Crise sanitaire, banques centrales et finances d’entreprise en Europe

Gérard Valin (*)-Décembre 2020

« Évoluer, c’est tirer profit des situations de crise pour atteindre de nouveaux paliers d’organisation et de comportements, ce que la vie sur les continents a imposé aux animaux terrestres. »

  Jean-Marie Pelt, biologiste

« Plus de conscience appelle plus de science »

Pierre-Gilles de Gennes, Prix Nobel de physique

« Ce qui est important pour nous, c’est que tout soit compté et qu’il y ait un résultat clair à la fin »

Olaf Scholz, ministre allemand des finances

Actions, réactions et communications face à la crise sanitaire en France et en Allemagne

La crise pandémique de la « covid-19 » a conduit à une surenchère mondiale de communication tous azimuts, tant du point de vue de ses conséquences économiques et sociales que des remèdes financiers annoncés. L’unité monétaire utilisée par les autorités publiques ne descend pas au-dessous de la centaine de milliards en $ ou en €. Les premiers effets d’annonces spectaculaires souffraient d’une imprécision générale sur les origines et les destinations des fonds, en l’absence de stratégies ciblées, remplacées par les mesures d’urgence imposées par les circonstances. Du fait de la deuxième vague, il apparaît fin 2020 de nouveaux risques significatifs de déstabilisation économique, financière et sociale susceptibles de mettre en péril de fragiles régimes démocratiques en Europe. Les 750 milliards € d’emprunt groupé de l’Union Européenne n’échappent pas à la critique de nombreux économistes. Si cette décision communautaire de l’été 2020 constitue une avancée historique au plan diplomatique, ses modalités concrètes de remboursements sont jusqu’ici ignorées. Son produit sera distribué aux Etats-Membres sous forme de subventions (390 milliards €) et de prêts remboursables (360 milliards €) jusqu’en 2023. La France devrait obtenir 40 milliards € et l’Allemagne 30 milliards € , ce qui peut paraître modeste par rapport aux 209 milliards € accordés à l’Italie (dont 87 milliards € de subventions). Les bénéficiaires finaux ne percevront cette manne qu’à l’issue d’un périple bureaucratique dont les priorités ne paraissent pas clairement établies, en matière de transition écologique notamment. La consultation du Parlement européen pourrait réserver des surprises concernant d’éventuelles restrictions issues de particularismes nationaux. Au total, l’endettement public et privé en Europe pourrait se trouver repoussé au-delà des limites tolérables des capacités de remboursement en régime de croisière.

Les principales réactions à la crise sanitaire, plus rapides en Allemagne qu’en France, paraissaient pourtant à la hauteur des enjeux économiques, financiers et sociaux. Il s’agissait d’éviter en priorité les faillites en chaine des entreprises et le maintien des revenus de particuliers. Le plan du 20 mars 2020, le « Wirtschaftsstabilisierungsfonds » a pris la suite du « Finanzmarktstabilisierungsfonds » (« SOFFIN »), censé lutter contre les effets de la crise de 2008. Ce premier dispositif comportait des garanties de financements publics à hauteur de 400 milliards €, ainsi que des apports spécifiques en fonds propres des entreprises pour 100 milliards €. Il s’y ajoutait des possibilités de refinancements préférentiels de la « Kreditanstalt für Wiederaufbau » ainsi qu’une une réduction des taux de TVA du 1er juillet au 31 décembre 2020 (taux standard passant de 19% à 16% et de 7% à 5% pour le taux réduit). Ces dispositions ont été complétées au début de l’été par des interventions de soutiens de l’État Fédéral et des Länder aux entreprises soumises à des pertes de chiffre d’affaires : il s’agit de mesures de transition dites « Uberbrückungshilfen », soumises au contrôle des « Wirtschaftsprüfer ». En France, les premières facilités accordées ont reposé, à partir d’avril 2020, sur l’allègement de prélèvements obligatoires, le soutien au chômage partiel (inspiré des mesures dites « Kurzarbeit » en Allemagne depuis 2008), les prêts garantis par l’État (« PGE ») et sur les facilités d’endettement à des taux d’intérêt voisins de zéro. Ce plan d’urgence initial comportait une enveloppe globale de 430 milliards € dont 300 milliards € de « PGE » ; selon les informations disponibles plus de 100 milliards € auraient été débloqués à l’automne. Il s’y ajoutait un plan de report d’échéances de 6 mois, jusqu’en septembre 2020 de la part des banques. Par ailleurs, l’ordonnance du 20 mai 2020 a assoupli les règles de protection des entreprises en cas de faillite et facilite leurs reprises par les dirigeants (art 7 visant les incompatibilités stipulées par l’article L. 642-3 du code de commerce). Un fonds de solidarité a été créé pour les PME et TPE de moins de 50 salariés des secteurs les plus touchés, élargi à de nouvelles activités en octobre. Le programme « France Relance » du 3 septembre 2020, porte sur 100 milliards € qui seront consacrés à la transition énergétique, à la relocalisation industrielle et à la cohésion sociale. Il fixe des objectifs selon une politique de l’offre orientée vers les investissements d’avenir. Ce plan comporte des réductions fiscales destinées aux entreprises et des aides substantielles favorisant l’emploi des jeunes. En revanche, il n’accorde qu’un soutien modeste de 3 milliards € aux fonds propres des entreprises pourtant les plus susceptibles de créer des emplois durables. Un système complexe de « prêts participatifs » assimilables à des quasi-fonds propres (consentis à des taux d’intérêt compris entre 3 % et 5 %) est organisé sous l’égide de la « BPI » (« Banque Publique d’Investissement »), à l’appui d’un label spécifique créé pour l’occasion. Les contributions des sociétés de capital-risque seront sollicitées dans ce contexte via des financements de type obligations convertibles, avec ou sans la garantie de l’Etat. Il s’y ajoute la mise en place d’un fonds de fonds de capital-risque destiné à l’épargne populaire. La BPI devrait soutenir, suivant des modalités qui restent à préciser, les financements en fonds propres d’un réseau de sociétés de capital-risque. La Banque des territoires devrait apporter également ses compétences et ses moyens sous l’égide de la Caisse des Dépôts et Consignations.

 Au vu de ces multiples dispositions, il résulte à des degrés divers, dans les deux pays, sur le modèle Nord-Américain, une incitation à l’endettement généralisé et quasi-gratuit. Ce réflexe de sauvegarde, certes compréhensible, crée un handicap sérieux pour les jeunes générations et pourrait accroitre la vulnérabilité de la France portant à 120 % le total de l’endettement public par rapport au PIB. Compte tenu de la fragilité de son économie, le cas de la France est plus préoccupant que l’Allemagne qui avait abordé la crise dans une forme satisfaisante. Le chômage oscille entre 8 à 9 % en France contre 4 à 5 % en Allemagne.  Suivant les estimations disponibles à la fin du troisième trimestre, l’année 2020 devrait se solder par un recul du PIB de l’ordre de 12 % en France et de 6% en Allemagne ; outre-Rhin, l’abandon de la rigueur budgétaire imposée pour la gestion des deniers publics par l’ancien ministre des finances Wolfgang Schaüble de 2011 à 2017 (politique dite « schwarze Null », « zéro noir ») est encore récente (75 % d’endettement public estimé par rapport au PIB fin 2020). A l’issue de ces plans de relance successifs les futurs acteurs de ces deux économies subiront de fait la charge des remboursements pendant des décennies, sauf à ce que soient spoliés les créanciers sous les formes habituelles : inflation, dévaluation, moratoire, ... ce qui ne devrait cependant pas revêtir la même forme de part et d’autre du Rhin. Bon indicateur de la résilience relative des économies, la balance commerciale française devrait être déficitaire de 80 milliards € pour 2020, à rapprocher d’un excédent de l’ordre de 100 milliards €, pourtant en baisse de 30%, fin juillet, en Allemagne. Cette situation est d’autant plus dramatique qu’entre-temps le déficit énergétique externe français se serait réduit d’environ 20 milliards €. Cette comparaison doit être appréciée à la lumière de la part de l’industrie dans le PIB de chacun des pays : 25 % en Allemagne, contre 10 % en France, ce qui fait de ce pays l’un des moins industrialisés de l’Union avec la Grèce.

A la recherche de nouveaux apports en fonds propres face aux menaces de surendettement

 Ce constat général appelle le recours à des solutions innovantes, susceptibles d’être mises en place avec la caution, voire l’intervention directe des banques centrales des deux principales économies européennes. La coopération de la Banque de France et de la Bundesbank constituerait une avancée considérable pour l’Union européenne qui y trouverait, outre un effet d’entrainement communautaire, une voie de mobilisation de l’épargne disponible au service des entreprises de taille moyenne dans des conditions optimales de sécurité. Il est urgent de rechercher de nouvelles pistes : le bon usage d’un ou plusieurs instruments financiers, robustes et éprouvés, autoriserait une rémunération correcte et régulière de l’épargne de précaution qui se trouverait directement investie à moyen et long terme dans les fonds propres des entreprises créatrices d’emplois. Il s’agit des « ETI », estimées à 5.800 en France et du « Mittelstand », de l’ordre de 12.500 en Allemagne. Ce processus direct d’allocation des fonds propres exige, un ciblage rigoureux, professionnel et indépendant des entreprises, dont les besoins s’avèrent plus importants en France qu’en Allemagne.

