maître, nous apprend à « voir ». Il oppose « voir » et « penser », c’est-à-dire représenter par le langage qu’il considère comme une incompréhension, ce que nous appelons philosophiquement une « bêtise », le fait de croire détenir la vérité et de tirer de cette vérité des conclusions quant au faire et à l’avoir. Il rejette la pensée conceptuelle et aspire à « une métaphysique sans métaphysique » comme le démontre remarquablement Judith Balso[7] sans pouvoir aller au bout de ses intuitions dans le cadre de la philosophie, il lui faudrait passer à la poésie. Une métaphysique sans métaphysique, autrement dit une métaphysique non-duelle issue de l’au-delà du langage, du silence à partir de quoi se déploie l’imaginal.
         « Les dieux sont dieux / Parce qu’ils ne pensent pas. » enseigne Caeiro. La métaphysique duelle conçoit une unité factice qu’il dénonce dans le poème 47 du Gardeur de troupeaux. Observant la nature, il remarque une collection d’objets, arbres, fleurs, herbes, monts, vallées, plaines, et autres et observe qu’ils ne composent pas un tout, que le tout que nous nommons « nature » est « une maladie de nos idées ». Autrement dit, Caeiro nous invite à « voir », à ne pas créer de lien, à observer l’intervalle entre les objets, les pensées, les mots, les sensations, à dissoudre les concepts, et donc la métaphysique comme concept.
         « Há metafîsica bastante en não pensar em nada. »
         Ce vers débute le poème 5 du Gardeur de troupeaux. La subtilité sacrée et secrète de la langue portugaise permet bien des sens différents à ce vers, sens qui apparaissent dans les diverses traductions en français que nous rencontrons :
         « Il y a bien assez de métaphysique dans ne penser à rien. » pour le traducteur Rémy Hourcade.
         « Il y a passablement de métaphysique dans la non-pensée. » pour Armand Guibert.
         « Il y a suffisamment de métaphysique à ne penser à rien. » selon José Gil.
         « C’est assez de métaphysique que de ne penser à rien. » choisit Christian Bourgois.
         « Il y a pas mal de métaphysique dans le fait de ne penser à rien. » pour Teresa Rita Lopes.
         « Ne penser à rien, en soi, contient tout ce qu’il faut de métaphysique. » selon Dominique Touati.
         Judith Balso qui compare ces diverses traductions rejette catégoriquement cette dernière traduction, contredisant tout ce qu’elle a développé avec pertinence auparavant dans son livre. En effet, Caeiro revendique la non-pensée, le silence, comme accès premier au réel. Ne penser à rien, en soi, ouvre la porte du grand rien, de la liberté absolue.
Pessoa-en-Personne, le témoin qui annule les antinomies, dans un poème du Cancioneiro interroge :
Quel est l’être qui subsiste

Derrière ces formes apparentes,
La vague qui en rien ne consiste,
Le fleuve qui n’est que passage ?[8]
         Caeiro développe une subtile contre-métaphysique qui conduit à une véritable métaphysique non concevable et non conçue, le réel lui-même. Remarquons qu’à travers Caeiro, Pessoa se révèle un véritable philosophe de l’éveil en même temps qu’il rejoint les penseurs non-aristotéliciens du langage comme Russell, Wittgenstein, Whitehead, Korzybski pour qui « la carte n’est pas le territoire », « le mot n’est pas l’objet désigné par le mot ».
         Le Dieu de Caeiro est un Dieu au-delà de Dieu, un Dieu non conçu, non concevable, il serait alors un objet parmi d’autres dans le champ de la conscience. « Et là dehors un grand silence comme un dieu qui dort ». Le dernier vers du Gardeur de troupeaux.
         Poète, Caeiro est confronté au dualisme de la langue et il tente de retourner le langage tel un scalpel contre lui-même afin de le disséquer pour laisser apparaître l’être. L’initiation chez Caeiro est minimaliste et tend vers le simple, seul mysticisme véritable. Le mysticisme de Caeiro ne présuppose pas un plus-qu’humain mais un pré-humain, l’être avant que l’humain ne soit. Pour atteindre au non-duel, Caeiro propose une démarche absolument originale. Au lieu d’inclure toute chose, reconnaissant tout ce qui se présente, tout ce qui s’absente, comme un objet au sein de la conscience, objet dont la nature est vide, il cherche à tout exclure, exclure sans rejeter, extérioriser même l’intériorité, ce qui conduit là encore à une même conscience non-duelle. En effet, il est égal que tout soit extérieur ou tout intérieur. Caeiro convie ses disciples à un non-vouloir, un non-faire, un non-avoir, un lâcher prise jusqu’à une liberté inscrite dans le quotidien du poète.
         Il conviendrait de s’intéresser, aussi, à un autre hétéronyme, trop rare, Coelho Pacheco, dont les quelques poèmes, invitent à une orientation non-duelle.

