Site de Gérard Valin

"Irénée et Pierre", cinq dernières pièces de théâtre de Gérard Valin

Publication fin 2021 des cinq dernières pièces de théâtre de Gérard Valin chez L'Harmattan sous le titre "Irénée et Pierre", dont deux sont des pastiches des œuvres d'Henri Bosco


Agenda de l'auteur à l'été 2019

Dédicace le samedi 31 août 2019

 de 9 heures à 12 heures, je dédicacerai mon dernier livre : "Les Jacobites, la papauté et la Provence" à la maison de la presse de Villeneuve-les-Avignon (maison Joubert).

Publication par L'Harmattan de mon ouvrage

Les Jacobites la papauté et la Provence

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Dédicace le 18 mai 2019

à la librairie Pierre Lecut,

rue de Stalingrad, 95120 Ermont.

"Causerie sur le romantisme allemand"

 

"Causerie sur le romantisme allemand"

le 8 octobre au "Local-Théâtre,

18, rue de l'Orillon 75011 à 19h

après le spectacle de Laurent Contamin :

"En pure perte".

Du 5 au 22 octobre, Laurent Contamin, propose trois monologues, de petites formes théâtrales et littéraires. Initialement indépendantes, celles-ci sont programmées au Local sous la forme d’une trilogie.

Avec En pure perte, L. Contamin interroge « l’être humain » dans une langue simple et actuelle. Un voyage dans la pensée allemande de la fin du 19e siècle (Kleist, Rilke, Büchner). Ce monologue se place du côté de l’Allemagne, pour faire se rencontrer dans un geste créatif, cent ans après la Grande Guerre, les cultures française et allemande.

Thomas Mann et notre temps, destins croisés entre continents et cultures de Gérard Valin

THOMAS MANN ET NOTRE TEMPS

Destins croisés entre continents et cultures

Gérard VALIN

2015 – 2017

 

Table des matières

 

Chapitre 1. Thomas Mann et Martin Flinker se retrouvent à Paris en 1950

  • Au décès de Gérard Bonval, son petit-fils, Ruggiero Cassino, trouve à Villeneuve-les-Avignon de précieuses archives sur Thomas Mann.
  • Gérard Bonval fait la connaissance du libraire parisien, Martin Flinker, ami de Thomas Mann (son journal du 22 novembre 1975)

Chapitre 2. [A lire en extrait ici] Thomas Mann, exilé de l’Allemagne nazie et citoyen américain, est fêté pour la France d’après-guerre

  • Ruggiero Cassino s’intéresse aux premières années de vie professionnelle de Gérard Bonval et se laisse séduire par Fatima
  • Le professeur Bergavlein conseille Gérard Bonval à propos de sa thèse sur Thomas Mann (son journal du 2 septembre 1978)

Chapitre 3. Thomas Mann, hôte du Regina, est applaudi au Ritz

  • Ruggiero Cassino découvre les Provençaux, le Rhône et la Camargue et leurs légendes
  • 1981, une année de bouleversement en France et dans le monde de Gérard Bonval (son journal de la même année)
  • Le Professeur Bergavlein et Gérard Bonval évoquent le souvenir de Thomas Mann au Regina (même journal)
  • Après son arrivée au Bourget et une nuit tourmentée, Thomas Mann se rend au Ritz (Récit de Gérard Bonval écrit entre 1982 et 1995)

Chapitre 4. Thomas Mann dédicace son « Doktor Faustus » chez Martin Flinker

  • Ruggiero Cassino et Jean-Martial Guibal dans les Alpilles
  • Les combats de Gérard Bonval aux temps des premiers gouvernements socialistes (Extraits de son journal 1982 – 1986)
  • Le galeriste Karl Flinker et Gérard Bonval se rencontrent au restaurant du Saint-James et Albany (son journal du 29 juin 1986)

Chapitre 5. Thomas Mann s’exprime sur « son temps » à la Sorbonne

  • Ruggiero Cassino monte au Ventoux et apprend à connaître ses voisins villeneuvois, Ahmed et Aïcha
  • Gérard Bonval, directeur général de compagnies d’assurances (son journal, 1986 – 1991)
  • La curieuse vie privée de Gérard Bonval (résumé de son journal, 1986 – 1991)
  • Le Professeur Bergavlein et Gérard Bonval se disent adieu (Récit du 3 janvier 1992)

Chapitre 6. Thomas Mann s’éloigne sans regret des Parisiens et de la France

  • Les aventures sentimentales de Fatima et de Ruggiero Cassino auquel Jean-Martial Guibal dévoile les mystères des Cévennes et du Lubéron
  • Gérard Bonval, les banques d’affaires et l’Europe de la finance (Extrait de son journal, 1992 – 1998)
  • Thomas Mann s’apprête à quitter Paris avec Katia et Erika (Notes de Gérard Bonval de 1997)

Chapitre 7. Thomas Mann choisit la Suisse pour ses derniers jours

  • Ruggiero Cassino visite Avignon avec son cousin américain Hugo et se soumet à un destin imprévu
  • L’amour de Marie-Ange et de Gérard et ses dernières années de vie professionnelle (Extraits de son journal, 1998 - …)
  • Victime du Mc Carthysme aux Etats-Unis, Thomas Mann choisit sa dernière demeure en Suisse allemande

Dernières professions de foi de Thomas Mann

Hommages à Thomas Mann

 

 

 

Plusieurs représentations de "Mozart à Paris" et en présence de l'auteur

 

Plusieurs représentations de Mozart à Paris

en présence de son auteur,

Ruggiero del Ponte

les 24, 26 et 28 novembre 2016

L'ancien temple
29, rue Jacques Cartier 35800 Dinard
0033(0)2 99 46 82 88

 

Hommage d'Avignon à René Girard

 

Hommage à René Girard

Bibliothèque Ceccano - Avignon

Académie de Vaucluse

11 mai 2016

Gérard Valin

 

- Je remercie chaleureusement les personnes présentes qui s’associent ce soir à l’hommage que nous rendons à René Girard, célèbre Avignonnais, décédé à Stanford, en Californie, le 4 décembre 2015. Je m’adresse en particulier aux membres de la famille Girard et à ses petits-neveux (Hugues et Agathe, Odon et Lucie) qui viennent de jouer pour nous l’une des plus belles paroles du Christ de J. Haydn : « Fils, voici ta Mère, Mère voici ton Fils » (1786).

- Mme Dewulf, Membre du conseil d’administration de l’Académie de Vaucluse, m’a aimablement remis les témoignages émouvants de Marie et Lucie petites-nièces et de Benoît, petit-neveu de René Girard.

- Mme de Forbin, Présidente de l’Académie de Vaucluse et son bureau ont pris l’initiative de ce moment de mémoire que nous allons partager dans ces lieux merveilleux que René Girard a bien connus.

- Le 15 février 2016, l’Académie Française avait organisé, à Saint-Germain-des-Prés, une cérémonie solennelle, en présence de ses confrères, de sa famille et de nombreux collègues universitaires ou lecteurs assidus.

- Après l’introduction de Benoît Chantre, président de l’ARM et « fellow » de la fondation américaine « Imitatio » de l’homme d’affaires de Peter Thiel, un concert spirituel, l’intégrale des « Sept dernières paroles du Christ en croix », avait été donnée par le même quatuor Girard. A propos de chacun de ces versets, M. Serres a proposé un commentaire reliant ces « Paroles de Dieu » à celles des hommes, selon les conceptions de René Girard. L’œuvre de l’académicien ne peut, en effet, être comprise et appréciée qu’à partir de sa lecture personnelle et singulière de la Bible. La passion du Christ et la révélation qui l’accompagne jouent un rôle central et constituent le leitmotiv, au sens propre du terme, de la pensée et des recherches de ce rénovateur des sciences humaines de notre Occident contemporain.

- Plus modestement, je voudrais exprimer avec vous l’hommage de l’Académie de Vaucluse et notre profonde gratitude à l’égard de notre regretté et illustre concitoyen, le concepteur de la théorie mimétique.

Je vous propose :

  • de décrire les principales époques de sa biographie :
  1. d’Avignon à l’Académie française via l’université de Stanford,
  2. de la littérature à l’anthropologie religieuse,
  3. du lycée Mistral aux sept doctorats honoris causa délivrés par de prestigieuses universités,
  • d’évoquer ensuite les différents aspects de son œuvre en explorant avec vous son itinéraire intellectuel,
  • de suggérer enfin certaines déclinaisons de la théorie mimétique dans le domaine de l’économie et de conclure notre hommage sur son dernier ouvrage de 2007, « Achever Clausewitz ».

Ce faisant, nous essayerons de répondre à plusieurs questions : René Girard fera-t-il école à l’avenir ? Dans quelle catégorie académique survivra-t-il ? Quel message nous laisse-t-il en définitive ?

 

La biographie de René Girard

 

On peut répartir la vie de René Girard en quatre périodes distinctes :

  1. Sa jeunesse et les études en France : 1923 – 1947
  2. Les premières expériences américaines : 1947 – 1968
  3. L’Université de New York et le second séjour à John Hopkins : 1968 – 1981
  4. L’université de Stanford et la retraite : 1982 – 2015

 

  1. Jeunesse et études en France (1923 – 1947) :

René Girard naît le 25 décembre 1923 à Avignon, date prometteuse pour un futur chercheur en anthropologie religieuse … Il porte un second et prometteur prénom, Théophile ! C’est le deuxième garçon d’une famille de cinq enfants. Son frère aîné, Henri, a exercé la médecine rue des Teinturiers. Certains d’entre vous s’en souviennent sans doute. René Girard a deux sœurs, Marthe et Marie, l’une devenue parisienne, l’autre marseillaise, et un dernier frère, Antoine.

- Son père, Joseph Girard (1881 – 1962), a déjà quarante-deux ans à sa naissance. Il n’est pas utile de le présenter ici. Certains l’ont connu ou ont lu ses œuvres. Chartiste, Joseph Girard a été conservateur du Musée Calvet de 1906 à 1949, puis a assumé diverses responsabilités au Palais des Papes. C’est un membre fidèle de l’Académie de Vaucluse dont il a été président à deux reprises. Bien qu’ancien du Collège des Jésuites d’Avignon, Saint-Joseph, Joseph Girard sera tout à la fois anticlérical, radical-socialiste et fervent patriote.

- Sa mère, Thérèse Fabre, est originaire de la Drôme, bachelière à une époque ou moins de 5 % des jeunes filles obtenaient ce diplôme. Contrairement à son mari, elle est animée par une foi profonde qu’elle tente de transmettre à ses enfants. Les Girard savent entretenir une vie de famille agréable et détendue dans leur maison du chemin de l’Arrousaïre, sur la paroisse de Saint-Ruf.

- Le jeune René, d’un tempérament quelque peu chahuteur, fait ses études au lycée Mistral, c’est-à-dire ici même. Il conserve les meilleurs souvenirs de ses vacances familiales en Auvergne à Viverols, près de la Chaise-Dieu et d’Ambert, d’où une partie de sa famille paternelle est originaire. Le dernier Seigneur de Viverols, Joachim-Charles de Montagu, est un arrière-petit-fils de Jacques II de Stuart (via les Fitzjames), dont les descendants, Jacques-Edouard et Charles-Edouard,« passeront par Avignon », comme nos Membres de l’Académie le savent.