L’assimilation de titres participatifs (les « Genussscheine » bien connus en Allemagne) ou hybrides à échéances longues aux capitaux permanents et aux fonds propres des sociétés concerne a priori trois catégories d’acteurs : entreprises industrielles et commerciales, investisseurs institutionnels et marchés financiers. La solution suggérée consiste à renforcer les fonds propres des « ETI » et du « Mittelstand » sous forme de titres participatifs ou d’autres formes de titres hybrides, financés en priorité par les entreprises d’assurances régies par le code français éponyme ou par la « Versicherungsgesetz » allemande, via l’intermédiation centrale et la médiation territoriale des deux banques centrales nationales. A l’opposé de la débauche de création monétaire qu’entraîne le « Quantitative Easing » en cours, ce processus repose sur une stratégie destinée à optimiser rapidement et durablement le ratio : « Efficacité économique, environnementale et sociale/Moyens financiers utilisés », pour l’ensemble des parties prenantes concernées. Le renforcement des fonds propres constitue un préalable à la poursuite de l’endettement des entreprises innovantes et créatrices d’emploi. Les principes généraux de ce processus sont esquissés ici, les arguments détaillés exigeant d’amples développements techniques. Certaines institutions d’assurances ne respectent pas le principe de la capitalisation, à savoir la couverture des engagements à long terme en temps réel par des placements financiers suffisants ; de ce fait, elles subissent les conséquences de déséquilibres financiers structurels  : elles ne sont pas concernées par ce scenario. Ces derniers organismes, publics ou paritaires doivent, pour beaucoup, gérer des passifs latents à long terme (maladie, retraite, dépendance, …) en situation de déficits chroniques, ce qui exigera d’autres types d’interventions spécifiques à finalités sociales. A titre d’exemple, le principe du transfert de dettes de la Sécurité Sociale française pour 136 milliards € (31 milliards € de déficits de la S.S. au 31.12 2019 ; 92 milliards de déficits estimés sur 2020 à 2022 ; 13 milliards de dettes hospitalières) vers la « Cades » (« Caisse d’Amortissements de la Dette Sociale ») illustre cet inquiétant constat … ce qui n’augure rien de bon pour le contribuable français. Le déficit de la S.S. est estimé à environ 45 milliards € pour 2020 avec une perte record pour l’assurance maladie de l’ordre de 30 milliards € … La durée de vie de la « Cades » a été en effet reportée, dans le courant de l’été, de 2024 à 2033 en vue de nouvelles émissions sur les marchés financiers ; ceux-ci n’ont pas été informés, pour le moment, des modalités retenues pour amortir cette dette considérable, surtout si l’Etat français décidait d’y ajouter les 55 milliards € environ de l’assurance-chômage, dont la moitié résulte des mesures exceptionnelles de l’année 2020. A titre indicatif, la contribution de l’UNEDIC au financement de l’activité partielle a concerné 9 millions de personnes pendant l’été 2020. Le déficit envisagé pour l’assurance chômage en 2021, de l’ordre de 10 milliards €, porterait la dette, ainsi transférée à la Cades et aux marchés financiers, à 65 milliards € … Les estimations utilisées pour ce diagnostic initial, ainsi que les analyses des soutiens à l’économie sont appelées à être révisée en fonction des hypothèses de retour à meilleure fortune en Europe : courbes de croissance en « V », « W »,  « L ». Il est vraisemblable que le « K » prédominera, l’économie d’un monde nouveau se scindant entre « winners » et « loosers » tributaires de mutations technologiques et des approches écologiques. De ces orientations stratégiques dépendront les destins des entreprises et des nations pour les décennies à venir.

Mise au point théorique et pratique sur la politique monétaire actuelle en Europe

Le système monétaire européen résulte d’un compromis politique qui ne peut échapper à un positionnement stratégique par rapport aux doctrines économiques en la matière. A la création de l’euro a succédé la centralisation des pouvoirs monétaires à la BCE de Francfort, des modalités contraignantes de coordination de l’action des banques centrales nationales puis un corpus de règles visant le contrôle de l’ensemble des institutions financières. De ce cumul de dispositifs est issue une politique monétaire commune aux membres de l’eurozone qui a dû s’adapter à des crises successives dont les effets perturbent la vie des citoyens malgré les progrès continus d’intégration économique et financière de l’union européenne. Du serpent monétaire à l’écu, du traité de Maastricht aux mécanismes récents de stabilité financière, la marche vers la coordination des instances monétaires a été progressive, mais chaotique. Les avancées les plus significatives ont été réalisées en période de crise, comme en témoignent le « Fonds Européen de Stabilité Financière » (« FESF ») ou le « Mécanisme Européen de Stabilité » (« MES ») mis en place en 2010. Les efforts en vue de la coordination européenne ne sauraient se relâcher dans un monde en mutation. Selon les récentes enquêtes d’opinion la plupart des habitants de l’eurozone font confiance à leur monnaie, succès incontestable de la construction financière européenne. Aujourd’hui, une multiplicité de structures de concertations sont à l’œuvre autour du pivot central que représente la BCE. Il s’agit d’un instrument indispensable au service de la souveraineté européenne et de sa monnaie placée au service de 19 pays comptant 340 millions de citoyens. Comment caractériser l’actuelle stratégie des diverses instances européennes en matière monétaire dans un contexte de financiarisation accélérée de l’économie de la planète?

Pour répondre à l’objectif central de stabilité financière, les banques centrales ont réalisé un effort collectif de relance de l’inflation par l’injection massive de liquidités sur les marchés financiers. L’ambition actuelle vise à contrôler la totalité de la courbe des taux d’intérêt, en les maintenant à des niveaux aussi bas que possible. Les nouvelles dettes publiques et privées sont ainsi massivement recyclées par voie de création monétaire, considérée elle-même comme un puissant facteur de « reflation ». On espère aussi relancer l’investissement public et privé en rendant l’argent presque gratuit, ce que le Japon a tenté depuis presque 30 ans avec un succès relatif. La même recette de monétisation massive étant appliquée depuis plus de 10 ans aux Etats-Unis, les écarts de parité euro-dollar ne constituent pas un risque majeur, sauf crise spéculative. Les conditions favorables de refinancement du système bancaire par la BCE devraient éviter les faillites des institutions systémiques devenues vulnérables à la suite d’opérations spéculatives soumises à un contrôle interne insuffisant. Les comptes d’exploitation des banques commerciales souffrent cruellement de la distribution de crédit à des taux voisins de zéro et peineront à faire face aux risques de défauts.

Les principes actuellement retenus par la BCE constituent une combinaison pragmatique des approches économiques classiques et de la théorie monétaire moderne lointaine héritière des travaux du regretté Milton Friedman … mais pourtant chère à une partie de l’électorat démocrate américain ! Les instances européennes ont retenu de cette approche le rôle essentiel des banques centrales et d’un usage intensif de leur privilège en matière de création monétaire. L’objectif prioritaire du taux d’intérêt faible ou nul s’est imposé, pour le moment, comme cadre général en Europe. Le recours systématique à l’endettement ne constitue désormais plus un tabou, les niveaux atteints et les résultats attendus allant au-delà des effets de relance de type keynésiens. La réussite des politiques économiques et sociales reposera in fine sur la combinaison des stratégies budgétaires et monétaires conduites par les divers Etats. Ces orientations stratégiques font l’objet de débats au sein même du conseil des gouverneurs, les points de vue s’avérant évolutifs en fonction des circonstances générales et des politiques internes à chaque nation. En réalité, l’union économique et financière de l’Europe, comme l’union bancaire, reste un défi à relever dans un monde à évolution hautement concurrentielle, selon une architecture multilatérale. Les arguments divergents ne manquent pas d’être défendus par leurs partisans du fait des évolutions aléatoires qui paraissent leur donner provisoirement raison, voire de l’occurrence de « cygnes noirs » imprévisibles de N. Taleb : c’est le cas la crise sanitaire de la covid-19.

En pratique, il n’y a pas eu de retour récent de l’inflation en Europe, pas plus qu’aux Etats-Unis ou au Japon. De puissants facteurs déflationnistes sont actuellement à l’œuvre sur le plan mondial : concurrence ouverte avec les pays à faible coût de main d’œuvre, croissance de l’épargne de précaution d’une population vieillissante, priorité donnée aux investissements productifs « robotisables » …  En revanche, sous la pression des derniers évènements, l’endettement public est utilisé dans l’urgence à financer des dépenses courantes correspondant à des pertes de revenus. La dernière crise sanitaire a fait voler en éclats les critères officiels de convergence visant en priorité les niveaux d’endettement et de déficits en Europe (art 121 du traité de Maastricht du 7.2.1992). La sortie du cercle vicieux de cette impasse monétaire par la hausse des taux est considérée comme un exercice à hauts risques en particulier pour les détenteurs institutionnels d’obligations à long terme. Une brusque augmentation des taux d’intérêt provoquerait, du fait des effets de sensibilité de ces titres, des moins-values latentes de nature à mettre en faillite la plupart des compagnies d’assurance européennes,  systémiques ou non. La politique monétaire actuelle en Europe encourage de facto ainsi le surendettement public et privé en négligeant une notion essentielle : la capacité « normale » de remboursement de la part des Etats, des entreprises ou des particuliers. Les sanctions de ce facteur d’instabilité financière impliquant de hauts risques de défauts sont redoutables : banqueroute et révolution sociale pour les Etats, extrême pauvreté pour les particuliers, effets « dominos » ravageurs pour les sociétés commerciales … Le non-remboursement de dettes, voire un moratoire général ou partiel, accompagnés du cortège d’injustices inévitablement induites, ne manquerait pas de mettre en cause la confiance accordée aux gardiens de la monnaie. Pour les Entreprises de Taille Intermédiaire (ETI),  l’enjeu majeur de solvabilité à long terme repose sur la mise à niveau rapide de leurs fonds propres ainsi que sur la pérennité de leur rentabilité et sur leur compétitivité internationale à partir du « Standort » européen. Sous cet angle sont avancées ici des propositions novatrices touchant aux conditions générales de financement, à l’extension du rôle et de la responsabilité des banques centrales en faveur de la capitalisation des entreprises d’avenir. Des quasi-fonds propres sont susceptibles d’être directement mobilisés à partir de l’épargne de précaution gérées par les compagnies d’assurance. L’élargissement de la « policy mix » permettant une intermédiation rapide entre épargne et investissements à l’initiative des banques centrales, pourrait jouer un rôle déterminant si elle était simultanément adoptée par l’Allemagne et la France, avec ou sans accord préalable de la BCE. Cette intervention d’un type nouveau ne peut réussir qu’en prenant les moyens de flécher les capitaux disponibles vers les investissements stratégiques pour l’avenir, dans le respect d’un bien commun, la monnaie, au service d’une ambition légitime, la transition écologique.