         C’est sans doute dans Message, que Fernando Pessoa confère un méta-sens, ou mieux, reconnaît le Soi comme son propre sens sans nécessité de commentaire, à cette queste parfois douloureuse. Ecrits sur une vingtaine d’année, les poèmes de Message pourraient être entendus comme les appels ou les injonctions du Soi aux hétéronymes, chargés de les réaliser ou les célébrer dans la temporalité. C’est aussi une tentative unique de changement de changement, d’un changement de paradigme, par un bouleversement perceptif, à l’échelle d’un pays. Nous sommes au deuxième terme de la triade, individu, nation, monde, mais ce sont trois dimensions cachées d’une seule quête, festive, qui cherche à révéler à soi-même son absolue liberté, sa royauté intrinsèque.
         Le Roi Sébastien, tout comme Ulysse, a un pouvoir de révélation du Roi Caché, cet autre Christ, le Soi, non un pouvoir métaphorique mais un pouvoir opératif car, une nouvelle fois, l’absence est présence, le vide est plénitude. Ce pouvoir est constitutif d’un ordre, un ordre sans organisation :
         « L’Ordre du Christ, nous dit Pessoa, n’a ni grades, ni temple, ni rite, ni insigne, ni mot de passe. Il n’a pas besoin de se réunir, et ses Chevaliers, nommons-les ainsi, se connaissent sans rien savoir les uns des autres, se parlent sans se servir proprement d’un langage. Quand on en est écuyer, on n’en fait pas encore partie ; quand on en est maître, on n’en fait déjà plus partie. Ces mots obscurs disent suffisamment pour que quiconque le veut ou le sait déjà comprenne ce qu’est l’Ordre du christ – le plus sublime des ordres du monde. »
         Très clairement, Pessoa évoque l’ordre non-duel, l’initiation au-delà de l’initiation, déjà présente avant l’initiation. Il n’hésite pas cependant, dans une contradiction seulement apparente, à l’inscrire dans la conscience portugaise :
         « Le nom de Bandarra, nom de famille du savetier prophète, en vint à désigner, à l’intérieur de l’Ordre du Christ, tout frère gratifié de la même lumière, ou pour tout dire figurativement, du même grade. De la sorte, la plupart des prophéties ou strophes données comme de Bandarra n’ont rien à voir avec la personne humaine du savetier de Trancoso. »
         Pessoa en arrive-t-il au Christ, en revient-il au Christ, pas le Christ des églises mais le Christ en soi, par l’intermédiaire de l’enfant ? Ce qui évoque immédiatement le Culte du saint Esprit. Le poème 8 du Gardeur de troupeaux, écrit selon Pessoa dans un état de transe, fait de l’enfant un médiateur indispensable. C’est un enfant Jésus rebelle, rebelle même au christianisme, l’éternel adolescent, médiateur entre le poète et la totalité, imprévisible parce que non conditionné, libre.
         Le Roi Caché, le Soi. Le Cinquième Empire, le règne de l’Esprit Libre. Le Royaume du prêtre Jean, « une représentation du centre spirituel suprême ». Le Sébastianisme, une voie d’éveil universelle, une alchimie portugaise pour le monde, une expression de la permanence de la Gnose.
         Fernando Pessoa a approché dans sa vie bien des courants initiatiques, du thélémisme d’Aleister Crowley aux anciens filons Rose-Croix en passant par la théosophie de madame Blavatsky. Ces courants ont sans doute nourri sa réflexion, enrichi ses expériences, ils n’ont pas, je pense, contribué à son œuvre en essence.  Ils ont influencé, par adhérence comme par éloignement, l’expression protéiforme qu’il a donnée à son œuvre, entre choix et contraintes. Pessoa était, bien avant ces rencontres, porteur des voies serpentines, qui élèvent, en s’affranchissant aussi bien des obstacles que des chemins.