- Il suit les traces de son père en préparant l’école des Chartes, d’abord à Lyon où son frère Henri fait sa médecine, puis avec l’aide paternelle, chez lui à Avignon. C’est la guerre, les temps sont durs et la ville va bientôt être occupée par les Allemands. Il est reçu au concours en 1942 et va vivre à Paris pendant cinq ans dans la pension étudiante ben connue du 104, rue Vaugirard, échappant au STO. Il y retrouve beaucoup de jeunes provinciaux. Le directeur de l’école est alors l’illustre Clovis Brunel (1884 - 1971) qui exerce cette fonction de 1930 à 1954. C’est un spécialiste éminent de la littérature provençale avec qui René Girard se sent en confiance. Cet éminent philosophe a publié en 1935 une riche bibliographie des manuscrits littéraires en « ancien provençal ».

- René fait son mémoire de fin d’études sur « La vie privée en Avignon dans la seconde moitié du XVème siècle », thème voisin de certaines publications de son père, écrites en 1908 et 1909, en collaboration avec l’érudit Dr. Pierre Pansier (1864-1934) d’Avignon.

- D’autres sujets rapprocheront, à la fin de la guerre, René et son père. Grâce à Joseph, René participera en 1947 à la belle exposition organisée par Christian et Yvonne Zervos dans la grande chapelle du Palais des Papes. René Girard va chercher lui-même à Paris certains des chefs d’œuvre exposés en Avignon : Braque, Picasso, Klee, Léger, Kandinsky, Matisse. C’est l’époque où René Char (1907 – 1988) propose à Jean Vilar de mettre en scène Claudel, Clavel et Shakespeare au Palais des Papes. Ce sera la « semaine d’art », organisée au profit des sinistrés d’Avignon et de Villeneuve qui se tient en septembre et préfigure la fabuleuse aventure du Festival d’Avignon. Ainsi, de jeunes acteurs allaient-ils jouer « Tobie et Sarah », « La terrasse de Midi » et « Richard II » sur une scène construite pour l’occasion par le 7ème Génie dans la Cour d’honneur.

- René Girard sympathise avec René Char, auréolé de son prestige de chef de la résistance dans la région de Céreste. Le « Capitaine Alexandre » a publié l’année précédente ses remarquables écrits pendant la guerre (1943-1944) dédiés à Albert Camus, les « Feuillets d’Hypnos ».

- René Girard se sent cependant à l’étroit dans le milieu chartiste et n’envisage pas la même carrière que son père. L’État français propose alors des bourses d’assistant dans certaines universités américaines. A la surprise de sa famille, et à l’encontre les conseils de René Char, le jeune homme de vingt-quatre ans, encore célibataire, saisit cette opportunité rare dans les milieux académiques français. Il renonce à toute responsabilité pédagogique et professionnelle de ce côté-ci de l’Atlantique et se tourne résolument ver le Nouveau Monde.

           2. Les premières expériences américaines (1947 – 1968) :

- Au cours de la traversée sur le navire « de Grasse », René Girard rencontre par hasard et discute avec Étienne Bloch, le fils de Marc, l’historien des « Annales » fusillé par les nazis en 1944 à Lyon. Avant la Sorbonne, Marc Bloch avait longtemps enseigné à Strasbourg où il avait rencontré de grands connaisseurs de l’Allemagne, tel le Professeur Vermeil, originaire du Gard, qui avait alerté avec vigueur les milieux politique français face aux dangers nazis. Déclarée « université du Reich » en 1940, la plupart des enseignants de Strasbourg s’étaient alors repliés à Clermont-Ferrand. Profondément humilié par la débâcle, Marc Bloch avait écrit un poignant témoignage de la débacle de juin 1940: « L’étrange défaite », mettant en cause les errements politiques et les fautes du commandement militaire français. Son fils Étienne va poursuivre ses études juridiques à Chicago puis à Yale, avant d’entamer une carrière de magistrat en France, devenant un champion incontournable de l’indépendance judiciaire.

Les regards de certains jeunes Français se détournent ainsi du vieux continent et de ses cicatrices encore ouvertes à la suite de la pire des guerres civiles européennes. L’Allemagne a certes perdu la guerre, mais la France, l’Angleterre, les Etats-Unis et l’URSS sauront-ils « gagner la paix » ? La question se pose alors avec acuité à cette génération troublée et impatiente de se construire, qui ne rêve pas encore d’une Europe unie.

- L’intrépide René Girard qui débarque en Amérique est un sartrien convaincu, encore bien naïf en politique. Pourtant, un monde nouveau l’accueille : l’ambiance, les règles, les ambitions ne correspondent guère à ses habitudes de vie provençales ou parisiennes.

- A l’université d’Indiana, où il va enseigner la littérature française pendant cinq ans, il découvre le système académique américain. Bloomington est une université d’Etat, ce qui, à de rares exceptions près, n’en fait pas l’une des plus prestigieuses. Dans les classements américains, elle figure aux environs du 100ème rang. Elle accueille 40.000 étudiants dont les 3/4 au niveau undergraduate, c’est-à-dire la fin de la highschool + 4 ans (BA). Elle délivre également des masters (MA) et le doctorat (PhD), l’équivalent de nos doctorats de troisième cycle. Sa dotation en capital (endowment) est faible, de l’ordre d’un milliard $US (valeur 2016). Ce critère monétaire est essentiel outre-Atlantique car les rendements du fonds servent à payer les professeurs, à octroyer les bourses, à financer la recherche. Le taux d’admission des étudiants est élevé : 75 %. Du fait de son statut d’assistant invité (visiting), René Girard se contente d’animer des séminaires et de préparer sa thèse sur « L’opinion américaine de la France de 1940 à 1943 », qu’il soutiendra avec succès en 1950. L’ambassade de France où Claude Levi-Strauss a été attaché culturel pendant quelques années, lui envoie les coupures de presse américaine de l’époque, ce qui facilite son travail de recherche.

- Il se marie en 1951 avec Martha Mc Cullough, originaire de l’Indiana, qui exercera le métier de bibliothécaire. Ils auront trois enfants : Martin, Daniel et Marie qui feront carrière aux Etats-Unis. Le mariage est célébré selon le rite méthodiste, mais cette union sera, ultérieurement, complétée par une bénédiction catholique.

- Grâce à son PhD, il abandonne son statut de « professeur visitant » au profit d’un poste à temps complet d’assistant « sans tenure » à Duke University à Durham, en Caroline du Nord. L’université est beaucoup plus prestigieuse que celle de sa première affectation. De statut privé, elle figure parmi les dix meilleures aux Etats-Unis et accepte 7000 étudiants. Le taux de sélection est de 12 %, bien plus sévère qu’à Bloomington.

- René Girard lit beaucoup, profite de sa vie de famille, mais rédige peu. Il va apprendre à ses dépens la règle d’or académique aux Etats-unis : « Publish or perish », « Publie ou meurs ». Valable dans toutes les disciplines, ce principe de reconnaissance réciproque repose sur la « peer review », l’appréciation par les pairs, qui sont membres des comités de lecture de revues spécialisées. C’est un critère essentiel pour le « ranking », le classement annuel de l’université, qui détermine les choix des professeurs et des étudiants. Duke ne lui permettra pas d’accéder au poste de professeur pour défaut de publications.

- René Girard et son épouse prennent alors une décision originale en choisissant l’université de jeunes filles « Bryn Mawr », aux consonances bien galloises, près de Philadelphie en Pennsylvanie. C’est l’une des « seven sisters », des « sept sœurs », dont fait également partie Radcliffe college, par exemple, près d’Harvard. Il n’est plus question de « ranking » et la dotation financière n’est que de 850 millions $US (valeur 2016). Mais René Girard dispose alors du temps nécessaire pour publier pendant quatre ans sur Malraux, Kafka, Valéry, Stendhal, St John Perse. Des articles paraissent également à son sujet dans les Cahiers du Sud de Marseille. Ses contacts à « Bryn Mawr » permettront quelques années plus tard à René Girard, en 1962, de créer l’Institut d’Etudes Françaises en Avignon. De jeunes américaines feront l’équivalent d’un « summer camp » avec obtention de crédits académiques (aux niveaux Undergraduate et Graduate). Grâce à René Girard et à Michel Guggenheim, ce programme de perfectionnement dans la langue et la civilisation française s’est développé jusqu’à aujourd’hui en collaboration avec le Palais du Roure et la Ceccano qui nous accueille ce soir.

- Les dix années suivantes, de 1957 à 1968, seront décisives pour la carrière universitaire de René Girard et l’écriture de son œuvre. Tout d’abord, il intègre l’université de John Hopkins University en 1958 comme professeur associé permanent. Le « ranking » n’est plus seulement national, mais mondial et l’université privée de Baltimore dans le Maryland se situe au 15ème rang. Son endowment est de 2,4 milliards $ (valeur 2016). Le taux de sélection est de 10 % pour 20.000 étudiants, dont les 3/4 au niveau Graduate (Master ou PHD). René Girard est professeur associé puis professeur (full) avec « tenure » (à vie), grâce à l’appui d’un éminent collègue romaniste et spécialiste de Dante, Charles Singleton, directeur du « Humanities Center ». Il s’agit d’un centre interdisciplinaire entretenant d’étroits rapports à l’étranger, par exemple avec la 6ème section de l’Ecole Pratique des Hautes Ecoles devenue l’Ecole des Hautes Etudes en Sciences Sociales (EHESS) à Paris ou encore l’Institut für Soziologie de Francfort dirigée par le philosophe et musicologue Th. W. Adorno (1903 – 1969). Le Professeur René Girard a trente-huit ans, ce qui est plus qu’honorable, selon les normes du cursus honorum académique aux Etats-Unis. En 1961, il publie son premier livre : « Mensonge romantique et vérité romanesque ». C’est une brillante ébauche de sa théorie à propos du désir mimétique. Ses illustrations sont tirées des œuvres de trois Français : Stendhal, Flaubert et Proust, ainsi que de Cervantès et de Dostoïevski. Soucieux de faire connaître ses idées en France, il participe à un congrès où il développe sa thèse à propos du mythe d’Œdipe. Il y rencontre le philosophe Th. W. Adorno qui s’était exilé, pendant la guerre, en Californie, non loin de Thomas Mann qui écrit son Doktor Faustus.

- René Girard vit à Baltimore dans un entourage intellectuel de haute tenue qui compte le philologue Léo Spitzer (1887 – 1960), Jean Starobinski, psychiatre passionné de littérature, Lucien Goldmann (1913 – 1970). Il entretient d’étroits rapports avec la rédaction de la revue « Modern Languages » où il fera paraître de nombreux articles. Il prend en 1966 l’initiative, avec deux collègues, Eugenio Donato (1937 – 1983) et Richard Macksey, d’un congrès sur le thème : « Languages of criticisme and the science of man ». Roland Barthes, Jacques Derrida, Lucien Goldmann, Jacques Lacan, Tzvetan Todorov apportent leurs contributions, mais Claude Levi-Strauss décline l’invitation. A vrai dire, c’est l’occasion pour René Girard d’une première rupture avec ce que l’on appellera plus tard la « french theory » aux Etats-Unis, pour laquelle il éprouve peu de sympathie. Il s’agit d’un ensemble disparate, combinant le structuralisme de Levi-Strauss, la déconstruction de Derrida, la psychanalyse de Lacan… René Girard ne manque pas de souligner les limites et le manque de sens de ces approches intellectuelles, pour ne pas dire artificielles, qui ne conviennent pas à son exigence de réalisme. Il leur reproche aussi leur arrogance polémique davantage motivée par les susceptibilités personnelles que par la réflexion de fond. René Girard prend alors ses distances avec Jean-Paul Sartre et se passionne pour le poète allemand « Hölderlin » qu’il lira tout au long de sa vie. De nouvelles perspectives s’ouvrent à lui : il entend désormais les explorer à sa façon, en pionnier et en solitaire. Il quitte cependant John Hopkins pour l’université de New York à Buffalo, en 1968.