Cette nouvelle piste va à l’encontre du soutien mimétique actuellement adopté par la plupart des banques centrales des pays développés en faveur des marchés financiers.  Si l’on peut saluer la réactivité des instances monétaires, en cas de crise avérée de marchés, il n’en va pas de même pour leur capacité d’anticipation et d’innovation, voire de créativité conceptuelle. La multiplicité des structures administratives concernées, particulièrement en Europe, peut expliquer ce peu d’appétence pour les solutions nouvelles. Sous la pression des évènements, les décisions à venir des gouverneurs et du directoire de la BCE pourraient se limiter une fois de plus aux  « recalibrages » des mesures antérieures. La proposition formulée vise donc à combler une lacune majeure de l’intermédiation financière et repose sur un ciblage de l’allocation en fonds propres de nature à optimiser l’usage des capitaux disponibles. Elle constituerait un correctif à la distribution « d’helicopter money » réalisée de fait aujourd’hui via la politique monétaire européenne. Compte tenu des effets d’annonce auxquels doivent se livrer régulièrement les autorités monétaires, une diversification concrète et rapide au service de l’économie réelle et de l’emploi ne manquerait pas de renforcer leur crédibilité. Leur indépendance à l’égard des pouvoirs politiques leur impose d’ailleurs un devoir d’information à l’égard des populations concernées par leur stratégie monétaire, ce qui ne saurait se réduire aux sondages ou enquêtes d’opinion. La « psychologie des masses » n’y a pas trouvé son compte jusqu’ici et suggère plus de vigilance en matière de communication. Les volumes considérables des masses monétaires mobilisées, l’incantation répétée en faveur de la dépense des ménages, l’espoir déçu dans un retour de l’inflation ne paraissent pas des thèmes de nature à restaurer la confiance nécessaire à l’investissement. A ces objectifs théoriques issus de la théorie économique s’opposent les aspirations des citoyens européens en faveur du plein-emploi, de la croissance des revenus et de leur moindre imposition ainsi que de la relocalisation des activités. L’exercice est difficile, voire périlleux, si l’on en juge a posteriori par les prestations fournies par MM. Paul Volcker, Allan Greenspan et Ben Bernanke pour la Fed ou Wim Duisenberg, Jean-Claude Trichet et Mario Draghi pour la BCE.  Les messages destinés aux marchés financiers n’est pas celui qu’espèrent les citoyens, selon l’opposition aujourd’hui mise en exergue, de façon simpliste, entre « Wall Street » et « Main Street ». Les nouvelles initiatives devraient contribuer à dépasser ces contradictions susceptibles d’alimenter de dangereuses tentations populistes.

Des soutiens différenciés pour les grandes entreprises, les start-ups et les TPE-PME

Les grandes entreprises industrielles et commerciales continueront à bénéficier vraisemblablement de garanties et/ou subventions d’Etat si elles ne parviennent pas à réunir les financements souhaitables avant leur retour à meilleure fortune ; les titres financiers hybrides, dont les titres participatifs (« Genussscheine ») rénovés et standardisés, pourront cependant, en cas de besoins urgents, contribuer à sauvegarder leur indépendance dans un contexte de concurrence internationale exacerbée. Aux secteurs prioritaires (aéronautique, automobile, défense, édition, presse, tourisme, transports aériens, …) s’ajouteront d’autres domaines « stratégiques » fragilisés durablement par la crise sanitaire survenue depuis mars 2020 en Europe. Les soutiens conditionnels de l’Allemagne à Lufthansa (9 milliards € sous forme de prêt et de participation « silencieuse » dans la limite de 20% du capital) comparés à ceux de la France et des Pays Bas à Air France-KLM (10 milliards € environ de prêts et subvention) constituent de claires illustrations, parmi d’autres, de cette démarche volontariste des Etats en faveur de leurs grandes entreprises nationales. Si ces mesures de soutien permettent la survie de ce type d’activités, les conditionnalités visant le maintien de l’emploi se heurteront souvent à des impossibilités économiques. Concernant Air France, les réductions d’emploi pourraient être de l’ordre de 10.000 postes, suivant les annonces de fin 2020.

Les « start-ups » prometteuses ne devraient pas souffrir de défauts de financements du fait des importants capitaux levés récemment par les différentes structures de capital-risque et capital-développement qui disposent de liquidités importantes non encore investies. Les fonds de capital-risque ont collecté 2,7 milliards € en France et 2 milliards € en Allemagne au cours du premier semestre 2020. On s’achemine en France sur une levée totale qui devrait être supérieure à 5 milliards € pour 2020. Les incubateurs spécialisés jouent un rôle décisif dans ce domaine, confirmé par de brillants « track-records » au cours des premières étapes développement de projets innovants. Les créations nettes d’emplois espérés en France du fait des financements de capital-risque s’élèvent au mieux à 25.000 postes environ, chiffre bien modeste au regard des besoins à satisfaire en particulier pour recruter les jeunes professionnels. L’ambitieux programme de la BPI (« deeptech ») vise à dépasser le stage de l’amorçage et pourrait contribuer à pérenniser les recrutements durables. Le gouvernement souhaite valoriser les meilleures réussites en les classant dans les listes supposées attirer les investisseurs : « next 40 » et « french tech 120 ». D’une façon générale, le développement rapide et nécessaire, du « private equity » en Europe ne manquera pas de fournir des solutions innovantes. Selon « Invest Europe », 49 milliards $US auraient été levés par le « private equity » en Europe au premier semestre 2020, chiffre à comparer aux 4.500milliards $ US gérés et aux 470 milliards $ US levés par les 1.000 sociétés de gestion au niveau mondial.

Les offres potentielles de rachats à prix élevés par les « GAFAM » (Google/Alphabet-Apple-Facebook-Amazon-Microsoft) entrainent par ailleurs des risques spécifiques de délocalisations des technologies « disruptives » et des cerveaux performants, … transferts qui pourraient s’accélérer à l’issue de la crise sanitaire si les orientations stratégiques s’avéraient médiocres. Les titres participatifs ou hybrides, ne leur seraient, vraisemblablement, de peu de secours, sauf cas particuliers et accidentels d’échecs patents dus à des financements mal calibrés ou trop ambitieux à court terme après mise en œuvre des techniques de type « MBO/LBO » (« Management Buy-Out » /« Leveraged Buy-Out »). Des solutions alternatives devraient être recherchées pour tempérer les exigences de rendement des sociétés de capital-risque à court et moyen terme (généralement de l’ordre de 10 à 12% sur un horizon de 7 à 10 ans). L’initiative de la BPI pour créer un FCPR de type fonds de fonds (« BPI Entreprise 1) est intéressant, car il fait appel à l’épargne populaire et prévoit une rentabilité de 5 à 7% en l’état de son portefeuille.  Les conséquences de la crise sanitaire sur les « start-ups » ne doivent pas nuire à la préservation des brevets comme les innovations prometteuses qui proviendront de l’intelligence artificielle. Une vigilance accrue, telle que l’appelle de ses vœux le commissaire européen, Thierry Breton, s’impose, pendant cette période de reconversion provoquant une grande vulnérabilité économique, financière et sociale.

Les «TPE /PME» (« Très Petites Entreprises »/« Petites et Moyennes Entreprises ») fragilisées par des décisions administratives liées à la crise sanitaire, peuvent bénéficier d’un soutien d’Etat de type PGE (Prêt Garanti par l’Etat) en France dans un souci de solidarité sociale. De prestigieux opérateurs culturels de divers statuts (opéra, théâtres, musées, festivals, éditeurs, éducation, associations sportives, … restaurants) pourraient être également concernés par cet effort légitime de soutien public. D’une façon générale,  le secteur de service à la personne subit l’impact négatif le plus lourd, sans espoir de rattrapage comme dans d’autres activités économiques. Leur survie dépend de la mobilisation de moyens financiers qui n’entre pas dans le cadre de cette réflexion. Ces structures de tailles variables en termes de chiffre d’affaires et d’effectifs ont bénéficié de multiples mesures d’accompagnements substantiels qui devront être prolongées pour éviter les faillites inévitables, sauver les emplois correspondants et maintenir le « savoir-faire » à haute valeur ajoutée, de part et d’autre du Rhin. Les actions prédatrices de la « shadow economy » sur certains fleurons culturels ne sont pas à exclure dans un contexte dépressif. Les subventions provenant du fonds de solidarité pour les TPE devraient contribuer à renflouer, au moins provisoirement, les secteurs les plus impactés (restaurants, commerces de proximité « non essentiels, …) par la crise dont personne ne se risque plus à estimer la durée. Seul un « cygne blanc », à savoir un vaccin efficace et durable accessible au plus grand nombre, permettra de mettre un terme à cet épisode dramatique. Les dispositifs mis en place visent au maintien des revenus mais ne sauraient garantir la pérennité des acteurs les plus fragiles. Les mesures indispensables de sauvegarde devront être complétées par des financements à long terme permettant les investissements des TPE et PME pour s’adapter à leur nouvel environnement.

Fonds propres des « ETI » et du « Mittelstand », la crise sanitaire et les critères ESG

Les « ETI » prometteuses et les fleurons du « Mittelstand » susceptibles d’être transformées rapidement en « licornes » (atteignant plus d’un milliard € de valorisation potentielle), méritent une attention particulière justifiant la mise en place urgente de solutions innovantes et pertinentes sur le moyen et long terme. Ces entreprises de divers statuts, notamment familiales, constituent le tissu potentiel d’un « Standort » prometteur de part et d’autre du Rhin, dans le respect des critères « ESG » (« Environnementaux, Sociaux et de Gouvernance »). Ces normes restent à préciser en fonction de priorités à définir en Europe dans les domaines agricoles, industriels, climatiques et énergétiques, entre autres :  elles ne sauraient se réduire à un label de circonstance surgi des affres de la crise sanitaire. Outre leur déclinaison spécifique, si possible consensuelle à chaque secteur économique (agro-alimentaire, aéronautique, automobile, chimie, énergie, grande distribution, pharmacie, …), ces exigences écologiques devront être définies en fonction de leurs effets attendus et mesurés dans le temps. Il ne saurait s’agir d’indicateurs globaux comme l’empreinte carbone ou les émissions de gaz à effet de serre ; des critères précis et spécifiques à chaque activité définissant les contributions écologiques à court, moyen et long terme seront rapportées précisément à leurs incidences sur les comptes d’exploitation présents et à venir. Les certifications du type « HVE » (« Haute Valeur Ecologique ») adoptées en France après les « Grenelle de l’environnement » pour l’agriculture vont dans le bon sens. Les avancées ne seront significatives qu’à condition de se traduire par des normes auditables. Il ne restera plus qu’à trouver les auditeurs réellement compétents et indépendants … Des travaux de fond en la matière s’impose au niveau de l’Union, à partir des premières recherches d’un langage commun dites de « taxinomie », suite à la directive transparence chère à l’ESMA (Autorité Européenne des Marchés Financiers) ce qui suppose la collaboration positive de chacun des Etats-Membres. Le recours aux conseils de Black Rock n’a pas fait l’unanimité. Les projets de règlementation de type « Disclosure » relayés par l’AMF en France paraissent prometteurs. Les 17 objectifs de développements durables de l’OCDE proposés en 2015 fournissent un cadre général de réflexion intéressant qui reste matière à débats, sans avoir franchi l’étape du consensus politique. Les obligations de « reporting » et d’audit extra-financier indépendant mériteraient d’être coordonnées au plan européen dans la ligne du « GRI » (« Global Reporting Initiative ») qui avait été recommandée par l’ONU au début des années 2000 dans le contexte de l’ambitieux « Pacte Global ». On ne saurait se limiter à une approche du type « comply or explain », mais permettre aux analystes indépendants une interprétation des résultats visés et obtenus. Par ailleurs, une mise au point s’imposera au regard des approches dites « ISR » (« Investissements Socialement Responsables ») qui relèvent, aujourd’hui encore, bien davantage du marketing financier que des réalités économiques, financières, sociales et technologiques des entreprises. En leurs temps, les « green bonds » ont bénéficié de cet effet de mode passagère. Plus récemment les « social impact bonds » semblent prendre le relai dans le monde de la « finance verte », voire « citoyenne ». Il s’agit de « reverdir » les conditions de financement, seIon l’expression consacrée par le projet commun des banques centrales (« NGFS » de 2017). Au-delà des formules, les états d’esprit et les résultats concrets ne progresseront pas tant que les approches écologiques, en Europe comme dans le monde, seront considérées comme de regrettables et coûteuses contraintes externes, au lieu d’être retenues comme des objectifs spécifiques intégrés aux stratégies globales des entreprises. Il s’agit de passer de l’écologie perçue comme une idéologie partisane à l’écologie scientifique issue d’un consensus généralement admis par les experts compétents et les parties prenantes concernées. Cette évolution des mentalités et des comportements est tributaire d’une authentique éthique de la responsabilité partagée par les acteurs impliqués au sein de marchés hautement concurrentiels, ce qui reste un sujet à de vigoureux débats en Europe. Une consultation politique au plan européen permettrait d’avancer dans ce domaine stratégique. Les moyens engagés par la « finance verte » dépendront des priorités effectivement retenues sur un plan sociétal au nom du terme générique de l’écologie : biodiversité, pollution, protection de la nature, santé humaine, sécurité alimentaire, …