         Pouvons-nous retrouver, métaphoriquement et opérativement, dans l’œuvre de Carvalho Monteiro, les procès initiatiques identifiés chez Pessoa ? La Quinta de Regaleira, poème de pierres et de fleurs, serait-elle une autre actualisation d’une structure initiatique absolue ?
         Soyons conscients que nous ne parlons pas d’une réalité en soi mais que nous sommes en train de construire une réalité que nous voulons créatrice et réalisatrice de notre essence.
Il est peu réaliste de chercher l’intention de Carvalho Monteiro. Nous pouvons toutefois prendre en compte sa connaissance de l’œuvre de Camões, son grand intérêt pour le sébastianisme et son étude approfondie de la nature et notamment des insectes. L’étude passionnée des insectes n’est pas anodine comme l’indique le début de cet ancien hymne celte à la nature :
         Nature

         Qui ne fait aucune différence entre les êtres
         Et pour qui le jour et la nuit sont équivalents
         Fais en sorte que je considère les hommes comme des insectes
         Et les insectes comme des hommes
         Le tout ensemble comme un rien…

       S’interroger sur l’orientation de la nature, neutre, ni bonne ni mauvaise, plutôt hostile, plutôt bonne, conduit à devenir conscient que nous devons opérer un choix sur des questions par essence indécidables. Fardeau écrasant pour les uns, liberté pour les autres. Carvalho Monteiro a su renoncer aux chemins tracés d’avance pour se donner la puissance de choisir. La Quinta de Regaleira est sans doute le fruit d’un choix sur une question indécidable, mais quelle fut la question initiale ?

      Tout d’abord, la Quinta de Regaleira n’évoque-t-elle pas la nef ultime sur laquelle rejoindre l’Île des immortels ? Ne sommes-nous pas, tous ensemble, en cet instant même, sur le « Grand Quai » de l’Ode maritime ?

         Le Quai Absolu sur le modèle duquel inconsciemment imité,
         Insensiblement évoqué,
         Nous avons construit nous autres hommes
         Nos propres quais de pierre actuelle sur une eau véritable,
         Lesquels, une fois construits, apparaissent soudain
         Choses-Réelles, Esprits-Choses, Entités de Pierre-Âmes
 
        
         Tout recommence avec l’échec de la première Création. Dieu anéantit son œuvre par le déluge et confie à Noé, un maître de l’ajustement, et sa famille la responsabilité de construire l’Arche, berceau de la seconde Création. L’Arche biblique se réplique elle-même à travers les nefs des Eglises, nefs qui sont aussi des vaisseaux, pensons aux Caravelles, qui portent le souvenir d’un futur en félicité. Mais cette seconde Création ne s’achève-t-elle pas, justement, dans les oeuvres inspirées d’artistes explorateurs de l’Imaginal, œuvres qui, jusque dans leurs imperfections, réalisent l’ultime théophanie de l’Arc-en-Ciel d’une Alliance nouvelle, inattendue, la Divine Surprise.
         Carvalho Monteiro a certainement fait de la Quinta de Regaleira, peu importe par quels chemins directs ou sinueux, obscurs ou lumineux, une divine surprise.
        Prenons rendez-vous en trois instants présents de cette parenthèse dans le temps et dans l’espace, dans cet intervalle entre les mondes, intervalle pour qui est présent à lui-même : le puits, la tour et sa grotte de Leda, la chapelle. Le chemin peut être alchimique, philosophique, mystique, poétique, il sera toujours initiatique. Il n’y a pas de règle, il n’y a pas d’ordre. Nous sommes la règle. Nous sommes l’ordre.
 


         Rendons-nous à la chapelle. Son symbolisme est d’une extrême richesse. Hermétisme, alchimie, templarisme, culte du Saint Esprit et culte de la Vierge se côtoient, s’emboîtent, s’unissent, se nourrissent et nourrissent l’esprit. Ils sollicitent le passant encore vivant. Le Saint Esprit, c’est l’Archange Empourpré d’Henry Corbin, ange et initiateur de l’humanité, à la fois ange de la Connaissance et ange de la Révélation. Le culte de la Vierge célèbre aussi la Nuit du Destin, la Lumière Noire, couleur de l’ipséité divine, la Nuit qui est Lumière, la Pauvreté Mystique. La chapelle demande à être vue. Elle nous rappelle à l’ordre, et spécialement à l’Ordre du Christ invisible dont nous entretient Fernando Pessoa. Magnificence qui tranche avec la sobriété de la crypte. Passer de la pluralité au simple, se dépouiller, faire silence. « Voir » implique le silence.

         Nous pouvons rejoindre la tour qui relie la terre au ciel, préparation à l’expérience radicale du puits. Elle offre trois niveaux, conformément à une division traditionnelle de l’initiation et des ordres qui la servent : substance, énergie, essence ou chair, âme, esprit. Intéressons-nous à la grotte, hexagonale, géométrique. Dieu géométrisa. Et Léda, la colombe, le cygne. La colombe est tout à la fois l’emblème du Saint Esprit, du Christ, de l’amour du Christ comme de la Vierge Marie. En grec, la colombe, peristera, possède la même valeur numérique que alpha et omega.