          3. L’université de New York à Buffalo puis le second séjour à John Hopkins (1968 – 1981) :

 

- Ce choix paraît déroutant au premier abord, car l’antenne de l’université d’Etat de New York à Buffalo n’est pas aussi prestigieuse que John Hopkins. D’origine presbytérienne, elle a été intégrée sur le tard par l’Etat de New York mais ne dispose que d’une faible dotation financière de 650 millions $US (valeur 2016) et pointe à la 50ème place du classement national. Son taux d’admission des étudiants est de 60 %. En revanche, il semble que René Girard ait négocié un bon contrat de « Distinguished professor », sans doute avec une généreuse décharge d’enseignement. Pendant les sept ans qu’il passe à Buffalo, René Girard approfondit et développe sa théorie mimétique et construit le second volet consacré au meurtre fondateur, idée initialement empruntée à Freud. Cette notion est essentielle : il la place à la source des cultures. Chaque communauté se fraye ainsi selon lui sa voie vers les domaines religieux et sacrés. Son deuxième ouvrage de référence, la « Violence et le sacré », paraît en 1972 et fait l’objet d’articles dans la revue « Esprit ».

- Les illustrations littéraires cèdent alors le pas à la mythologie et au théâtre grec avec Euripide et Sophocle en se concentrant sur l’analyse d’ « Œdipe-roi » et des « Bacchantes ». Il se consacre aux écritures bibliques dont il entreprend une interprétation qui s’avèrera nettement indépendante des traditions exégétiques traditionnelles, qu’elles soient d’origine juive ou chrétienne.

- Il multiplie volontiers les contacts extra-universitaires avec le théologien suisse Raymond Schwager, un jésuite qu’il rencontre en Avignon en 1975. Il fait également la connaissance du psychiatre Jean-Michel Oughourlian qui exercera à Besançon, à Sainte-Anne puis à l’hôpital américain de Neuilly. Ainsi s’installent peu à peu des coopérations interdisciplinaires qui orienteront durablement le parcours de René Girard vers l’anthropologie religieuse et la psychiatrie.

- En 1976, René Girard retrouve son poste de « full professor » à John Hopkins jusqu’en 1981. Ce second séjour à Baltimore sera exceptionnellement fécond. C’est à cette époque en effet qu’il trouve la cohérence d’ensemble de sa théorie mimétique avec les deux derniers volets, le lynchage lié à la crise communautaire et le bouc émissaire, selon une articulation que nous préciserons dans quelques instants.

- La coopération avec Jean-Michel Oughourlian aboutit à la publication d’un important livre d’entretien en 1978 : « Des choses cachées depuis la fondation du monde ». Au-delà du désir et de la violence mimétique, il s’agit de savoir pourquoi les origines religieuses de la culture restent ignorées, voire occultées. Le « lynchage fondateur » est camouflé par la « foule » anonyme alors que la victime, innocente ou non, est chargée de tous les maux par la communauté. L’Ancien et le Nouveau Testaments servent de guides et d’illustrations à cette réflexion de fond qui procède des intuitions initiales de René Girard lesquelles remontent à la fin des années 1950.

- C’est au cours de ces dernières années que Girard écrit son quatrième ouvrage consacré au « Bouc émissaire », et point d’aboutissement de la théorie mimétique. Aux boucs émissaires des religions archaïques, condamnés par leurs communautés respectives, en vue de rétablir l’ordre, s’oppose désormais la victime innocente et consentante, le Christ, qui révèle le chemin unique, celui de la renonciation à la violence collective. René Girard s’inspire aussi des premières victimes réelles ou potentielles, de l’Ancien Testament : Abel, Isaac, Joseph, Jonas, Job ; elles annoncent et préparent la passion du Christ, événement fondateur dans l’histoire de l’humanité. Le livre est publié en 1982, alors que René Girard nommé « full professor » à Stanford university, a cinquante-neuf ans.

 

        4. L’université de Stanford et la retraite (1982 – 2015) :

 

- Les années californiennes et la retraite active de René Girard lui apportent la célébrité. Stanford est l’une des plus prestigieuses universités mondiales, la deuxième suivant les critères internationaux. Vingt-et-un Prix Nobel ont été attribués à ses professeurs et l’université dispose de 22 milliards d’endowment (valeur 2016). Le taux d’admission s’établit entre 5 et 10 %. Huit millions d’ouvrages sont répartis entre ses dix-neuf bibliothèques. Stanford, c’est aussi la proximité de la Silicon Valley et de ses start-up, telles celles que financera plus tard le mécène de la fondation « Imatatio », Peter Thiel : Paypal ou encore Facebook et Linkedin. L’école dite de Palo Alto, de Gregory Bateson (1904 – 1980) proche de la fondation Macy, est la pionnière incontestée de la cybernétique. Cet environnement a attiré les meilleurs chercheurs dont M. Serres, collègue académicien ou encore J.P. Dupuy, créateur du CREA à polytechnique, puis du « Centre d’étude du langage et de l’information » à Stanford.

- Pour situer l’université de Stanford, il faut rappeler que, seule Harvard dépasse Stanford en notoriété mondiale avec ses quarante-cinq Prix Nobel, ses taux d’admission inférieurs à 5 %, ses 90 bibliothèques regroupant 15 millions d’ouvrages, ses 30 milliards (valeur actuelle) de dotation financière, ses 7 présidents américains. A ce tableau spectaculaire d’Harvard, s’ajoute la proximité de la grande université scientifique des USA, le M.I.T. à Cambridge – Massasuchetts, sur la Charles River. Ces institutions, parmi les plus anciennes aux Etats Unis font partie de l’Ivy League. Ces vénérables universités couvertes de lierre ont été créées par les « WASP », les « White Anglo-Saxon Protestants », les premiers migrants européens.

Ce n’est justement pas ce type de comparaison mimétique qui intéresse René Girard. Il suit son propre chemin, multiplie les contacts, et fait véritablement école dans l’environnement fertile de Stanford. Il organise un colloque au titre ambitieux : « Order and disorder », auquel participent J.P. Dupuy, K. Arrow, H. Atlan, C. Castoriadis, H. Von Foester, J.M. Oughourlian, M. Serres, F. Varela … Le CREA (Centre de Recherche en Epistémologie Appliquée) de l’école polytechnique française devient son correspondant naturel avec des enseignants de haute volée, tels que J.P. Dupuy, J.M. Domenach, A. Orléans, L. Scubla.

- Le colloque de juin 1983 intitulé « Violence et vérité » est consacré à l’œuvre de René Girard, désormais considéré comme le chef de file de la théorie mimétique. Cette « Décade de Cerisy », dans le Cotentin fera date, en réunissant un aréopage exceptionnel. René Girard conclut lui-même ces journées d’études dont les actes seront publiés en 1985 en France.

- René Girard continue à écrire en approfondissant et en défendant sa thèse, diversifiant ses sources, multipliant les exemples, suggérant les déclinaisons dans de nombreux domaines, n’hésitant pas à appliquer ses réflexions à l’actualité immédiate, tout en faisant de nouveaux adeptes, tel le théologien James Alison dont il préfacera certains ouvrages.

- Les publications se succèdent à un rythme régulier « La route antique des hommes pervers » en 1985, « Shakespeare et les feux de l’envie » en 1990, « Je vois tomber Satan comme l’éclair » en 1999, « Celui par qui le scandale arrive » en 2001, « La voix méconnue du réel » en 2002, « les origines de la culture » en 2004, ouvrage qui rassemble les principaux articles parus antérieurement. « Achever Clausewitz », édité en 2007, constitue une référence que je vous proposerai de feuilleter avec moi un peu plus tard.

- Après sa retraite en tant que professeur émérite de Stanford, René Girard se trouve donc comblé d’honneur. L’Académie Française, les sept doctorats honoris causa, le cahier de l’Herne de 2008, de nombreux colloques de par le monde, l’Académie des Arts et des Sciences américaine couronnent cette brillante carrière internationale. De multiples confrontations ont lieu avec d’autres chercheurs de différentes disciplines dont la théorie mimétique remet le plus souvent en cause les principaux fondements. René Girard adore ces débats qui lui permettent de mettre ses idées en valeur et de les situer scientifiquement. L’une des premières chaires du Collège des Bernardins à Paris est inaugurée, en son honneur, en 2009. Il y participera activement à l’occasion d’un colloque très suivi sur la « relation franco-allemande depuis 1945 », en octobre 2009. Parmi les communications les plus convaincantes, celle du Professeur Husson (« Charles de Gaulle, l’Allemagne et la querelle de l’homme ») met en valeur, à la mode girardienne, « la diffusion de l’onde de réconciliation (franco-allemande) à l’ensemble de l’Europe ».

- Il est temps pour nous d’évoquer les aspects essentiels de son approche anthropologique et ses diverses applications, exercice périlleux, s’il en est dans le temps qui m’est imparti ce soir.

 

L’œuvre, son contenu et ses applications

 

Comme on l’aura observé, la biographie de René Girard est loin d’être linéaire ; elle conduit cet écrivain d’origine provençale à plus de 10.000 kilomètres d’Avignon, sur la côte pacifique des Etats-Unis. Son œuvre n’est pas davantage rectiligne, elle épouse les méandres de ses interrogations et de ses doutes suscités par les environnements successifs qu’il côtoie. Aussi, n’est-il pas simple de suivre le fil directeur d’une pensée foisonnante, sauf à respecter le leitmotiv indiqué plus haut. Faute de temps, je suis conscient de simplifier les concepts girardiens. Je ne commenterai que sa dernière grande publication, rédigée sous forme de dialogue : « Achever Clausewitz ». Je me limiterai enfin aux applications de la théorie mimétique au seul domaine économique, celui qui m’est le plus familier.

1. La logique d’un itinéraire intellectuel :

Commençons par décrire l’intuition fondamentale qui anime René Girard tout au long de sa vie.

« La biographie suscite l’œuvre », « l’œuvre explique la biographie ».

Il est clair que la réflexion de René Girard accompagne chaque « Erlebnis », éclairant en particulier le tournant des années 1960. Sa conversion personnelle, détermine sa conception originale de la révélation chrétienne.

Son œuvre constitue un ensemble cohérent construit autour de quatre livres principaux conçus entre 1961 et 1982, de 38 à 59 ans, au cœur de sa carrière universitaire. Pendant ces 21 années, Girard passe de la littérature à l’anthropologie, de la rigueur du chartiste aux exégèses religieuses, de l’univers romanesque et théâtral à la Bible. Il développera volontiers, aux environs de ses 80 ans, l’application de la théorie mimétique aux événements contemporains.