Ces sociétés de taille moyenne ne doivent pas être déstabilisées par des prises de contrôle hostiles, voire sauvages, au détriment de leurs chances réelles de développements locaux : elles constituent le véritable gisement d’emplois durables en France comme en Allemagne, et sans doute en Europe. Le maintien d’équipes (dirigeants, cadres, non-cadres) compétentes et impliquées qui ont fait leurs preuves et conservé leur dynamisme s’impose en dépit de pertes comptables liées à la crise ; celles-ci sont généralement survenues du fait d’équations impératives de « point-mort » qu’a imposées la période d’inactivité forcée. Le bon usage de titres participatifs spécifiques non cotés (« TP ») ou hybrides (TH), adaptés à chaque cas particulier, doit leur permettre de conforter leurs fonds propres. Ce matelas financier s’impose en vue de lourds investissements stratégiques à long terme dont on ne saurait sous-estimer l’ampleur en matière de recherche et développement et de transition écologique, sans risque de dégradation de leurs notations bancaires. De nouveaux modes de financements en fonds propres permanents s’imposent aujourd’hui dans un contexte d’endettement croissant et massif qui concerne au premier chef les entreprises françaises (2.000 mds € soit 75% du PIB). La tentation de l’endettement excessif est abusivement entretenue par le maintien artificiel de taux d’intérêts durablement faibles par les banques centrales, en dépit de la dégradation potentielle de leurs notations bancaires ; ces dernières ne suivent d’ailleurs pas nécessairement la tendance générale caractérisée par l’accélération du nombre de « fallen angels », passant, selon les terminologies des opérateurs financiers « d’investment grades » (notation positive) à « high yields » (notation négative), sur les marchés internationaux, à l’initiative du cartel des grandes agences (Moody’s, Standard and Poor’s et Fitch,…). A titre d’exemple, la Banque de France fournit une notation financière des entreprises de plus de 750.000 € de chiffre d’affaires (Base Fiben), soit plus de 260.000 sociétés commerciales, en région parisienne et en province, en privilégiant la notion de croissance régulière des fonds propres, d’équilibre des bilans et de solvabilité à long terme. L’analyse financière « buy side » devrait être réhabilitée dans la vie courante des affaires en intégrant en temps réel les paramètres nouveaux qu’imposent les mutations écologiques et technologiques en cours.

Les entreprises d’assurances, la crise sanitaire et les titres participatifs, subordonnés  ou hybrides

Les entreprises d’assurances (Iard et Vie), gérées en capitalisation, constituent actuellement le principal réservoir d’épargne longue en France (2.500 mds €). Elles sont tributaires de règlementations de placements via le Code des Assurances, de normes de solvabilité européennes (« Solvency 2 ») applicables depuis 2016, ainsi que de dispositions comptables spécifiques pour leurs comptes consolidés (« IFRS 7 », notamment). A la recherche d’opportunités favorables offertes par les marchés financiers, les compagnies d’assurances utilisent des modèles actuariels élaborés de type « ALM » (« Assets and Liabilities Management ») ou « LDM » (« Liabilities Driven Management »). Ceux-ci contribuent à orienter leurs placements à court, moyen et long terme compatibles avec les contraintes de leurs divers engagements techniques à l’égard des assurés.

En France, les « catégories » de placements « admis » réservé aux titres participatifs émis par les entreprises industrielles et commerciales (R. 332-Al.2-c) est de 5 % maximum des provisions techniques, soit une enveloppe théorique de l’ordre de 125 mds € pour l’ensemble du secteur. Une étude préalable des placements actuels en titres participatifs, admis en couverture des provisions techniques ou de leurs capitaux propres, au profit d’entreprises industrielles et commerciales ou du secteur assurance (R. 332-A-6) s’impose pour évaluer les arbitrages induits ; ce type de statistiques sectorielles est régulièrement réalisé par la FFA (« Fédération Française des Assurances ») et/ou l’ACPR (« Autorité de Contrôle Prudentiel et de Résolution ») pour compte commun de la place.

Les placements en titres participatifs sont considérés par le code des assurances comme des valeurs « non amortissables », relevant de l’article R. 332-20 pour leur évaluation en comptes primaires. Cette classification n’en fait pas pour autant des « dettes perpétuelles », concept actuariel familier, mais qui ne correspond à aucune définition explicite en droit financier. Les réticences qu’elles soulèvent, justifiées par l’histoire, ne sont pas compensées, dans l’esprit des opérateurs financiers actuels, par les faveurs qu’accordent aujourd’hui à ce concept théorique de certains experts tels des équipes du METI japonais… Les effets en chaine négatifs des « dettes perpétuelles », sorte de « cache-misères » agités à chaque crise historique, ne peuvent être sous-estimés par rapport aux intérêts légitimes des épargnants. Il est donc essentiel d’éviter toute confusion de langage préjudiciable à un raisonnement rigoureux qu’exigent les circonstances dramatiques actuelles.

Les compagnies d’assurance peuvent elles-mêmes nourrir, sous la forme de titres participatifs ou subordonnés, leurs propres besoins en solvabilité, les « Solvency Capital Requirement » (« SCR » en régime de croisière) selon la norme européenne dite « Solvency 2 » adoptée en 2009. Celle-ci est égale au cumul de 3 strates de capitaux permanents, dénommés les « Tiers ». Les « Tiers 1 et 2 » doivent respecter en effet des plafonds confortables de titres participatifs ou hybrides, soit 20% maximum à l’intérieur du « Tier 1 » ; par ailleurs le total : « Tiers 2+ 3 » doit rester inférieur à 50% du total requis en « SCR », en l’état actuel des normes européennes. Cette catégorie de quasi-fonds propres pourrait être mobilisée à court terme, en cas d’urgence, pour conforter la solvabilité des compagnies d’assurances, sauvegarder leur propre indépendance, sans effet dilutif sur leur capital. Selon leurs dirigeants, la crise réduira en France leurs niveaux de solvabilité, comme c’est déjà le cas en Allemagne.

Le ratio moyen de solvabilité de 210% fin 2019 pour l’ensemble du secteur français oscille, pour chaque entreprise, à l’intérieur d’une fourchette-cible, qui se situe à titre d’exemple, entre 170% et 220% pour AXA au plan mondial. Ce groupe multinational utilise massivement les titres subordonnés pour couvrir sa propre « SCR ». En tant que telle, la crise « Covid 19 » réduira inévitablement ce ratio de solvabilité. Il convient d’évaluer sérieusement dans quelles proportions précises se trouveraient affectés prochainement les « SCR » et leurs moyens de couverture dans le cadre de la norme européenne « Solvency 2 », en dehors d’effets d’annonces nettement dissuasives - mais plus que vraisemblables- de la part de cette profession fragilisée.

La nécessité de décloisonner, dans certaines limites, ces différents plafonds d’origine européenne pourrait s’imposer en vue de concilier, au moins provisoirement pendant  la durée de  la crise, à la fois : les objectifs de nouveaux financements sous forme de titres participatifs ou hybrides des entreprises industrielles et commerciales, d’une part, le respect de leurs propres contraintes règlementaires de solvabilité et les nécessaires réorientations stratégiques ALM-LDM, du fait de la pandémie en cours, d’autre part… Ce grave accident sanitaire n’avait d’ailleurs absolument pas été intégré par les modèles actuariels mis en place à l’occasion de « Solvency 2 » ! Les outils actuariels utilisés de types gaussiens ou stochastiques expliquent cette myopie. Les mathématiques fractales conçues par Benoît Mandelbrot, il y a déjà plusieurs décennies, popularisées dans leurs principes et leurs conséquences par N. Taleb, (« Le hasard sauvage - 2005 ; « Le cygne noir » - 2007 ; « Jouer sa peau » - 2017 ) n’ont pas franchi les portes de certains cénacles publics, ni celles de la plupart des  milieux  académiques français … victimes d’un étrange phénomène d’ « hysteresis » intellectuelle. Un renouvellement des formes de pensée, des habitudes d’enseignement et de leurs applications pratiques s’imposent au monde actuel de la finance qui sait pourtant faire preuve de créativité à propos des instruments spéculatifs utilisés dans des martingales à hauts risques sur les marchés dérivés de gré à gré (« OTC »).

Le scenario proposé passe par une émission globale de titres participatifs ou hybrides par la Banque de France ou une ou plusieurs filiales où elle resterait majoritaire(« TP-, TH-Banque de France ») ; ces titres sont destinés à être cotés sur les marchés financiers internationaux, ce qui impliquerait d’élargir le ratio règlementaire maximum de détention de titres émis par le même émetteur (5%).

L’attractivité et la liquidité de ce nouveau type de placements pour les entreprises d’assurances privées ne fait guère de doute si l’environnement de taux bas, voire négatifs, est maintenu dans la durée au détriment de la rémunération de l’épargne et de la notation dégradée des entreprises tentées par le surendettement à coûts faibles. Des fonds de l’ordre de 1.800 mds € (estimés à la valeur de marché) sont gérés par les compagnies françaises dans le cadre de contrats d’assurance-vie à capitaux garantis et rachetables. Une hémorragie incontrôlable liée à une hausse brutale des taux d’intérêt sur les échéances longues provoquerait des moins-values latentes significatives sur les portefeuilles obligataires. Cette hypothèse provoquerait les faillites des compagnies détenant des  contrats anciens et favoriserait de nouveaux entrants sur le marché de l’assurance-vie.