La grotte de Leda
Modèle : Mélusine de Mattos /Photographe Nuno Santos 
 
Dans certaines chasses sacrées, la colombe, l’esprit, plane au-dessus du cerf, l’âme, fuyant les chiens, c’est-à-dire les passions. Le cygne est symbole de la pureté. « Est pur celui qui est sans pensée. » enseignait Aleister Crowley, reprenant un adage des voies non-duelles, parole qui pourrait parfaitement convenir dans la bouche de Caeiro. Le cygne est souvent associé à la luxure, pourtant l’Aphrodite d’or, montée sur son cygne, représentait le pur amour de la divinité. C’est que pour le candidat aux mystères, l’amour se réalise comme un unique continuum de la chair à l’amour absolu du Soi. Le cygne est aussi l’emblème du Christ qui sauve et guide les âmes. C’et ce sens que renforce la présence de la colombe.

         Ainsi enseignés, préparés par le dépouillement, purifiés par le silence, rendons-nous au puits.
 


Le puits, enfin. Parmi les possibles, actualisons l’accès par le haut, l’accès par le bas.
Le puits est nu. Il est l’axis mundi, le centre du centre, l’île dans l’île, le point sublime, accès au Réel, à l’Absolu et sa Liberté infinie. Il est vide et plénitude, vide d’objets, plein de lumière. De quelque endroit que l’on soit, descendant ou gravissant les escaliers, la lumière du ciel, diurne ou nocturne, est toujours visible.


         Trois entrées permettent d’accéder au puits par la base. L’une, la plus éloignée, pour celui qui est perdu dans les périphéries humaines, exige un long tâtonnement dans l’obscurité de la terre avant de distinguer la lumière salutaire. La deuxième, plus rapide, par le lac de la cascade exige de franchir l’épreuve de l’eau. Accepter le mouvement du fleuve des émotions sans chercher à les contrôler, les tordre, les contraindre, ne pas avoir peur de sa peur. La troisième, par le puits imparfait, concerne ceux qui ont déjà fait une grande partie du chemin. Ils se sont déjà inscrits dans l’ascension et se sont heurtés à des obstacles inattendus qu’ils ont eux-mêmes constitués. Leur puits est inachevé. Un proverbe chinois nous alerte : « Quand tu as fait la presque totalité du chemin, il te reste encore la moitié à parcourir. ». A la base, la rosace et son symbolisme traditionnel appellent la conscience au centre, au point d’équilibre de toutes les directions de l’espace. L’ascension vers la lumière peut commencer, serpentine.
        Pénétrons maintenant par le sommet, la couronne. Du sommet de nous-mêmes, nous pouvons commencer à descendre en nous, dans les méandres obscures de nos réalités successives, dénouant la conscience esclave de la multiplicité de nos expériences, jusqu’au fondement, à l’énergie brute, infiniment puissante et créatrice, de nouveau disponible, avant de sortir. D’ci, peu importe la sortie. Elle est toujours liberté. Il y a cette sortie possible en chemin, ascendant ou descendant, vers les créatures hybrides qui gardent une autre porte, la porte du cœur, passage de l’apparaître à l’essence.



Le tunnel
Modèle : Mélusine de Mattos / Photographe Nuno Santos

         Quel que soit l’accès, d’où que l’on vienne, et de quelque manière que l’on accède au puits, il nous faudra lier la couronne au fondement, emplir le vide de félicité.
         Un humain entre dans le puits, un Roi en sort.

         Parce que la poésie, par sa puissance d’évocation et d’invocation, par sa capacité à clore l’inachevable, restera supérieure à toute prose, voici un Hymne au Roi Caché.
 
 
 
 
HYMNE au ROI CACHÉ
 
 
 
Toi le Roi Caché
Qui viens sur le Tage de l’Esprit
A travers le brouillard du moi
Jusqu’aux rives immaculées de la Conscience
 
Toi le Parfait
Eternel adolescent libre de toute dualité
Dont le corps s’estompe
Sur le Continent Noir, la déesse suprême
 
Plus puissant mort que vivant
Plus libre éternel que mort
Vivant en chaque cœur
Habité par l’Esprit Saint
 
Toi le prophète du Libre Esprit
Empereur et sacerdote du Cinquième Empire
Maître des Mystères
Qui déchires le voile de l’ignorance
 