Pour comprendre la démarche de René Girard, il faut préciser les quatre thèmes essentiels de sa théorie mimétique, les quatre portes qu’il convient d’ouvrir, l’une après l’autre, dans le bon ordre, celui que nous indique l’auteur.

A) A la base de toute sa réflexion, René Girard part du « désir mimétique » ou triangulaire : « Je ne désire que ce que désire l’autre ». Il n’y a pas de désirs autonomes en dehors des limites de la volonté consciente. Il s’agit donc d’un phénomène majeur, inconscient et collectif, origine violente et dissimulée de l’hominisation, de la culture et de la religion. Au-delà de l’objet désiré, l’autre devient un « modèle ». La confrontation interpersonnelle motive la violence qui sera fonction de la distance (temps, espace, …) entre les acteurs. Ceux-ci peuvent devenir, l’un pour l’autre, des rivaux, voire des obstacles à supprimer dans certaines conditions.

B) La rivalité mimétique suscite la violence :

  • soit à l’état latent si le modèle reste lointain ; selon le vocabulaire de René Girard, il s’agit de la « médiation externe »,
  • soit de façon brutale si le modèle est proche, provoquant alors la « médiation interne », conduisant à la « montée aux extrêmes », suivant l’expression de Clausewitz. La médiation interne revêt un caractère réciproque ou double. Dans ce cas, surviennent désordres et scandales, puis une crise généralisée affectant les membres d’une communauté dont le niveau de culture correspond à un stade donné d’acceptations des mythes, des rites et des interdits.

C) La médiation interne aboutit au lynchage de tous contre un, la victime unique étant considérée comme responsable des malheurs affectant la communauté. Il s’agit alors d’un exercice de déresponsabilisation collective. Cette issue violente permet de surmonter la crise intracommunautaire à la quête de nouvelles bases culturelles et religieuses. Ce meurtre initial, collectif et anonyme, est occulté pour les générations suivantes de la même communauté, cause des vainqueurs oblige.

D) Les meurtres des boucs émissaires choisis arbitrairement donnent naissance aux diverses religions archaïques. Elles éprouvent le besoin de diviniser le « sauveur » de la communauté concernée, c’est-à-dire la victime sacrificielle, laquelle permet d’accéder à de nouveaux rites associés aux interdits culturels plus élaborés, nouvelles étapes sur la voie de l’hominisation progressive.

La thèse centrale de René Girard consiste à affirmer :

  • D’abord, que le Christ est la victime innocente et consentante d’une communauté qui s’ouvre peu à peu à l’universel, le peuple juif de Jérusalem,

 

  • Ensuite, que la révélation du Nouveau Testament lève le voile sur le mensonge collectif concernant le meurtre initial à la source des autres religions.

 

  • Enfin, que des meurtres précurseurs, aboutis ou non, apparaissent dans l’Ancien Testament (Abel, Isaac, Job, Jonas …). Ces épisodes trouvent leur sens final dans le sacrifice de l’Agneau de Dieu qui condamnera définitivement toute violence. L’Esprit Saint, le Paraclet (le « défenseur », Saint-Jean, 14 V.15), enseignera et fera comprendre cette révélation aux générations suivantes, maintenant la mémoire et la réalité de la mort et de la résurrection du Christ, le vainqueur du monde (Saint-Jean, 16 V.33).

 

Franchissons ensemble, l’une après l’autre, ces quatre portes qu’ouvre pour nous la théorie mimétique à propos de la réalité violente de nos origines.

A) Le désir mimétique est le sujet principal de « Mensonge romantique et vérité romanesque » publié en 1961. A travers les œuvres de Stendhal, Flaubert, Proust, Dostoïevski et Cervantès, René Girard explore les naissances et les ravages de ces désirs inconscients, magnifiquement illustrés dans chacun de ces romans. Il leur oppose la prétention de certains romantiques, principalement français, à répondre à des désirs autonomes supposés décisifs.

  • Chez Stendhal, noblesse et grande bourgeoisie convoitent les mêmes honneurs et pouvoirs dans le « Rouge et le Noir » (Mme de Rênal, Mathilde de la Mole, Valenod, Julien Sorel, le Marquis de la Môle, Verrières, Besançon, Napoléon, les abbés Chélan et Pirard,…).

 

  • Chez Proust, les salons des Verdurin et des Guermantes visent la même notoriété mondaine censée dominer la France, le Faubourg Saint-Germain ou le quai de Conti (Combray, Swann, Saint-Loup, Odette, Charlus, snobisme,…).

 

  • Chez Flaubert, Mme Bovary fuit l’ennui provincial et aspire aux plaisirs et à l’aisance parisienne qui lui paraît à portée de main (Emma, Charles et Berthe Bovary, M Homais, Hyppolite, Léon et Rodolphe, Lheureux, Yonville, Rouen,…).

Ces exemples de désirs mimétiques sont traités avec beaucoup de finesse et de persuasion par René Girard qui connaît parfaitement ces auteurs. Il les explique, à sa façon, aux étudiants américains de Baltimore, à la John Hopkins university, au cours des années 60.

« Nous réserverons désormais le terme romantique aux œuvres qui reflètent la présence du médiateur sans jamais le révéler et le terme romanesque aux œuvres qui révèlent cette même présence. »

B) C’est la « Violence et le sacré », publiée en 1972 qui permet de comprendre l’articulation entre la rivalité mimétique et la violence collective. René Girard qui enseigne alors à l’université de New York à Buffalo, a cette fois-ci recours à l’Ancien Testament et à la tragédie grecque. Il commente ainsi les rivalités d’Abel et Caïn, Esaü et Jacob, et procède à une analyse originale d’Œdipe-roi de Sophocle ou des Bacchantes d’Euripide. Sophocle (495 – 406 avant J.C.) a écrit son « Œdipe-roi », quelques années après la grande peste (430 avant J.C.) à Athènes. Les Bacchantes sont une des dernières pièces d’Euripide (480 - 406 avant J.C.), qui ne seront représentées qu’après son décès. Ce sont des représentations à succès qui remportent les compétitions annuelles organisées à Athènes. La littérature européenne est mise à contribution à travers Shakespeare (Troïlus et Cressida, Jules César, Songe d’une nuit d’été), les poèmes d’Hölderlin, et Dostoïevski (Frères Karamazov, Crimes et châtiment, Les possédés, Notes d’un souterrain).

Le leitmotiv de l’œuvre de René Girard repose sur la révélation issue de la passion du Christ. A ce titre, les premières rivalités mimétiques de l’Ancien Testament sont instructives … et d’une certaine façon prédictives : Caïn, le cultivateur, jaloux d’Abel, tue son frère le pasteur. Il sera maudit par le Dieu créateur qui « l’aura à l’œil » si je puis dire, mais en fait le géniteur de l’humanité, après Adam et Eve … Qui peut nier que la violence préside aux racines de l’homme ? Les jumeaux Esaü et Jacob rivalisent pour le droit d’aînesse auprès de leur père Isaac, mais c’est le mensonge et la ruse qui réussissent au « plus jeune ». Jacob sera certes exclu de sa famille, mais il sera le père des douze tribus d’Israël. La rivalité mimétique, alliée à la médiation interne, conduit à la violence, ici plus interpersonnelle que collective, car ces événements ne provoquent pas le malheur de tous. En revanche, dans Œdipe-roi, Sophocle rend le meurtrier de son père Laïos, amant de sa mère Jocaste, responsable de la peste à Thèbes. Il y a alors meurtre et plus précisément lynchage de tous contre un, car la proximité des acteurs et des modèles rivaux autour des mêmes désirs crée les conditions de la médiation interne, aboutissant à la pire violence. Dionysos préside également à ce type de meurtre collectif dans la Grèce antique, ce dont font mémoire les représentations théâtrales à Athènes au siècle de Périclès.

« Parce que la violence est unanime, elle rétablit l’ordre et la paix. Les significations mensongères qu’elle instaure acquièrent de ce fait une force inébranlable. »

C) A ces situations de crise, de lynchage et de sacrifice, René Girard va attribuer une signification religieuse lourde de conséquences pour la compréhension des comportements humains. En 1978, il a 55 ans et enseigne encore pour quatre ans à John Hopkins. Il bénéficie d’un environnement humain international stimulant grâce au théologien Raymund Schwager, à Jean-Marie Domenach de la revue « Esprit », à l’académicien Michel Serres. Il entreprend ce dialogue fondamental avec le psychiatre Jean-Michel Oughourlian qu’il intitule « Des choses cachées depuis la fondation du monde », selon le verset 25 du chapitre 13 de Mathieu. Ces deux interlocuteurs traitent successivement dans l’ouvrage de trois sujets essentiels : (1) Anthropologie fondamentale, (2) L’écriture judéo-chrétienne, (3) La psychologie interindividuelle.

On passe ainsi des textes fondateurs – au premier rang desquels la Bible – aux approches thérapeutiques de la psychiatrie moderne. Ce livre extrêmement riche développe et illustre les thèmes de la crise violente fondatrice des cultures et des religions associées à la mémoire oublieuse des vainqueurs. D’autres exemples sont multipliés et analysés de façon originale : Joseph et ses frères en Egypte, Job et son peuple, Jonas en fuite et son naufrage, Romulus et Remus. Ainsi apparaissent peu à peu les notions d’apocalypse, de contagion de la violence, de « montée aux extrêmes », suivant le vocabulaire de « Clausewitz », thèmes essentiels chez René Girard.

Plus proche de notre actualité, l’hyper-concurrence, les faillites financières et les guerres commerciales ne sont pas oubliées dans cet inventaire des malheurs apocalyptiques de l’Occident et pourraient faire l’objet de développements pertinents.

- « Suivre le Christ, c’est renoncer au désir mimétique ».

- « Le royaume de Dieu, c’est l’élimination complète et définitive de toute vengeance et de toutes représailles. »

D) Le bouc émissaire constitue le point d’orgue de la théorie mimétique, longuement commenté dans le livre éponyme, alors que René Girard prend ses fonctions professorales à Stanford. Pour lui, une distinction fondamentale s’impose d’entrée de jeu entre :

  • D’un côté, les boucs émissaires des religions et cultures archaïques, aux rangs desquels il faut placer le plus connu en Occident, celui du Lévitique, mais aussi, par exemple, certains meurtres des rites védiques ou encore les victimes humaines des Aztèques.
  • A l’opposé, le Christ, l’Agneau de Dieu, la victime consentante et innocente, le « bouc émissaire révélé » qui a été précédé par Jean-Baptiste et sera suivi par Etienne.

- Les boucs émissaires archaïques prennent en charge et expulsent, par leur sacrifice, les maux qu’ils sont censés avoir provoqués selon les convictions de la communauté. Les preuves ne sont pas nécessaires car il s’agit d’une forme de causalité magique reconnue spontanément par tous et, fait essentiel, destinée à être oubliée. La recette miracle ? L’histoire est écrite et transmise par les seuls vainqueurs. Les vaincus n’ont droit ni à la parole – ils meurent – ni aux écrits mémoriaux qui rappelleraient leur mise à mort, faute d’amis fidèles. Ils sont néanmoins souvent divinisés pour avoir établi  un nouvel ordre dans la communauté.