De leur côté, les entreprises allemandes d’assurances–vie ne gèrent qu’un peu plus de 900 milliards € de placements disponibles et ne sembleraient pas courir les mêmes degrés de risques de rachats intempestifs à l’initiative des souscripteurs en cas de remontée rapide des taux d’intérêt. En revanche, les compagnies allemandes souffrent de l’environnement durable de taux d’intérêts faibles, voire négatifs. Selon la « BaFin » », une vingtaine de compagnies allemandes ferait l’objet d’une « vigilance intensive » pour défaut de solvabilité et d’ autres feraient actuellement face à des difficultés inquiétantes. La mise en place d’un financement du « Mittelstand » provenant des compagnies d’assurances via la médiation de la « Buba » devra tenir compte des prescriptions de l’autorité allemande de supervision financière, le « BaFin » de Bonn (« Bundesanstalt für Finanzierungsdienstleistungsaufsicht »). Eu égard aux efforts consentis depuis le printemps par l’Etat Fédéral et les Länder en faveur des fonds propres du « Mittelstand », la solution proposée ne saurait présenter, qu’une portée plus limitée en Allemagne, du fait de moindres besoins en capitaux stables du « Mittelstand », d’une épargne de précaution assurantielle moins abondante outre-Rhin et de la situation générale de ce secteur professionnel déjà durement éprouvé.

Banques centrales, fonds propres des ETI et du « Mittelstand », crise sanitaire et critères ESG

La médiation du crédit, outil de « services à l’économie », fait partie des attributions essentielles des banques centrales à côté des deux autres plus connues : la « stabilité financière » et la « stratégie monétaire ». La Banque de France bénéficie d’une solide structure décentralisée de l’ordre d’une centaine de succursales en province (avec 4.200 agents statutaires), regroupées en 13 directions régionales ; elles sont en charge notamment des questions de notations des entreprises, des situations de surendettements et des soutiens logistiques aux « CODEFI » (« Comité Départemental d’Examen des problèmes de Financement des Entreprises »). La proximité traditionnelle de cette  « institution de confiance » avec le terrain économique et social des régions a été jusqu’ici sauvegardée, en dépit des pressions productivistes exercées depuis plus d’une vingtaine d’années, y compris par la Cour des Comptes. De son côté, la Buba dispose de 18 « filiales » principales dans les Länder avec un peu plus de 2.400 agents. Les 12 banques régionales américaines composant le système fédéral de réserve américain possèdent un maillage territorial beaucoup plus faible.

Dans le cadre des mesures de type « QE » (« Quantitative Easing »), la Banque de France a massivement acheté des lignes d’obligations qui ont considérablement augmenté le total de son bilan, comme la Bundesbank et d’autres banques centrales des pays à économies développées, à la suite à la crise financière d’hyper-spéculation dite des « subprimes » de 2008.  De ce fait, les banques centrales figurent parmi les principaux détenteurs des dettes publiques. A la suite de 7 programmes successifs de rachats, son bilan s’élève actuellement à un trillion € environ (contre 1,2 trillions € pour la Buba) dont plus de 500 milliards € (contre 750 milliards € pour la Buba) de titres détenus dans le cadre de la politique monétaire européenne organisée depuis une décennie par la « BCE ». Ces opérations font l’objet de partages de risques avec la « BCE » qui ont varié suivant les programmes.

Dans ce contexte de soutiens inconditionnels aux marchés financiers inondés de dettes souveraines et privées, il paraît souhaitable que les deux principales banques centrales de la zone euro prennent, avec ou sans l’accord de la BCE, l’initiative d’émettre en urgence, directement ou par l’intermédiaire de filiales spécialisées « ad hoc », un titre participatif global, ou tout autre type de titre hybride (« TP, TH - Banque de France ou Buba ») ; ces titres sont appelés à être cotés sur les bourses internationales et ont pour usage exclusif le financement sans intermédiaire des fonds propres des ETI et du « Mittelstand ». Ces apports en capitaux propres, eux-mêmes effectués sous forme de titres participatifs ou hybrides n’ont rien à voir avec le « prêt participatif », d’une durée limitée (7 ans), abusivement assimilé aux fonds propres des entreprises. Cette formule confidentielle conserve la faveur de la « BPI » qui ne jouit pas du statut bancaire en dépit de son nom.

Dans l’environnement de crise actuelle, il pourrait s’agir d’une émission totale de l’ordre de 100 milliards €, à échéances longues, pour la Banque de France, mais de 50 milliards € seulement pour la Buba. La banque centrale allemande « ne prévoit que » 6. 000 faillites environ au premier trimestre 2021 dans son rapport sur la stabilité monétaire d’octobre. Ces montants globaux doivent être appréciés de façon prospective au vu des coûts de la transition écologique, de la mutation technologique et des investissements de relocalisation dont on ne saurait sous-estimer l’ampleur et l’urgence. La recomposition en cours de la chaine logistique transnationale constitue un enjeu de sécurité et de souveraineté pour l’Europe. En France, ce projet ambitieux viendra au secours des financements laborieux des « Programmes d’Investissements d’Avenir » (« PIA ») d’inspiration publique, suggérés il y a quelques années par le rapport Pisani-Ferry (« Grand Plan d’Investissements 2018-2022 »). Les « ETI » françaises bénéficieront ainsi d’un puissant et indispensable effet de rattrapage, bienvenu par rapport à leurs homologues du « Mittelstand » ; ceux-ci ont bénéficié d’un plan massif de renforcements de leurs fonds propres depuis mars 2020. Les quantums nécessaires et les rendements attendus doivent être estimés au regard du coût et du rythme de la transition écologique souhaitée, laquelle induira une modération de la rentabilité à court terme. Les situations de départ et les objectifs visés sont différents de part et d’autre du Rhin. Selon les experts, 3 tranches à remboursement final) de 10, 20 et 30 ans correspondraient aux besoins actuels des unes et des autres parties prenantes. Ces 3 tranches d’instruments financiers doivent être attractives pour les investisseurs institutionnels et auraient vocation à être cotées séparément en vue d’accroitre leurs liquidités ; elles seraient placées en priorité auprès des entreprises d’assurances gérées, sous le contrôle des autorités concernées de chaque pays (AMF, ACPR, BaFin, …). Garantissant un rendement courant fixe de l’ordre de 1% à 3%, en fonction des conditions de marché du moment, elles comporteront une rémunération variable additionnelle issue de la rentabilité des capitaux investis dans les fonds propres d’« ETI » ou du « Mittelstand ».  Selon diverses hypothèses, le rendement total pourrait dépasser 5 %, rendant ce placement attractif sur le long terme. Le niveau de cette rémunération variable dépendra essentiellement de la qualité du ciblage des entreprises bénéficiant de ce mode de financement. Bénéficiant d’une option de rachat au-delà de 7 à 10 ans à l’initiative des banques centrales, celle-ci se ferait sur une base indexée sur l’inflation nationale et de certains critères « ESG » définis dans l’intérêt général par les parties prenantes concernées. Leur volatilité potentielle, voire leur utilisation en tant que sous-jacents de produits dérivés mériteraient des études approfondies tenant compte de la mutualisation inédite des risques ainsi organisée.

 

Modalités sélectives d’allocations en fonds propres des « ETI » et du « Mittelstand »

Les fonds obtenus par ces émissions d’un montant total de l’ordre de 100 mds € pour la France et de 50 milliards € pour l’Allemagne, seraient directement investis en titres spécifiques (« TPS »,  « TH »), participatifs ou hybrides non cotés et « callables » au-delà d’un délai de 7 à 10 ans par les entreprises bénéficiaires. Les rendements provenant des nouveaux investissements réalisés par chaque « ETI » ou société du « Mittelstand », permettront la rémunération fixe et variable de cette catégorie de fonds propres. Ces capitaux de long terme seraient attribués sur proposition des directeurs de succursales et/ou des directeurs régionaux et de leurs équipes locales de la Banque de France et de la Buba suivant des critères économiques, financiers et sociaux objectifs, si possible préalablement approuvés sur un plan politique. Les Banques Centrales disposent en effet d’outils de notations bancaires reposant sur des diagnostics issus d’une analyse financière approfondie sur une base dynamique : structures bilantielles, « BFR » (« Besoins en fonds de roulement »), capacité d’autofinancement, ratios de rendements opérationnels ... Les « business models » de demain doivent rechercher la mise en place d’avantages compétitifs compatibles avec la nécessaire transition écologique et technologique au plan européen. Le respect de critères ESG permettrait de légitimer ces choix sur un plan politique au niveau national ou si possible européen. Les propositions de Jacques Attali concernant les 15 secteurs regroupant « l’économie de de vie » (dont alimentation, éducation, santé, sécurité, …) sont de nature à orienter les choix pertinents. Les ratios classiques de gestion devront de ce fait être soigneusement conjugués avec la prise en compte des facteurs humains indispensables à la réussite durable : esprit d’entreprise, qualité de gouvernance, cohésion d’équipes professionnelles … Ces allocations sélectives en fonds propres seraient assorties d’une mission pluriannuelle de contrôle d’experts-comptables et « Wirtschaftsprüfer » portant sur les investissements effectués, les créations d’emplois durables et le respect des critères « ESG » susceptibles d’être approuvés sur un plan politique ; cette approche de terrain est déjà retenue pour la mise en œuvre des « Überbrückungshilfen » organisées depuis l’été 2020 en Allemagne.

Des renforts provisoires de compétence pourraient être proposés aux structures décentralisées des banques centrale à condition que ces adjonctions administratives de circonstances ne soient pas artificielles, voire contre-productives sur le plan territorial. Il convient de maintenir une sélectivité à fondements économiques, écologiques et financiers avérés, en dehors des tentations de  clientélisme  privilégiant le court terme. De ce point de vue, il reste à la « BPI » en France à faire la preuve de son indépendance et de son efficacité opérationnelle grâce à la pertinence de ses interventions en temps réel au service des entreprises. Il en va de même pour les structures de la Caisse des Dépôts et Consignations qui souhaitent s’orienter vers les financements en fonds propres de l’économie.