Toi dont le Lieu est l’absence de lieu
Dont la Sagesse se prive de mots
Mais dont l’Amour emplit la poésie
Qui révèle en s’effaçant
 
Toi qui te joues des cours royales
Comme des peuples inféodés
Qui aimes l’homme libre
Qui célèbres la femme libre
 
Qui incarnes l’ultime Empire
Instauré en chaque être affranchi
Qui acceptes d’être dévisagé
Sans masque, acéphale même
 
Toi le Roi secret
Qui connaîs la Sagesse
Qui demeure dans la Grâce
Prophète divin de la Lumière des lumières
 
Toi que la Foudre céleste
A revêtu de la robe de Gloire
Tu es Roi des mondes extérieurs
Monarque des mondes intérieurs
 
Ta Parole silencieuse est entendue des cœurs libres
Tu détiens le grand miroir de l’Univers
Tu lis dans les âmes et les cœurs
Pour mieux révéler l’Esprit Libre
 
Toi, déjà venu
Ulysse de retour en Ithaque
Voguant jusqu’au Tage
Fleuve cardiaque
Fleuve central
En qui se jette
L’étendue océanique
 
Toi qui reviens
Du Grand Rien
Dans la multiplicité des âmes
Roi de l’UN
 
Toi, le Caché
Maître des « sans-maîtres »
Révélation de la Triade
Beauté, Amour, Saudade
Qui par ta propre disparition
Vis désormais en tous les Cœurs
Toi qui attends de nous
Un seul geste
Un simple pas
Vers la rive du Tage sacré
Pour te faire connaître
Dissiper le brouillard de l’ego
Laisser irradier la Lumière
 
Je suis là
Au bord du fleuve
Les pieds dans l’eau tranquille
Je te vois qui approche sur le scintillement de l’eau
 
Viens mon Roi
Dans le Palais des sept princesses
De mon Esprit Libre


[1] Pour comprendre la nature et l’essence du Sébastianisme, nous vous renvoyons aux travaux indispensables de Manuel Gandra : http://www.cesdies.net/
[2] Mythologie de la Saudade par Eduardo Lourenço, Editions Chandeigne, Paris 1997.
[3] Rappelons qu’est « juif » celui qui a reçu le saint Esprit selon Léon Blois.
[4] Helder Macedo dans un livre intitulé La signification occulte de Menina et moça, compare le livre de Bernardim Ribeiro au Zohar.
[5]On a recensé jusqu’à 72 « hétéronymes », nombre intéressant, 84 selon d’autres chercheurs, parfois classés, sans grand intérêt, en hétéronymes, semi-hétéronymes, sub-hétéronymes… Certes, ils ne présentent ni la même qualité, ni la même fonction, ni la même importance, certains n’étant d’ailleurs pas de véritables hétéronymes, au sens courant du mot. La fonction de cet ensemble hétéronymique est initiatique. Fernando Pessoa fait de l’hétéronymie une véritable voie d’éveil par le « dévisagement ». Nous sommes plusieurs, l’autre est un moi-même, moi-même est un autre, qui suis-je dans la réalité de ce qui se présente ?
Ainsi dans Le chemin du serpent, il dit : « Je ne sais qui je suis, quelle âme je possède. Si je parle avec sincérité, je ne sais de quelle sincérité il s’agit. Je suis diversement autre d’un moi dont je ne sais s’il existe (ni s’il est ces autres). J’éprouve des croyances que je n’ai pas. Je subis le charme de désirs que je répudie. Mon attention, perpétuellement concentrée sur moi-même, me dénonce perpétuellement des trahisons de l’âme envers un caractère que peut-être je ne possède pas, et que peut-être elle ne m’attribue pas non plus. Je me sens multiple. Je suis comme une salle peuplée d’innombrables et fantastiques miroirs, qui gauchissent en reflets mensongers une seule réalité antérieure, qui ne se trouve en aucun d’eux, et pourtant se trouve en tous. De même que le panthéiste se sent arbre ou fleur, de même je me sens différents êtres à la fois. Je me sens vivre en moi des vies étrangères, de façon incomplète, comme si mon être participait de tous les hommes, mais incomplètement de chacun d’eux, grâce à une somme de non-moi synthétisés en un seul moi postiche ».
[6] Œuvres poétiques de Fernando Pessoa, p. 84, édition établie par Patrick Quillier, préface de Robert Bréchon, collection Bibliothèque de la Pléïade, Paris, Gallimard, 2001.
[7] Judith Balso, Pessoa, le passeur métaphysique. Le Seuil, Paris2006.
[8] Le fleuve qui passe perdure in Cancioneiro.