- Le Christ, l’ « Agneau de Dieu », est certes condamné par la communauté juive de Jérusalem alors menacée de toutes parts. A l’instigation de ses élites, les Pharisiens, le peuple choisit de crucifier le Christ au lieu de Barrabas. Mais les apôtres, ses disciples, puis les évangélistes et son église, défendent son innocence et sa mémoire. Le Christ ressuscite, révélant la pérennité de son message, vaincu certes par la violence des hommes, mais vainqueur de la mort. Le Paraclet, le « défenseur », délivrera le même message aux générations suivantes, permettant d’ouvrir les cœurs sur l’annonce du Royaume de Dieu. La lutte contre Satan, puissance de division, générateur de violences et de représailles, revient désormais à chacun. Voilà le message de la révélation, selon René Girard, qui limite, précise et justifie la marge de manœuvre de l’action personnelle, conforme à la conscience individuelle face à la violence collective.

- « Caïphe est le sacrificateur par excellence, celui qui fait mourir des victimes pour sauver des vivants. »

- « La résurrection pascale ne triomphe vraiment que sur les ruines de toutes les religions fondées sur le meurtre collectif. »

- « La culture humaine est vouée à la dissimulation perpétuelle de ses propres origines dans la violence collective. »

De 1988 à 2007, René Girard ne cesse d’étayer ses hypothèses, d’approfondir ses intuitions, de multiplier débats, colloques, articles et conférences. A 84 ans, en 2007, il éprouve le besoin de mettre en ordre les principales idées qui sous-tendent la théorie mimétique. B. Chantre l’y aidera en rédigeant avec lui « Achever Clausewitz ».

 2. Achever Clausewitz (2007) :

Pourquoi revenir en 2007 à Karl von Clausewitz (1780 – 1831), ce général prussien mort du choléra en Pologne en 1831 ? Un petit rappel historique s’impose. Jeune officier, il a subi la défaite d’Iéna comme aide de camp du Prince Auguste de Prusse. Prisonnier après Auerstaedt en octobre 1806, il refuse, pendant deux ans, d’être incorporé dans la Grande Armée, puis se place au service du Tsar pendant la campagne de Russie de 1812. Colonel de l’armée prussienne en 1814, il est en 1815 chef d’Etat Major du Général saxon Johann von Thielmann qui s’est placé au service de la 7ème coalition antifrançaise, bien que proche, pendant les années précédentes, du Maréchal Davout et du Général Latour-Maubourg. Clausewitz est le véritable vainqueur de Waterloo, contrairement aux mérites que les historiographies prussiennes et anglaises attribuent abusivement à Blücher et surtout à Wellington. Clausewitz conçoit la manœuvre qui consiste à protéger, par le corps d’armée de Thielmann, la retraite, puis la contremarche vers Waterloo des troupes de Blücher, qui avaient été battues la veille à Fleurus-Ligny. Il oblige ainsi le Maréchal de Grouchy (1766 – 1847), qui s’acharne à poursuivre le commandant des troupes prussiennes, à accumuler le retard qui s’avèrera fatal à Napoléon à la défaite finale de Waterloo le 18 juin.

Cette digression sur les opérations militaires démontre l’habileté du stratège prussien dans trois domaines :

  • Pour vaincre, il faut appliquer la politique du « modèle-rival », en l’occurrence Napoléon, qui consiste à concentrer ses forces sur les faiblesses de l’adversaire, en divisant les armées ennemies pour être en mesure de les battre l’une après l’autre.

 

  • Ensuite, il convient d’imiter, Napoléon, devenu le « modèle-obstacle », sous la forme d’une riposte graduée qui lui donne les apparences de la défense, en dépit de l’objectif de son anéantissement final.

 

  • Enfin, une détermination farouche, violente et sans limite permettra d’ abattre ce bouc émissaire de l’ultime coalition (7ème) anti-française. La victoire des alliés contre l’empereur français aboutira au Traité de Vienne, issue diplomatique de la crise qui avait failli détruire la communauté des monarchies dynastiques. Un nouvel ordre s’organise, garantissant des années de paix en Europe.

 

  • « Achever Clausewitz », constitue pour René Girard l’occasion de traiter la rivalité franco-allemande qui avait bouleversé ses années de jeunesse. Il avait 16 ans en 1939 et 22 ans en 1945, évoluant dans un environnement familial au patriotisme fervent. Aussi, ce n’est pas tant la lecture du traité posthume, « De la Guerre », de Clausewitz qui passionne René Girard, mais les échecs répétés de réconciliation franco-allemande au XIXème siècle. Les tentatives ont pourtant été fréquentes et sincères. Il évoque Mme de Staël, ennemie jurée de Napoléon, qui écrit son beau livre, « De l’Allemagne », pendant son exil et fréquente pour ne pas dire plus, les grands romantiques allemands. Ces contacts privilégiés entre les milieux culturels de part et d’autre du Rhin n’empêcheront pas, comme l’avait pressenti Clausewitz, la « montée aux extrêmes » qui aboutira aux deux dramatiques conflits mondiaux du XXème siècle. Les recours à la violence ne connaitront plus de limites. C’est ce que Clausewitz appelait lui-même la « Wechselwirkung », l’action réciproque des « modèles-rivaux » selon Girard : ils ne visent qu’à se supprimer mutuellement, à la façon de la rivalité mimétique.

René Girard utilise la théorie mimétique pour démontrer comment a été cassé, au cours de la seconde moitié du XXème siècle, le cercle vicieux de la tenace rivalité franco-allemande. Il souligne le mimétisme positif de différents acteurs politiques de part et d’autre du Rhin, comme l’a brillamment commenté Edouard Husson lors du colloque franco-allemand des Bernardins en 2009 consacré à René Girard. Les contributions essentielles d’écrivains tels Henri et Thomas Mann qui ont su adopter en leur temps une approche cosmopolite, renonçant à toute tentation nationaliste, ne sont pas non plus oubliées par Girard.

- « Napoléon est devenu un bouc émissaire de part et d’autre du Rhin au moment même où Clausewitz commence la rédaction de son traité (1810). »

- « Il fallait achever « De la guerre » pour voir où mène ce livre qui fonctionne comme le miroir fascinant de son époque. Clausewitz témoigne de façon plus réaliste que Hegel de l’impuissance foncière du politique à contenir la montée aux extrêmes. »

- « Ces guerres idéologiques, justifications monstrueuses de la violence, ont en effet amené l’humanité à cet au-delà de la guerre où nous sommes aujourd’hui entrés. »

- « Clausewitz … dit qu’il n’y a pas de différence de nature, mais de degré entre le commerce et la guerre. »

- « La conscience humaine ne s’acquiert pas par la raison, mais par le désir. »

- « Le romantisme, c’est la croyance excessive en l’autonomie de l’individu. »

- « L’apocalypse des tranchées a inauguré une nouvelle ère : le totalitarisme est une réponse monstrueuse à la guerre. »

- « L’esprit apocalyptique n’a rien d’un nihilisme : il ne peut comprendre l’élan vers le pire que dans le cadre d’une espérance très profonde. Mais cette espérance ne peut faire l’économie de l’eschatologie. »

- « Les Chinois subissent moins l’attraction du modèle occidental qu’ils ne l’imitent pour triompher de lui. »

- « Il faut éveiller les consciences endormies. Vouloir rassurer, c’est toujours contribuer au pire. »

3. Vers une application contemporaine de la théorie mimétique dans les domaines de l’économie et de la finance :

 

René Girard fait allusion à l’innovation économique dans « La voix méconnue du réel ». Ce thème est brièvement traité, dans le cahier de l’Herne de 2008 consacré à René Girard, par André Orléan, membre du CREA (Centre de Recherche en Epistémologie Appliquée). Le sujet avait été déjà abordé par Jean-Pierre Dupuy et Paul Dumouchel, dans l’ « enfer des choses », dès 1979. Paul Dumouchel, actuellement professeur invité à l’université Ritsumeikan de Tokyo a poursuivi ses recherches sur l’anthropologie et l’économie dans un contexte girardien appliqué aux sciences cognitives et à l’intelligence artificielle. Les actes du colloque de Cerisy, « Violence et Vérité » (1983-1985) traitent aussi de ces mêmes thèmes, mais de façon marginale. Dans son livre de 2011, « L’empire de la valeur », André Orléan fait de la théorie mimétique l’une des ses principales sources d’inspiration.

En économie, comme dans les autres sciences humaines, l’approche girardienne s’avère pourtant révolutionnaire : selon lui, « La conscience de l’homme procède du désir et non de la raison. » Or, jusqu’à la fin du XXème siècle, la science économique repose sur l’idée simpliste de l’ « homo oeconomicus », réduit à un être exclusivement rationnel ne poursuivant que ses intérêts personnels. Cette attitude monolithique, aboutissant à la « miniaturisation » de l’esprit humain, est censée s’appliquer dans les quatre types de comportement économique. En simplifiant à l’extrême, cette typologie, on peut catégoriser quatre attitudes principales :

  1. En tant que consommateur, conformément à la thèse utilitariste de Stuart Mill (1806 – 1873), bien connu, pour d’autres motifs, à Avignon. (S’il est décédé dans notre ville, c’est que pour lui le cœur  l’avait emporté sur la raison … comme vous le savez.)

Cette approche domine la pensée anglo-saxonne dans ses prolongements récents, comme chez A. Sen, Prix Nobel 1998 (capabilité, …), à condition de souligner que l’idée d’une identité à racines multiples nuance de plus en plus les différentes attitudes consuméristes de par le monde. En France, Maurice Allais (1911 – 2010) s’inscrit également dans ce courant néo-classique qui reste dominant aujourd’hui.

        2. En tant que travailleur, supposé prendre le pouvoir – ou y participer - pour gérer l’économie à son profit de façon politique (Karl Marx, 1818 - 1883) ou sociale (William Beveridge, 1879 - 1964), quitte à vanter les mérites de l’Etat - providence (Pierre Rosanvallon) encore teinté de lutte des classes. Gary Becker (1930 – 2014), de son côté, assimile la contribution des salariés à un capital humain. Gouvernance sociale, concertation des parties prenantes de l’entreprise et les efforts en faveur des critères « GRI » (« Global Reporting Initiative ») de l’ONU atténuent dans une certaine mesure les affrontements rivalitaires entre structures capitalistiques et marchés du travail depuis une dizaine d’années.

        3. En tant qu’épargnant, en vue de maximiser son profit monétaire à court terme grâce aux outils spéculatifs classiques (Franco Modigliani, 1918 – 2003) ou modernes (Robert Shiller, Prix Nobel 2013) dans un environnement de plus en plus financiarisé où triomphe l’ « exubérance irrationnelle ». Il en résulte des effets de leviers financiers considérables reposant sur des modélisations stochastiques de valeurs et sur des formules de type « Black and Sholes » pour les stock-options, par exemple. Les investisseurs institutionnels (assurances, fonds de pension,…) intègrent ces nouveaux instruments financiers dans le cadre de gestion actifs-passifs des capitaux qui leur sont confiés.