Ce type d’initiative des banques centrales serait appelé à compléter les premières mesures d’accompagnement à court terme organisées sur une base gouvernementale et ne saurait en aucun cas faire double emploi avec les fonds publics déjà mobilisés. Ces renforcements immédiats en fonds propres spécifiques des « ETI » et du « Mittelstand » sont de nature à encourager le système bancaire à mieux évaluer ses propres risques et ceux de ses clients, en particulier en matière de « credit rating » et d’insolvabilité potentielle. Les soutiens massifs de la « BCE » au système bancaire européen ne sauraient être correctement utilisés en France sans le renforcement préalable des fonds propres des entreprises industrielles et commerciales. La mise en œuvre des principes de solvabilité de « Bâle 3 » pour le système bancaire ne doit pas limiter la distribution indispensable de crédits, mais les encourager dès que les mesures de renforcement des fonds propres seront effectives.

 

 

Des avantages de la voie proposée préférables à ses inconvénients

Les principaux avantages de ce scenario sont multiples, du fait de la circulation rapide des capitaux  e affectés de façon optimale, car sélective et indépendante, au service des « ETI » et du « Mittelstand » . Cette initiative apporte un soutien concret et rapide à l’indépendance des entreprises qui le méritent, en dehors des lourdeurs bureaucratiques centralisées, voire de l’engorgement dramatique des tribunaux en cas de faillites potentielles en séries du fait des dramatiques effets « dominos ». Il s’agit en effet d’avoir recours à des réseaux territoriaux déjà installés des banques centrales, indépendants des pouvoirs politiques, c’est-à-dire des élus locaux et nationaux ou des instances gouvernementales et de leurs relais en province. Leurs propositions reposeront sur les notations bancaires disponibles, sous réserve de l’actualisation indispensable de la situation du fait de la crise sanitaire et de la prise en compte de critères « ESG » généralement admis.

La solution proposée n’exige aucune création monétaire supplémentaire puisqu’elle repose sur le fléchage de l’épargne institutionnelle disponible et actuellement mal rémunérée. Elle est étrangère à la mise sous perfusion sans limite des marchés financiers qui ont conduit à la croissance exponentielle des bilans des banques centrales. Elle ne provoque pas de mutualisations à risques aisément dissimulables aux agences de notation de type « titrisation », comme ce fut le cas avant 2008. Elle n’exerce aucune incidence sur les dévaluations affectant les parités des principales devises. La proposition avancée se distingue des solutions en forme de pis-aller qui constituent des remèdes inadaptés au renforcement des fonds propres et des investissements urgents des « ETI » et du « Mittelstand », en particulier dans les territoires français et allemands.

En fournissant directement des quasi-fonds propres aux entreprises rigoureusement sélectionnées, la solution envisagée permet d’organiser leur endettement équilibré auprès des banques commerciales, selon des principes qui ne bafouent pas les principes essentiels de prudence de bonne gestion financière. L’encadrement de terrain du secteur bancaire, soucieux de ne pas accentuer les risques de défaut de la clientèle vulnérable par un endettement excessif, y trouvera un soutien indispensable dans l’exercice de son métier quotidien.

 Il s’agit d’une contribution positive aux placements à risques limités des entreprises d’assurances :  elles doivent respecter les dispositions règlementaires applicables en France et en Allemagne. Les stratégies de ces institutions de type « ALM/LDM » exigent d’être adaptées aux temps de crise avec de nouveaux instruments financiers. Les congruences nécessaires des échéances, des rendements et de la liquidité mériteront d’être soigneusement mises en place avec la profession concernée. Ce placement attractif et liquide s’avèrera particulièrement opportun alors que la dégradation rapide des rendements de l’assurance-vie fait planer un risque majeur de rachats massifs,  dans l’hypothèse d’une hausse incontrôlée des taux d’intérêt qui ne peut être écartée sur le moyen ou long terme.

 Le succès de cette solution reposera sur la simplicité et l’efficacité d’un processus de terrain susceptible d’être mis en œuvre par des équipes opérationnelles locales connues pour être informées, motivées et cohérentes et disposant des capacités de proposition nécessaires à la sélection des entreprises bénéficiaires. Ces choix seront effectués dans le respect de critères « ESG » généralement admis, à l’issue d’une analyse financière professionnelle et indépendante. Cette démarche des banques centrales modèrera la tentation, toujours présente, de créer de nouvelles structures administratives « ad hoc » sur fond de clientélisme. Ces nouvelles responsabilités devront être prises en charge dans l’urgence pour faire face aux enjeux en cause, ce qui exigera une grande disponibilité des acteurs concernés.

 Le processus proposé évitera les tentations de « prélèvements » abusifs et intempestifs dans toutes les « poches mal gardées ». Les caisses de retraite complémentaires en excédents provisoires semblent avoir fait partie des cibles privilégiées. Ces institutions relevant du code de la mutualité s’avèrent souvent impécunieuses à long terme et ne seront pas en mesure compenser des déficits publics ou privés d’origines diverses et a fortiori de contribuer à un effort significatif d’investissements. Ce réflexe bureaucratique qui met à mal les comptabilités et les statuts est contraire à la nécessaire rigueur financière qui ne doit pas disparaître en cas de crise. La piste proposée repose, en toute clarté comptable, sur une économie de moyens tant budgétaires que monétaires, en rétablissant un canal sécurisé entre l’épargne stable déjà constituée et les besoins en fonds propres des entreprises.

 La Bundesbank, familière du bon usage des « Genussscheine » par le « Mittelstand » qui a pris naissance en Allemagne au XIXème siècle … Il s’agissait déjà d’éviter des tentatives d’acquisitions sauvages avec l’appui de la « Hausbank », tradition qui s’est poursuivie dans l’intérêt des entreprises moyennes. En France, les titres participatifs ont été adoptés de façon provisoire à l’époque des privatisations. La Buba est une alliée indispensable pour la Banque de France en matière d’indépendance des banques centrales au sein de la « BCE », et plus largement, dans le cadre du Conseil de Stabilité Monétaire, de l’« EBA » (« European Banking Authority ») ou encore du tout puissant « Comité de Bâle ». Cette coopération franco-allemande s’impose à l’occasion d’une opération massive de financement urgent des entreprises de taille moyenne impliquant l’assimilation des titres participatifs ou hybrides aux fonds propres et aux capitaux permanents. D’intenses efforts diplomatiques devront être déployés en France, tant à l’égard de l’administration centrale de Bercy que du côté des partis politiques … voire des conseillers des princes.

 Une opportunité de circonstance ne doit pas être négligée aujourd’hui au regard des personnalités en présence. Le gouverneur de la Banque de France, François Villeroy de Galhau et le président de la Bundesbank, Jens Weidmann, maîtrisent non seulement les modèles économiques, sociaux et financiers du pays voisin et leurs graves difficultés actuelles, mais également leurs langues et leurs cultures. Une action coordonnée de leur part sous la présidence allemande de l’Union Européenne, dans le courant du second semestre 2020, est de nature à faire prospérer des solutions financières et sociales innovantes. On peut espérer que les remises en cause des options stratégiques des banques centrales, tant aux Etats-Unis qu’en Europe, permettront enfin de prendre en compte des réalités de terrain que la primauté accordée aux marchés financiers internationaux a fait oublier dans un environnement global géré à partir de réflexes essentiellement technocratiques.

Trois types d’inconvénients de la solution proposée méritent d’être traités avec soin. Les objections prévisibles concernent principalement les dispositions juridiques actuellement en vigueur.

 L’extension du rôle des banques centrales en faveur des capitaux propres des entreprises exigerait sans doute une modification de leurs statuts et de leurs mandats. Ces derniers varient d’un pays à l’autre et exigent des adaptations soumises aux pouvoirs politiques, invités à agir dans l’urgence du fait de la crise sanitaire. Beaucoup ont déjà fait observer que les achats massifs sur les marchés financiers ne sont pas spécifiquement prévus par leurs divers statuts actuels, mais les banques centrales dans leur ensemble n’ont pourtant pas hésité à aller dans ce sens depuis une dizaine d’années, bouleversant la structure de leurs bilans. Par ailleurs si la qualification discutable de « guerre » devait être officialisée, il serait naturel d’adopter des mesures exceptionnelles, et donc provisoires, le temps nécessaire, celui d’une crise sanitaire. Le transfert de l’or de la Banque de France de Brest au Sénégal de juin 1940 à 1945 était-il spécifiquement prévu par ses statuts ?

  La règlementation des entreprises d’assurances mériterait d’être assouplie pour faciliter la conservation d’un nouveau titre financier prometteur. Il convient en effet des respecter les règles habituelles en matière de dispersion, de répartition et de liquidité de leurs placements. Cette étape, qui ne relève que du domaine règlementaire, pourrait être rapidement franchie à l’initiative des autorités de contrôle, au moins à titre provisoire. Il importe que la profession ne soit pas sollicitée seulement à l’occasion du préplacement, mais qu’elle puisse conserver dans son ensemble un placement adapté à ses exigences de rendement à long terme. La frilosité naturelle en face d’une solution innovante pourrait être atténuée par de brillants rappels historiques, tel l’emprunt d’Etat français indexé sur l’or lancé en 1973. Il a contribué à la fortune des AGF devenue Allianz-France…

  Les principales objections ne manqueront pas de venir des marchés financiers eux-mêmes, qui craindront de voir leurs rôles marginalisés. Les titres participatifs liés aux privatisations françaises, feront-ils valoir, n’ont-ils pratiquement pas disparus des transactions ? C’est oublier leur caractéristique essentielle, à savoir d’être rachetable par leurs émetteurs au-delà d’un certain délai, ce qui suppose le retour à meilleure fortune de ces derniers et la fin des situations d’urgence. On peut raisonnablement parier que le retour sur investissement de capitaux propres d’entreprises soigneusement sélectionnées justifiera l’existence de ce nouvel instrument pendant la reconversion imposée par la crise sanitaire et la transition écologique. La souplesse des conditions d’émission, de la rémunération variable attendue, en complément du taux de rendement fixe pour les titres participatifs ou hybrides constitue un argument décisif, de même que leurs formules d’indexation du capital (inflation, critères ESG) en cas de rachat.

Si les avantages s’avèrent supérieurs aux inconvénients, comment se fait-il qu’une telle solution de bon sens ne soit pas déjà envisagée, même si elle était limitée au cadre franco-allemand ? La rigidité des comportements tient d’une part, à la légitimité de l’action des banques centrales, indépendantes des pouvoirs politiques, mais tributaires des marchés financiers internationaux. D’autre part, la mise en cause d’une doxa intangible dépend des rapports de force des principales parties prenantes. Enfin, l’aversion aux risques prôné par l’esprit du temps conduit les banques centrales à adopter une « attitude assurantielle de dernier ressort ».

Des banques centrales prisonnières de « l’hybris » des marchés financiers internationaux ?

La réunion habituelle de Jackson Hole des principales banques centrales s’est tenue cet été de façon virtuelle pour cause de covid-19. Les gouverneurs et leurs principaux conseillers n’auront pas eu la chance de profiter en 2020 du bon air de cette station de montagne du Wyoming choisie en son temps par Paul Volcker (gouverneur de la « Fed » de 1979 à 1987) pour exercer ses talents de pêcheur à la mouche dans le lac voisin. En cette fin d’été, la banque centrale des Etats-Unis a fait savoir « on line », qu’elle optait pour le maintien de taux d’intérêt durablement bas en raison de la délicate situation de l’emploi aux Etats-Unis et d’un contexte politique délicat. Cette mesure a été présentée à la communauté financière comme un changement de priorité concernant le niveau de l’inflation que l’on souhaiterait désormais porter à plus de 2%. Objectif étrange alors que les rémunérations de la plupart des acteurs de l’économie américaine peinent à être indexées sur le pouvoir d’achat du dollar… Outre le peu de crédibilité accordée à cette mécanique monétaire aux effets approximatifs sur les prix, cette option ne manquera pas d’accentuer les écarts de revenus déjà considérés comme excessifs. Tout spécialiste de l’économie financière ne manquera pas de rappeler que les taux d’intérêt se forment en fonction de 3 critères centraux : le coût du capital utilisé, le risque de défaut et l’anticipation d’inflation. On conçoit mal comment le maintien artificiel d’un taux nul se conjuguerait avec la relance de l’inflation, dont le niveau anticipé constitue précisément l’un des termes de base …

De la sorte se trouvent pérénnisées les mesures exceptionnelle mises en place à la suite de la crise virale d’hyperspéculation (« crise des subprimes ») de 2008 sous la férule de Ben Bernanke, gouverneur de 2005 à 2014 : elles ont été poursuivies sans relâche et sans retenue par ses successeurs, Janet Yellen et Jay Powell, sous la pression des marchés peu sensibles à la détresse de « Main street ». La « Fed » continuera donc au cours des années à venir (jusqu’en 2024, en principe) sa politique de « Quantitative Easing », consistant à racheter massivement, non seulement des obligations publiques et privées, mais éventuellement des « assetback securities », sur les marchés financiers internationaux. La nouvelle secrétaire d’Etat au Trésor de Joe Biden, présidente de la Fed de 2014 à 2018, Janet Yellen, ne semble pas avoir contredit cette orientation lors d’une interview à l’Institut Montaigne en mai 2020. Aujourd’hui, l’aplatissement structurel de la courbe des taux d’intérêt dans son ensemble prive les banques centrales, à commencer par la « Fed », de leur principal levier d’intervention concernant les objectifs visant la « yield curve control » ; c’est ce qu’avaient déjà démontré les expériences hasardeuses conduites aux Etats-Unis en 2013. Depuis le début de 2020, la banque centrale américaine a dû, de ce fait, augmenter considérablement son total de bilan de 4,2 trillions $ à 7,2 trillions $, fin juin 2020. La BCE et le système bancaire de la zone euro a, jusqu’ici, suivi fidèlement le même type de stratégie monétaire « accomodante », en poursuivant son programme actuel de « QE » (dit « PSPP »). Ces interventions ont tué dans l’œuf des manœuvres spéculatives dirigées contre l’euro en 2012 et sauvé la mise de nombreux opérateurs imprudents. Il viendra s’y ajouter un programme d’achats urgence pandémie (dit « PEPP »), à vocation très large qui, à lui seul, s’élèvera à 1.350 milliards € jusqu’en 2021. Juridiquement indépendantes des gouvernements, les banques centrales des principales économies occidentales sont devenues intrinsèquement tributaires, pour ne pas dire otages ou victimes des marchés financiers internationaux, lesquels sont supposés absorber des émissions considérables de dettes publiques et privées : ce comportement « mimétique » soulève un grave problème de légitimité en matière d’exercice du pouvoir au plan mondial. De lourds dommages collatéraux proviennent en effet de la fiction, ainsi artificiellement entretenue, de l’argent gratuit : il s’agit de la surévaluation continue des actifs financiers et immobiliers qui perturbent la rationalité des choix économiques des particuliers et des entreprises. De son côté, la valeur de l’or a doublé depuis 10 ans pour atteindre un sommet de 2.000 $ l’once en août 2020, après une progression spectaculaire de 34% depuis le 1er janvier de cette année. Les effets secondaires des pratiques monétaires actuelles promettent de la sorte l’éclatement périodique de bulles spéculatives de dimension systémique. Entrainant de rapides détériorations de leurs conditions de vie, ces crises à répétition détruisent la confiance des populations dans le système économique et financier et suscitent de violentes critiques à l’égard de ses « élites », volontiers taxées, parfois à juste titre et souvent injustement, de « technocrates déconnectés » des réalités quotidiennes de leurs compatriotes.

Cette politique avait été imposée dans l’urgence par les graves désordres qu’avaient engendrés les comportements aberrants de certains « traders ». Opérant dans des salles de marchés réparties sur l’ensemble de la planète, ils avaient provoqué l’effet viral de transactions toxiques, au cours de la première décennie du XXIème siècle, du fait d’un contrôle interne notoirement insuffisant ; les moyens considérables mis en œuvre par les banques centrales n’ont pas permis jusqu’ici d’annuler la vulnérabilité du système financier dans son ensemble. Les laborieux efforts engagés pour réduire les risques systémiques ne paraissent pas à la hauteur des enjeux d’aujourd’hui (Cf. Allemagne d’Aujourd’hui-Avril-Juin 2009 : « L’Allemagne et la France face à la crise d’hyperspéculation globale »). Les dernières statistiques de la Banque des Règlements Internationaux (BRI), publiées en mai 2020, suggèrent que ces types d’abus potentiels restent d’actualité, notamment sur les opérations de gré-à-gré réalisées par les traders sur certains produits dérivés (« OTC » : « Over the Counter »).  Les apprentis-sorciers n’ont pas disparu de la sphère financière, même si beaucoup d’entre eux ont été remplacés par les robots programmés par de complexes algorithmes combinant « data mining » et intelligence artificielle. Dans certains cas, le trading haute fréquence alimente en dehors de tout contrôle des volumes disproportionnés de transactions potentielles. Les montants des « nominaux notionnels » sur les marchés dérivés de devises ne cessent de croître, dans des proportions que ne justifient pas les besoins réels de couverture des transactions réelles (72 trillions $ US fin 2019). Il s’agit de fait de pratiques spéculatives à hauts risques perdurant au sein-même du système bancaire officiel. Les accidents éventuels visant des banques systémiques restent ainsi possibles comme l’illustre le bilan décevant de la Deutsche Bank depuis 2008 (Cf. Allemagne d’Aujourd’hui-Octobre-Décembre 2016 : « Deutsche Bank, un maillon faible dans un univers financier à hauts risques ? » et Allemagne d’Aujourd’hui-Avril-Juin 2017 : « Actualité de la Deutsche Bank »). A titre d’exemple en France, la Société Générale, victime des agissements du « trader » Jérôme Kerviel du fait de graves défauts de contrôle interne dans ses salles de marchés, a perdu 90% de sa valeur boursière depuis 10 ans, creusant une décote inquiétante par rapport à ses fonds propres. De son côté, la Deutsche Bank, suite à ses aventures spéculatives dans les marchés dérivés est gratifiée d’une valeur boursière à peine égale au tiers de ses actifs nets « tangibles ». Certaines banques systémiques ont en commun de devoir supporter des amendes considérables liées à des activités répréhensibles, d’envisager des structures de « defeasance » pour évacuer leurs actifs « pourris » et d’agiter les spectres de fusions plus ou moins consenties. Comme le faisait observer Jamie Diamond, président de J.P. Morgan-Chase, à ses pairs, ces « dinosaures », particulièrement vulnérables au climat des affaires, ne resteront pas des cas isolés (« Sibos » on line - 8 au 10.10. 2020).

Une opportunité historique de diversification stratégique pour les banques centrales

La « BCE » et les banques centrales européennes se trouvent donc à la croisée des chemins dans un monde devenant à la fois global et multipolaire, tant sur le plan politique et technologique qu’économique et social. La solution de facilité consiste pour elles à emboiter le pas à la « Fed », abandonnant un faible espoir de souveraineté culturelle et politique : ce mimétisme confirmerait ainsi l’inféodation de l’Europe en tant que marché captif des Etats-Unis dans les domaines commerciaux, industriels et financiers. En maintenant, par des artifices comptables dangereux, mal maîtrisés, et sans issues prévisibles, une stratégie de taux bas à long terme, les autorités monétaires occidentales condamneraient ainsi la rémunération de l’épargne à la portion congrue en fragilisant le portefeuille de l’épargnant moyen, « l’average common investor », qualifié en bon français de « veuve de Carpentras », voire de « dentiste belge » outre-Quiévrain. Par ailleurs, ces pratiques monétaires aventureuses mettent à mal la rentabilité des opérations de crédits bancaires et la solvabilité des institutions qui devraient couvrir les besoins normaux de l’économie et de l’emploi. La perte de confiance engendrée de ce fait, de la part des entreprises et des particuliers, conduit paradoxalement à un excès d’épargne de précaution à la fois mal rémunérée et détournée des investissements les plus opportuns dans l’économie réelle, en Europe comme ailleurs. Cette prise de conscience tardive restera sans effet tant que le conformisme institutionnel prendra le pas sur la responsabilité civique des responsables de la politique financière et monétaire à l’égard de leurs compatriotes. Il y va de leur crédibilité personnelle en matière d’éthique de la responsabilité dont les défauts éventuels seront inévitablement perçus sur un plan social et politique par les citoyens européens qui s’étonnent de tant de moyens financiers transitant par les marchés sans répondre à leurs besoins. Les pressions de puissants « lobbies », nationaux ou transnationaux sont à la manœuvre pour défendre leurs intérêts à court terme au sommet des sphères politiques concernées. Le paradoxe veut que les acteurs publics figurent parmi les premiers intéressés par la perpétuation du mirage de l’argent gratuit … pour financer à bon compte leurs propres déficits. Il s’agit donc d’un véritable stress-test psychologique des grands argentiers qui bénéficient d’une indépendance souveraine à l’égard des pouvoirs politiques. Certains espoirs peuvent être fondés sur la mise en place du conseil franco-allemand des experts économiques créé par le traité d’Aix-la-Chapelle de 2019. Il revient à ses membres de favoriser l’émergence et de soutenir la réalisation de propositions nouvelles adaptées à la crise sanitaire et à la transition écologique. La passivité structurelle des (trop) nombreuses instances officielles (MES, Ecofin, Eurogroupe, … pour n’en citer que quelques-unes), est tributaires de compromis politiques de circonstances. Les nouveaux systèmes de vote au sein du conseil des gouverneurs de la BCE  (à 19 avec la Lituanie) a peu de chance de favoriser l’application concrète de solutions nouvelles.