       4. En tant qu’homme de loisir et de culture, tel que l’avait déjà décrit Thorstein Veblen (1857 – 1929), heureux bénéficiaire potentiel de son temps libre et adepte éventuel des  dons et contre-dons analysés par Marcel Mauss (1872 – 1950). Il est aujourd’hui promoteur de l’économie collaborative, écologique, à finalités parfois humaines et solidaires. Ces préoccupations à la fois économiques et sociologiques seront partagées en France par Pierre Bourdieu (1930 – 2002) qui élargit la notion de capital (culturel, social, symbolique) ou encore par Karl Polanyi (1886 – 1964). L’évolution vers un tranhumanisme parfois qualifié de postmoderne est saluée par des auteurs reconnus outre-Atlantique, tel Jeremy Rifkin.

Aucune synthèse de ces quatre catégories d’intérêts rationnels mais contradictoires n’est établie et reconnue en termes d’arbitrage continu, même si, parallèlement, les notions de risques et de précautions se sont fortement développées depuis une vingtaine d’années dans certaines économies occidentales. Des progrès significatifs ont été réalisés en matière d’appréhension des événements extrêmes grâce aux mathématiques fractales de Benoît Mandelbrot. La courbe de Gauss et sa fameuse orthogonalisation reste malgré tout aujourd’hui un credo « généralement admis » dans la lignée des économistes-actuaires historiques qui va de Léon Walras (1834 – 1910) et John Meynard Keynes (1883 – 1946) à Paul Samuelson (1915 – 2009), entre autres. La facilité de mise en équation des comportements sous forme de modèles mathématiques l’emporte, chez la plupart des économistes actuels, sur la prise en compte effective des réalités psychologiques ou sociétales. Pourtant, comme l’affirme le prix Nobel français de physique, Pierre-Gilles de Gennes (1932 – 2007) : « Plus de conscience appelle plus de science ». De fait, la modélisation mathématique de préférences issues d’une part reconnue d’irrationnel ou de gratuit dans le comportement individuel ou collectif paraît beaucoup plus délicate … Les postulats issus de l’hypothèse mimétique apporteraient cependant une contribution décisive pour comprendre les attitudes individuelles et collectives contraignant à forger de nouveaux outils d’analyse. Un choix explicite entre les priorités économiques et sociales exigerait l’adhésion à une hiérarchie de valeurs, acceptée sur une base personnelle et collective, permettant de donner à tous un sens à la vie dans notre communauté désormais mondiale.

Aujourd’hui, la « théorie mimétique » ne demande qu’à s’appliquer dans bien des secteurs de notre vie quotidienne dont je ne retiens ici que deux sujets parmi les plus sensibles :

  • Le marketing moderne ne vise pas à répondre aux besoins réels mais à les susciter en faisant miroiter l’accès à une classe de consommateurs supposés privilégiés et de fait manipulés. Ceci concerne en priorité les produits de luxe, mais aussi la sécurité alimentaire, les voitures et autres produits de grande consommation. La publicité, le « big data » et les média jouent un rôle essentiel pour faire évoluer les modes, désigner le nouveau bouc émissaire à abattre, résoudre les crises hyper-concurrentielles. Les « sauveurs » prennent la forme des grands créateurs, nouvelles divinités et stars des temps modernes, que ce soit dans les secteurs de la technologie issus de la Silicon Valley, ou bien des apparences vestimentaires que dictent les favoris des média. Les effets secrets du lobbying étouffent l’essentiel des débats politiques de fond, imposant les attitudes supposées enviables … et profitables seulement à certains !

 

  • En matière d’épargne et de finance, l’instinct grégaire domine les comportements des acteurs, qu’ils soient traders, fonds de pension ou simple épargnant. Le : « pourquoi pas moi ? » valorise n’importe quelle information dès lors qu’elle est accessible à tous, peu importe son degré réel de vérité puisque tous se trompent simultanément. Les crises et les lynchages anonymes guettent inévitablement ces succès éphémères. Les grandes crises financières de 1987, 2000 et 2008 sont là pour le prouver en appauvrissant indistinctement les épargnants anonymes. Certains boucs émissaires servent alors de coupe-circuits de la mémoire collective, qu’il s’agisse de l’auditeur Arthur Andersen, de J. Kerviel à la Société Générale ou parfois même de certains cadres intermédiaires des institutions financières les plus respectables.

Le temps nous manque, comme à René Girard, pour développer ces thèmes d’actualité lourds de comportements mimétiques qui invitent à une reconception indispensable de la science économique, sur la base de nouveaux paradigmes,  à l’époque de la mondialisation. Les travaux récents du Prix Nobel Français (2014) Jean Tirole permettent de nourrir quelques espoirs de progrès dans l’analyse. Appelant à situer l’économie parmi les autres sciences humaines, il distingue dans son dernier ouvrage (« Economie du bien commun », 2016) : homo psychologicus, homo socialis, homo incitatus, homo juridicus, homo darwinus. C’est cependant la volonté d’appréhender la portée économique du comportement altruiste qui est davantage étudié que les attitudes rivalitaires. Et de synthèse, point…

Il resterait aussi à évoquer les applications de la théorie mimétique aux réalités contemporaines du travail et des loisirs de l’homo oeconomicus, ce qui nous réserverait bien des surprises. On comprend bien que, dans ces deux domaines, l’anéantissement systématique du modèle – obstacle ou rival ne permet pas de sortir du cercle vicieux de la violence collective, dans le cadre de communautés, aujourd’hui appelés réseaux, désormais de plus en plus élargies et réactives.

On ne saurait terminer cette évocation des applications de la théorie mimétique sans souligner ses intéressants prolongements dans le domaine de la psychiatrie. Ainsi, le dernier colloque de l’association française de psychiatrie a-t-il été consacré au : « Désir mimétique entre psychopathologies et neurosciences ».

- « Les Chinois subissent moins l’attraction du modèle occidental qu’ils ne l’imitent pour triompher de lui. »

Et pour ne pas conclure : René Girard, un vaillant explorateur du monde des lettres qui se situe au-dessus de la mêlée :

- Pourquoi retenir finalement ce terme générique d’explorateur ? Parce que René Girard est à la fois critique rigoureux à la mode chartiste, anthropologue de l’Occident religieux sans être clerc, mais toujours pionnier intrépide sur les voies de l’exploration métaphysique à travers le monde des lettres. Ses démonstrations de la théorie mimétique reposent en priorité sur l’analyse de textes de toutes origines et de toutes époques.

- Pourquoi « au-dessus de la mêlée » ? Non pas à la façon de Romain Rolland pendant la Grande Guerre ! René Girard s’engage et polémique, il entend se situer par rapport aux grands courants de pensée contemporains. De ce fait, il exige de connaître l’histoire des deux côtés, celle des vainqueurs et celle des vaincus. On l’a compris, l’illustre écrivain n’est ni de droite, ni de gauche, ni conservateur ni libéral au sens américain : c’est un véritable créateur de concepts durables. Il se situe « au-dessus » des partis et des institutions et va de l’avant en dépit des critiques des conformistes de service … voire des créateurs de concepts  concurrents !

La théorie mimétique a eu la chance jusqu’ici de n’être pas « à la mode ». Pourtant, ses quatre composantes me paraissent être plus actuelles que jamais :

- Le désir mimétique est alimenté par les publicités comparatives, les écarts croissants de richesses et de revenus, les exclusions de type social, religieux, voire raciste. Ces désirs mimétiques ne s’exercent plus à l’intérieur de communautés restreintes, mais dans un monde globalisé, si l’on ose cette tautologie, pour le XXIème siècle porté aux extrêmes.

- La rivalité mimétique est attisée en permanence par un système d’informations instantanées qui touchent simultanément toutes les couches de la population mondiale. L’appréhension immédiate de nouvelles données, souvent incontrôlables, aboutit à une absence généralisée de discernement. Il en résulte jalousie, ressentiments, rivalités entre pays, religions, générations et classes sociales.

- La violence collective est exacerbée par l’interconnexion constante des hommes, des marchés et des capitaux, pourtant présentée par de bons esprits irresponsables comme la voie définitive du progrès pour tous. Elle prend désormais la forme de concurrences débridées, de conflits sociaux et religieux à la recherche de boucs émissaires, condamnables et salvateurs, alors que les situations de crises deviennent insupportables et scandaleuses. La libre circulation d’armes à pouvoirs toujours plus destructeurs provoque la tentation généralisée de la « montée aux extrêmes », pour ne pas dire l’apocalypse, si l’on songe à la force de frappe nucléaire.

- Les lynchages et le retour à l’équilibre s’effectuent à plus ou moins grande échelle, suivant des degrés variables, en fonction des domaines concernés qu’ils soient militaires, politiques, commerciaux, financiers ou même humanitaires. La diplomatie ne reprend ses droits qu’à l’issue des faillites répétées des institutions, des idéologies ou des Etats, obligeant à encenser de nouveaux maîtres à penser à durée de plus en plus limitée.

Dans notre monde contemporain, l’étroite marge de manœuvre de chacun repose sur l’éveil de sa conscience que le conformisme prétendument individualiste des temps modernes tend à assoupir. Elle permet d’éviter la violence collective en choisissant de ne plus faire de chaque modèle une matière à rivalité ou à obstacle, mais un sujet d’imitation positive.

Telle est la dernière leçon du Professeur René Girard.

Nous ne l’oublierons pas.

Gérard Valin

 

« J’ai toujours espéré que le sens ne faisait qu’un avec la vie. »

« En matière de violence, les torts sont toujours partagés. »

« Hölderlin est le seul, au temps de Hegel et de Clausewitz, à avoir compris le danger de la proximité des hommes entre eux. »

« Cette prise de conscience est plus que jamais requise aujourd’hui que les institutions ne nous aident plus, que c’est à chacun de se transformer seul. »

« Il faudra de plus en plus de victimes pour créer un ordre de plus en plus précaire. »

« C’est parce que tous les signes du temps convergent aujourd’hui que nous ne pouvons plus persévérer dans la folie des rivalités mimétiques (nationales, idéologiques, religieuses). »

Les personnes désireuses d’aller plus loin dans la connaissance de René Girard peuvent consulter le site de l’Association de Recherche Mimétique. 

Concernant la relation mimétique franco-allemande, un résumé est paru dans la Revue Allemagne d’Aujourd’hui en 2007 : recension d’Achever Clausewitz par Gérard Valin et entretien avec Benoît Chantre.

 

 

Hommage d'Avignon à René Girard

 

Hommage à René Girard

Bibliothèque Ceccano - Avignon

Académie de Vaucluse

11 mai 2016

Gérard Valin

 

- Je remercie chaleureusement les personnes présentes qui s’associent ce soir à l’hommage que nous rendons à René Girard, célèbre Avignonnais, décédé à Stanford, en Californie, le 4 décembre 2015. Je m’adresse en particulier aux membres de la famille Girard et à ses petits-neveux (Hugues et Agathe, Odon et Lucie) qui viennent de jouer pour nous l’une des plus belles paroles du Christ de J. Haydn : « Fils, voici ta Mère, Mère voici ton Fils » (1786).

- Mme Dewulf, Membre du conseil d’administration de l’Académie de Vaucluse, m’a aimablement remis les témoignages émouvants de Marie et Lucie petites-nièces et de Benoît, petit-neveu de René Girard.

- Mme de Forbin, Présidente de l’Académie de Vaucluse et son bureau ont pris l’initiative de ce moment de mémoire que nous allons partager dans ces lieux merveilleux que René Girard a bien connus.

- Le 15 février 2016, l’Académie Française avait organisé, à Saint-Germain-des-Prés, une cérémonie solennelle, en présence de ses confrères, de sa famille et de nombreux collègues universitaires ou lecteurs assidus.

- Après l’introduction de Benoît Chantre, président de l’ARM et « fellow » de la fondation américaine « Imitatio » de l’homme d’affaires de Peter Thiel, un concert spirituel, l’intégrale des « Sept dernières paroles du Christ en croix », avait été donnée par le même quatuor Girard. A propos de chacun de ces versets, M. Serres a proposé un commentaire reliant ces « Paroles de Dieu » à celles des hommes, selon les conceptions de René Girard. L’œuvre de l’académicien ne peut, en effet, être comprise et appréciée qu’à partir de sa lecture personnelle et singulière de la Bible. La passion du Christ et la révélation qui l’accompagne jouent un rôle central et constituent le leitmotiv, au sens propre du terme, de la pensée et des recherches de ce rénovateur des sciences humaines de notre Occident contemporain.

- Plus modestement, je voudrais exprimer avec vous l’hommage de l’Académie de Vaucluse et notre profonde gratitude à l’égard de notre regretté et illustre concitoyen, le concepteur de la théorie mimétique.

Je vous propose :

  • de décrire les principales époques de sa biographie :
  1. d’Avignon à l’Académie française via l’université de Stanford,
  2. de la littérature à l’anthropologie religieuse,
  3. du lycée Mistral aux sept doctorats honoris causa délivrés par de prestigieuses universités,
  • d’évoquer ensuite les différents aspects de son œuvre en explorant avec vous son itinéraire intellectuel,
  • de suggérer enfin certaines déclinaisons de la théorie mimétique dans le domaine de l’économie et de conclure notre hommage sur son dernier ouvrage de 2007, « Achever Clausewitz ».

Ce faisant, nous essayerons de répondre à plusieurs questions : René Girard fera-t-il école à l’avenir ? Dans quelle catégorie académique survivra-t-il ? Quel message nous laisse-t-il en définitive ?

 

La biographie de René Girard

 

On peut répartir la vie de René Girard en quatre périodes distinctes :

  1. Sa jeunesse et les études en France : 1923 – 1947
  2. Les premières expériences américaines : 1947 – 1968
  3. L’Université de New York et le second séjour à John Hopkins : 1968 – 1981
  4. L’université de Stanford et la retraite : 1982 – 2015

 

  1. Jeunesse et études en France (1923 – 1947) :

René Girard naît le 25 décembre 1923 à Avignon, date prometteuse pour un futur chercheur en anthropologie religieuse … Il porte un second et prometteur prénom, Théophile ! C’est le deuxième garçon d’une famille de cinq enfants. Son frère aîné, Henri, a exercé la médecine rue des Teinturiers. Certains d’entre vous s’en souviennent sans doute. René Girard a deux sœurs, Marthe et Marie, l’une devenue parisienne, l’autre marseillaise, et un dernier frère, Antoine.

- Son père, Joseph Girard (1881 – 1962), a déjà quarante-deux ans à sa naissance. Il n’est pas utile de le présenter ici. Certains l’ont connu ou ont lu ses œuvres. Chartiste, Joseph Girard a été conservateur du Musée Calvet de 1906 à 1949, puis a assumé diverses responsabilités au Palais des Papes. C’est un membre fidèle de l’Académie de Vaucluse dont il a été président à deux reprises. Bien qu’ancien du Collège des Jésuites d’Avignon, Saint-Joseph, Joseph Girard sera tout à la fois anticlérical, radical-socialiste et fervent patriote.

- Sa mère, Thérèse Fabre, est originaire de la Drôme, bachelière à une époque ou moins de 5 % des jeunes filles obtenaient ce diplôme. Contrairement à son mari, elle est animée par une foi profonde qu’elle tente de transmettre à ses enfants. Les Girard savent entretenir une vie de famille agréable et détendue dans leur maison du chemin de l’Arrousaïre, sur la paroisse de Saint-Ruf.

- Le jeune René, d’un tempérament quelque peu chahuteur, fait ses études au lycée Mistral, c’est-à-dire ici même. Il conserve les meilleurs souvenirs de ses vacances familiales en Auvergne à Viverols, près de la Chaise-Dieu et d’Ambert, d’où une partie de sa famille paternelle est originaire. Le dernier Seigneur de Viverols, Joachim-Charles de Montagu, est un arrière-petit-fils de Jacques II de Stuart (via les Fitzjames), dont les descendants, Jacques-Edouard et Charles-Edouard,« passeront par Avignon », comme nos Membres de l’Académie le savent.

- Il suit les traces de son père en préparant l’école des Chartes, d’abord à Lyon où son frère Henri fait sa médecine, puis avec l’aide paternelle, chez lui à Avignon. C’est la guerre, les temps sont durs et la ville va bientôt être occupée par les Allemands. Il est reçu au concours en 1942 et va vivre à Paris pendant cinq ans dans la pension étudiante ben connue du 104, rue Vaugirard, échappant au STO. Il y retrouve beaucoup de jeunes provinciaux. Le directeur de l’école est alors l’illustre Clovis Brunel (1884 - 1971) qui exerce cette fonction de 1930 à 1954. C’est un spécialiste éminent de la littérature provençale avec qui René Girard se sent en confiance. Cet éminent philosophe a publié en 1935 une riche bibliographie des manuscrits littéraires en « ancien provençal ».

- René fait son mémoire de fin d’études sur « La vie privée en Avignon dans la seconde moitié du XVème siècle », thème voisin de certaines publications de son père, écrites en 1908 et 1909, en collaboration avec l’érudit Dr. Pierre Pansier (1864-1934) d’Avignon.

- D’autres sujets rapprocheront, à la fin de la guerre, René et son père. Grâce à Joseph, René participera en 1947 à la belle exposition organisée par Christian et Yvonne Zervos dans la grande chapelle du Palais des Papes. René Girard va chercher lui-même à Paris certains des chefs d’œuvre exposés en Avignon : Braque, Picasso, Klee, Léger, Kandinsky, Matisse. C’est l’époque où René Char (1907 – 1988) propose à Jean Vilar de mettre en scène Claudel, Clavel et Shakespeare au Palais des Papes. Ce sera la « semaine d’art », organisée au profit des sinistrés d’Avignon et de Villeneuve qui se tient en septembre et préfigure la fabuleuse aventure du Festival d’Avignon. Ainsi, de jeunes acteurs allaient-ils jouer « Tobie et Sarah », « La terrasse de Midi » et « Richard II » sur une scène construite pour l’occasion par le 7ème Génie dans la Cour d’honneur.

- René Girard sympathise avec René Char, auréolé de son prestige de chef de la résistance dans la région de Céreste. Le « Capitaine Alexandre » a publié l’année précédente ses remarquables écrits pendant la guerre (1943-1944) dédiés à Albert Camus, les « Feuillets d’Hypnos ».

- René Girard se sent cependant à l’étroit dans le milieu chartiste et n’envisage pas la même carrière que son père. L’État français propose alors des bourses d’assistant dans certaines universités américaines. A la surprise de sa famille, et à l’encontre les conseils de René Char, le jeune homme de vingt-quatre ans, encore célibataire, saisit cette opportunité rare dans les milieux académiques français. Il renonce à toute responsabilité pédagogique et professionnelle de ce côté-ci de l’Atlantique et se tourne résolument ver le Nouveau Monde.

           2. Les premières expériences américaines (1947 – 1968) :

- Au cours de la traversée sur le navire « de Grasse », René Girard rencontre par hasard et discute avec Étienne Bloch, le fils de Marc, l’historien des « Annales » fusillé par les nazis en 1944 à Lyon. Avant la Sorbonne, Marc Bloch avait longtemps enseigné à Strasbourg où il avait rencontré de grands connaisseurs de l’Allemagne, tel le Professeur Vermeil, originaire du Gard, qui avait alerté avec vigueur les milieux politique français face aux dangers nazis. Déclarée « université du Reich » en 1940, la plupart des enseignants de Strasbourg s’étaient alors repliés à Clermont-Ferrand. Profondément humilié par la débâcle, Marc Bloch avait écrit un poignant témoignage de la débacle de juin 1940: « L’étrange défaite », mettant en cause les errements politiques et les fautes du commandement militaire français. Son fils Étienne va poursuivre ses études juridiques à Chicago puis à Yale, avant d’entamer une carrière de magistrat en France, devenant un champion incontournable de l’indépendance judiciaire.

Les regards de certains jeunes Français se détournent ainsi du vieux continent et de ses cicatrices encore ouvertes à la suite de la pire des guerres civiles européennes. L’Allemagne a certes perdu la guerre, mais la France, l’Angleterre, les Etats-Unis et l’URSS sauront-ils « gagner la paix » ? La question se pose alors avec acuité à cette génération troublée et impatiente de se construire, qui ne rêve pas encore d’une Europe unie.

- L’intrépide René Girard qui débarque en Amérique est un sartrien convaincu, encore bien naïf en politique. Pourtant, un monde nouveau l’accueille : l’ambiance, les règles, les ambitions ne correspondent guère à ses habitudes de vie provençales ou parisiennes.

- A l’université d’Indiana, où il va enseigner la littérature française pendant cinq ans, il découvre le système académique américain. Bloomington est une université d’Etat, ce qui, à de rares exceptions près, n’en fait pas l’une des plus prestigieuses. Dans les classements américains, elle figure aux environs du 100ème rang. Elle accueille 40.000 étudiants dont les 3/4 au niveau undergraduate, c’est-à-dire la fin de la highschool + 4 ans (BA). Elle délivre également des masters (MA) et le doctorat (PhD), l’équivalent de nos doctorats de troisième cycle. Sa dotation en capital (endowment) est faible, de l’ordre d’un milliard $US (valeur 2016). Ce critère monétaire est essentiel outre-Atlantique car les rendements du fonds servent à payer les professeurs, à octroyer les bourses, à financer la recherche. Le taux d’admission des étudiants est élevé : 75 %. Du fait de son statut d’assistant invité (visiting), René Girard se contente d’animer des séminaires et de préparer sa thèse sur « L’opinion américaine de la France de 1940 à 1943 », qu’il soutiendra avec succès en 1950. L’ambassade de France où Claude Levi-Strauss a été attaché culturel pendant quelques années, lui envoie les coupures de presse américaine de l’époque, ce qui facilite son travail de recherche.

- Il se marie en 1951 avec Martha Mc Cullough, originaire de l’Indiana, qui exercera le métier de bibliothécaire. Ils auront trois enfants : Martin, Daniel et Marie qui feront carrière aux Etats-Unis. Le mariage est célébré selon le rite méthodiste, mais cette union sera, ultérieurement, complétée par une bénédiction catholique.

- Grâce à son PhD, il abandonne son statut de « professeur visitant » au profit d’un poste à temps complet d’assistant « sans tenure » à Duke University à Durham, en Caroline du Nord. L’université est beaucoup plus prestigieuse que celle de sa première affectation. De statut privé, elle figure parmi les dix meilleures aux Etats-Unis et accepte 7000 étudiants. Le taux de sélection est de 12 %, bien plus sévère qu’à Bloomington.