 Les dirigeants des banques centrales  ne sauraient  négliger, par ailleurs, les différences structurelles d’architectures financières de part et d’autre de l’Atlantique, mais devront en tenir compte lucidement pour aligner leurs objectifs monétaires et leurs comportements effectifs : l’épargne longue est concentrée dans les fonds de pension aux Etats-Unis alors que celle-ci est largement placée en assurance-vie en Europe ; la majorité des financements des entreprises passent par les marchés en Amérique tandis que les crédits bancaires prédominent aux trois-quarts dans la zone euro. La tentation de l’isolement au profit d’une hypothétique « démondialisation » doit être résolument écartée au profit d’une participation active mais critique aux « revues stratégiques » que la « BCE » et la « Fed » ont déclaré vouloir entreprendre dans le contexte d’urgence qui s’impose au plan mondial. Le débat ne saurait se réduire au « calibrage » des mesures de « quantitative easings »  mais devrait susciter une créativité suffisante pour intégrer la conception, la mise en place et le bon usage d’instruments nouveaux. Une réflexion de fond permettrait de réduire l’inévitable pression politique en vue de la poursuite inconditionnelle d’un « quantitative easing » massif. La tentation d’un statu quo confortable joint à la rigidité d’une pensée unique ne saurait prévaloir sur la recherche de solutions innovantes en situation de crise extrême et de désordre financier généralisé.

Des expériences monétaires étrangères hétérodoxes et perturbantes

On ne saurait oublier aujourd’hui les stratégies originales suivies par les grandes puissances extrême-orientales. Au moment du départ du Premier Ministre Shinzo Abe, l’Allemagne est attentive aux résultats mitigés de la politique nippone (« Abenomics ») qui a pourtant placé le yen, grâce à l’usage d’une épargne nationale importante, au service de l’industrie et des exportations, depuis 2012. Avant comme après la crise sanitaire, le taux de chômage japonais se maintient pourtant au niveau très faible de 3%, tout en favorisant des gains de productivité. En revanche, les pressions déflationnistes ne cèdent pas devant la politique monétaire de la Banque du Japon qui détient pourtant plus de 40% de la dette publique. Son total de bilan dépasse 100% du PIB japonais contre 50% pour la BCE.

Les offensives de l’Empire du Milieu à l’égard des économies occidentales mériteraient bien d’autres commentaires en raison des ambitions d’internationalisation de la monnaie chinoise … dont les initiateurs paraissent jusqu’ici peu sensibles aux menaces du Président Donald Trump. L’élection du Président Joe Biden et le choix de son équipe financière changeront sans doute le comportement diplomatique des Etats-Unis, mais il n’est pas certain que la Chine se départisse d’une stratégie globale qui lui a réussi jusqu’ici. La question du « leadership global » reste posée en dépit des espoirs placés dans un multilatéralisme équilibré dans les domaines économiques et sociaux. Beaucoup ont oublié que l’état de la santé financière de la Chine tient également aux mesures de protection qui lui ont évité les dégâts du cataclysme de la crise des « subprimes » de 2008. En attendant, la Chine devrait connaître en 2020 une croissance réduite aux envirions de 2 %. L’avenir dira si la réorientation de ses activités à partir de la demande intérieure ou de l’axe « Pacifique » permettra de nouvelles accélérations. Le plan de lutte contre la pauvreté de Xi Jinping aurait dû réduire le nombre « d’indigents » de 100 à 5 millions de personnes en 2020. Point commun aux grandes économies extrême-orientales (Chine, Corée du Sud, Japon, …), les moyens de protection des populations contre la contagion de la covid 19 paraît plus efficace qu’en Occident, autorisant un retour plus rapide à la normalisation des relations économiques et à la croissance interne. Celles-ci pourraient prendre un tour nouveau après l’accord de libre-échange transpacifique (« RCEP ») signé fin novembre entre 15 pays, y compris par la Chine,  le Japon et la Corée du Sud.

Le sort des pays émergents est par ailleurs plus que préoccupant puisque, d’après les dernières informations disponibles, près de 50 pays « pauvres » seraient en situation de surendettement chronique du fait, entre autres, de la crise sanitaire. Le « Club de Paris » aurait déjà étudié le principe du report de leurs principales échéances de l’année 2020, avant d’envisager éventuellement un rééchelonnement ou un moratoire partiel.  Parmi d’autres, l’avenir des économies indiennes, brésiliennes, mexicaines ou encore argentines suscite de graves inquiétudes qui pourraient déboucher sur des crises politiques de grande ampleur. Des avancées significatives sont intervenues lors de la réunion des grands créanciers internationaux (7 pays en plus des 22 membres du Club de Paris, y compris la Chine et l’Arabie saoudite), le 13 novembre 2020. Une action coordonnée de leurs parts à l’égard des débiteurs vulnérables paraît désormais acquise. Sur 74 pays considérés comme financièrement fragiles, 46 Etats ont demandé à bénéficier d’une restructuration de leurs dettes et 35 auraient été acceptées en novembre, sous réserve d’une intervention du FMI.

Pour une initiative de la Bundesbank et de la Banque de France en faveur de l’investissement

Malgré ou en raison de ce contexte général de grande vulnérabilité, les dirigeants des deux principales économies européennes, l’Allemagne et la France, disposent, à court terme, d’une marge de manœuvre non négligeable, en raison même des graves périls encourus par les institutions qu’ils sont censés contrôler. L’importance de leurs économies et de leur capacité d’action doivent les inciter à explorer les solutions favorables à un financement de l’investissement respectueux des intérêts de toutes les parties prenantes. Au-delà des débats techniques, de la complexité des appareils statistiques et d’un jargon technocratique doctement entretenu, il leur revient de reconsidérer les priorités des banques centrales des deux principales économies de l’Union :

-  soit le développement durable de l’économie réelle et des emplois, d’une part,

-  soit le soutien indéfectible aux marchés financiers et à leurs opérateurs, d’autre part.

L’expérience des dernières décennies montre qu’il est difficile de concilier ces deux objectifs à partir de dispositifs immuables. La question mérite d’être posée alors que la machine monétaire s’est emballée en 2020 au-delà de toute mesure, déversant en quelques mois, à guichets ouverts, plusieurs trillions d’euros et de dollars sur les marchés financiers de la planète. Le moment n’est-il pas venu de s’interroger sur le meilleur usage possible de ces fonds issus du privilège de création monétaire que détiennent les banques centrales ? Outre l’analyse critique des finalités de la création monétaire, un débat de fond sur le mirage de l’argent gratuit n’évitera pas de mettre en cause le transfert de charge (ou de « perte de chance de rémunération » pour employer le langage de l’expertise judiciaire financière) au détriment des épargnants. Des interventions coordonnées pour canaliser l’épargne de précaution vers les fonds propres des entreprises créatrices d’emploi dans le strict respect de normes « ESG » consensuelles (« Environnementales, sociales et de de Gouvernance ») constitueraient des initiatives simples et efficaces de la Banque de France et de la Bundesbank, sans recours à la création monétaire. Ces financements privilégiés reposeraient sur un ciblage objectif des entreprises bénéficiaires à partir des notations bancaires disponibles et des projets ambitieux d’avenir sur la base d’avantages compétitifs durables au plan européen.

Cette avancée conceptuelle à visée stratégique, destinée à orienter directement la gestion des finances européennes au service de l’emploi et de l’investissement, marquerait d’une pierre blanche la présidence allemande de l’Union Européenne au cours du second semestre 2020. A cette fin, les principales parties prenantes concernées seront appelées à jouer dans les prochains mois un rôle décisif en vue d’infléchir les missions et les comportements des banques centrales par la mise en place de nouveaux instruments financiers adaptés au renforcement des fonds propres, de type titres participatifs ou hybrides, conçus pour servir simultanément les intérêts des épargnants et le dynamisme des entrepreneurs. Arès tout, le recours massif à la monétisation de la dette publique ne faisait pas partie des pratiques courantes des banques centrales et encore moins de leur charte d’indépendance. Les contentieux introduits devant la Cour Constitutionnelle de Karlsruhe tentent d’ailleurs d’en démontrer l’irrégularité. Les évolutions suggérées ici inciteraient « de jure » à une adaptation nécessaire des statuts des banques centrales dans le sens du service à l’économie réelle et à l’emploi durable. De prêteur en dernier ressort, ces « institutions de confiance » ont de fait adopté, sous la pression des évènements, depuis un peu plus de 10 ans, une posture « assurantielle » en faveur des opérateurs imprudents des marchés financiers. Ces derniers n’ont pas payé le prix de cette assurance, mais l’ont, pour l’essentiel, transféré sur les épargnants. Ne peut-on espérer que les régimes démocratiques imposent désormais aux détenteurs de la création monétaire de s’impliquer activement dans une stratégie sélective d’investissements à long terme, tout en limitant les risques de surendettement ? Du succès de ces nouvelles démarches coordonnées et voulues par l’Allemagne et la France, qu’il faut souhaiter concrètes et rapides, dépendra aussi la survie du modèle de solidarité intergénérationnelle et sociale, tel que le prône l’Union Européenne.   

 (*) Membre du conseil scientifique d’« Allemagne d’Aujourd’hui » - Ancien président et directeur général de compagnies d’assurances en Allemagne et en France, enseignant d’audit et finances à HEC-Paris ; ancien DG du Groupe ESSEC et doyen des professeurs de SKEMA-Sophia Antipolis. Auteur de 4 ouvrages de référence et d’une cinquantaine d’articles de fond sur l’économie financière. Expert judiciaire financier (H) près la Cour d’Appel de Paris.

Les principaux arguments concernant certains thèmes développés ici ont été publiés dans la revue « Allemagne d’Aujourd’hui » N° 233-troisième trimestre 2020 ; le texte complet est disponible sur le site : www.cairn.info. Le blog Vox-Fi s’est fait l’écho de ces thèmes : www.finance-gestion.com. Le journal « Le Monde » a publié une tribune de l’auteur sur ce sujet le 20 juillet 2020.

Une synthèse de ce travail figure dans le dernier numéro trimestriel de l’année de la « Revue Politique et Parlementaire » N° 1997, à destination d’un lectorat moins familier des concepts économiques et financiers.

L’auteur a rédigé des annexes (non publiées) concernant les dispositifs détaillés des techniques financières correspondant aux solutions proposées dans le cadre de cette réflexion de fond.