- René Girard lit beaucoup, profite de sa vie de famille, mais rédige peu. Il va apprendre à ses dépens la règle d’or académique aux Etats-unis : « Publish or perish », « Publie ou meurs ». Valable dans toutes les disciplines, ce principe de reconnaissance réciproque repose sur la « peer review », l’appréciation par les pairs, qui sont membres des comités de lecture de revues spécialisées. C’est un critère essentiel pour le « ranking », le classement annuel de l’université, qui détermine les choix des professeurs et des étudiants. Duke ne lui permettra pas d’accéder au poste de professeur pour défaut de publications.

- René Girard et son épouse prennent alors une décision originale en choisissant l’université de jeunes filles « Bryn Mawr », aux consonances bien galloises, près de Philadelphie en Pennsylvanie. C’est l’une des « seven sisters », des « sept sœurs », dont fait également partie Radcliffe college, par exemple, près d’Harvard. Il n’est plus question de « ranking » et la dotation financière n’est que de 850 millions $US (valeur 2016). Mais René Girard dispose alors du temps nécessaire pour publier pendant quatre ans sur Malraux, Kafka, Valéry, Stendhal, St John Perse. Des articles paraissent également à son sujet dans les Cahiers du Sud de Marseille. Ses contacts à « Bryn Mawr » permettront quelques années plus tard à René Girard, en 1962, de créer l’Institut d’Etudes Françaises en Avignon. De jeunes américaines feront l’équivalent d’un « summer camp » avec obtention de crédits académiques (aux niveaux Undergraduate et Graduate). Grâce à René Girard et à Michel Guggenheim, ce programme de perfectionnement dans la langue et la civilisation française s’est développé jusqu’à aujourd’hui en collaboration avec le Palais du Roure et la Ceccano qui nous accueille ce soir.

- Les dix années suivantes, de 1957 à 1968, seront décisives pour la carrière universitaire de René Girard et l’écriture de son œuvre. Tout d’abord, il intègre l’université de John Hopkins University en 1958 comme professeur associé permanent. Le « ranking » n’est plus seulement national, mais mondial et l’université privée de Baltimore dans le Maryland se situe au 15ème rang. Son endowment est de 2,4 milliards $ (valeur 2016). Le taux de sélection est de 10 % pour 20.000 étudiants, dont les 3/4 au niveau Graduate (Master ou PHD). René Girard est professeur associé puis professeur (full) avec « tenure » (à vie), grâce à l’appui d’un éminent collègue romaniste et spécialiste de Dante, Charles Singleton, directeur du « Humanities Center ». Il s’agit d’un centre interdisciplinaire entretenant d’étroits rapports à l’étranger, par exemple avec la 6ème section de l’Ecole Pratique des Hautes Ecoles devenue l’Ecole des Hautes Etudes en Sciences Sociales (EHESS) à Paris ou encore l’Institut für Soziologie de Francfort dirigée par le philosophe et musicologue Th. W. Adorno (1903 – 1969). Le Professeur René Girard a trente-huit ans, ce qui est plus qu’honorable, selon les normes du cursus honorum académique aux Etats-Unis. En 1961, il publie son premier livre : « Mensonge romantique et vérité romanesque ». C’est une brillante ébauche de sa théorie à propos du désir mimétique. Ses illustrations sont tirées des œuvres de trois Français : Stendhal, Flaubert et Proust, ainsi que de Cervantès et de Dostoïevski. Soucieux de faire connaître ses idées en France, il participe à un congrès où il développe sa thèse à propos du mythe d’Œdipe. Il y rencontre le philosophe Th. W. Adorno qui s’était exilé, pendant la guerre, en Californie, non loin de Thomas Mann qui écrit son Doktor Faustus.

- René Girard vit à Baltimore dans un entourage intellectuel de haute tenue qui compte le philologue Léo Spitzer (1887 – 1960), Jean Starobinski, psychiatre passionné de littérature, Lucien Goldmann (1913 – 1970). Il entretient d’étroits rapports avec la rédaction de la revue « Modern Languages » où il fera paraître de nombreux articles. Il prend en 1966 l’initiative, avec deux collègues, Eugenio Donato (1937 – 1983) et Richard Macksey, d’un congrès sur le thème : « Languages of criticisme and the science of man ». Roland Barthes, Jacques Derrida, Lucien Goldmann, Jacques Lacan, Tzvetan Todorov apportent leurs contributions, mais Claude Levi-Strauss décline l’invitation. A vrai dire, c’est l’occasion pour René Girard d’une première rupture avec ce que l’on appellera plus tard la « french theory » aux Etats-Unis, pour laquelle il éprouve peu de sympathie. Il s’agit d’un ensemble disparate, combinant le structuralisme de Levi-Strauss, la déconstruction de Derrida, la psychanalyse de Lacan… René Girard ne manque pas de souligner les limites et le manque de sens de ces approches intellectuelles, pour ne pas dire artificielles, qui ne conviennent pas à son exigence de réalisme. Il leur reproche aussi leur arrogance polémique davantage motivée par les susceptibilités personnelles que par la réflexion de fond. René Girard prend alors ses distances avec Jean-Paul Sartre et se passionne pour le poète allemand « Hölderlin » qu’il lira tout au long de sa vie. De nouvelles perspectives s’ouvrent à lui : il entend désormais les explorer à sa façon, en pionnier et en solitaire. Il quitte cependant John Hopkins pour l’université de New York à Buffalo, en 1968.

          3. L’université de New York à Buffalo puis le second séjour à John Hopkins (1968 – 1981) :

 

- Ce choix paraît déroutant au premier abord, car l’antenne de l’université d’Etat de New York à Buffalo n’est pas aussi prestigieuse que John Hopkins. D’origine presbytérienne, elle a été intégrée sur le tard par l’Etat de New York mais ne dispose que d’une faible dotation financière de 650 millions $US (valeur 2016) et pointe à la 50ème place du classement national. Son taux d’admission des étudiants est de 60 %. En revanche, il semble que René Girard ait négocié un bon contrat de « Distinguished professor », sans doute avec une généreuse décharge d’enseignement. Pendant les sept ans qu’il passe à Buffalo, René Girard approfondit et développe sa théorie mimétique et construit le second volet consacré au meurtre fondateur, idée initialement empruntée à Freud. Cette notion est essentielle : il la place à la source des cultures. Chaque communauté se fraye ainsi selon lui sa voie vers les domaines religieux et sacrés. Son deuxième ouvrage de référence, la « Violence et le sacré », paraît en 1972 et fait l’objet d’articles dans la revue « Esprit ».

- Les illustrations littéraires cèdent alors le pas à la mythologie et au théâtre grec avec Euripide et Sophocle en se concentrant sur l’analyse d’ « Œdipe-roi » et des « Bacchantes ». Il se consacre aux écritures bibliques dont il entreprend une interprétation qui s’avèrera nettement indépendante des traditions exégétiques traditionnelles, qu’elles soient d’origine juive ou chrétienne.

- Il multiplie volontiers les contacts extra-universitaires avec le théologien suisse Raymond Schwager, un jésuite qu’il rencontre en Avignon en 1975. Il fait également la connaissance du psychiatre Jean-Michel Oughourlian qui exercera à Besançon, à Sainte-Anne puis à l’hôpital américain de Neuilly. Ainsi s’installent peu à peu des coopérations interdisciplinaires qui orienteront durablement le parcours de René Girard vers l’anthropologie religieuse et la psychiatrie.

- En 1976, René Girard retrouve son poste de « full professor » à John Hopkins jusqu’en 1981. Ce second séjour à Baltimore sera exceptionnellement fécond. C’est à cette époque en effet qu’il trouve la cohérence d’ensemble de sa théorie mimétique avec les deux derniers volets, le lynchage lié à la crise communautaire et le bouc émissaire, selon une articulation que nous préciserons dans quelques instants.

- La coopération avec Jean-Michel Oughourlian aboutit à la publication d’un important livre d’entretien en 1978 : « Des choses cachées depuis la fondation du monde ». Au-delà du désir et de la violence mimétique, il s’agit de savoir pourquoi les origines religieuses de la culture restent ignorées, voire occultées. Le « lynchage fondateur » est camouflé par la « foule » anonyme alors que la victime, innocente ou non, est chargée de tous les maux par la communauté. L’Ancien et le Nouveau Testaments servent de guides et d’illustrations à cette réflexion de fond qui procède des intuitions initiales de René Girard lesquelles remontent à la fin des années 1950.

- C’est au cours de ces dernières années que Girard écrit son quatrième ouvrage consacré au « Bouc émissaire », et point d’aboutissement de la théorie mimétique. Aux boucs émissaires des religions archaïques, condamnés par leurs communautés respectives, en vue de rétablir l’ordre, s’oppose désormais la victime innocente et consentante, le Christ, qui révèle le chemin unique, celui de la renonciation à la violence collective. René Girard s’inspire aussi des premières victimes réelles ou potentielles, de l’Ancien Testament : Abel, Isaac, Joseph, Jonas, Job ; elles annoncent et préparent la passion du Christ, événement fondateur dans l’histoire de l’humanité. Le livre est publié en 1982, alors que René Girard nommé « full professor » à Stanford university, a cinquante-neuf ans.

 

        4. L’université de Stanford et la retraite (1982 – 2015) :

 

- Les années californiennes et la retraite active de René Girard lui apportent la célébrité. Stanford est l’une des plus prestigieuses universités mondiales, la deuxième suivant les critères internationaux. Vingt-et-un Prix Nobel ont été attribués à ses professeurs et l’université dispose de 22 milliards d’endowment (valeur 2016). Le taux d’admission s’établit entre 5 et 10 %. Huit millions d’ouvrages sont répartis entre ses dix-neuf bibliothèques. Stanford, c’est aussi la proximité de la Silicon Valley et de ses start-up, telles celles que financera plus tard le mécène de la fondation « Imatatio », Peter Thiel : Paypal ou encore Facebook et Linkedin. L’école dite de Palo Alto, de Gregory Bateson (1904 – 1980) proche de la fondation Macy, est la pionnière incontestée de la cybernétique. Cet environnement a attiré les meilleurs chercheurs dont M. Serres, collègue académicien ou encore J.P. Dupuy, créateur du CREA à polytechnique, puis du « Centre d’étude du langage et de l’information » à Stanford.

- Pour situer l’université de Stanford, il faut rappeler que, seule Harvard dépasse Stanford en notoriété mondiale avec ses quarante-cinq Prix Nobel, ses taux d’admission inférieurs à 5 %, ses 90 bibliothèques regroupant 15 millions d’ouvrages, ses 30 milliards (valeur actuelle) de dotation financière, ses 7 présidents américains. A ce tableau spectaculaire d’Harvard, s’ajoute la proximité de la grande université scientifique des USA, le M.I.T. à Cambridge – Massasuchetts, sur la Charles River. Ces institutions, parmi les plus anciennes aux Etats Unis font partie de l’Ivy League. Ces vénérables universités couvertes de lierre ont été créées par les « WASP », les « White Anglo-Saxon Protestants », les premiers migrants européens.

Ce n’est justement pas ce type de comparaison mimétique qui intéresse René Girard. Il suit son propre chemin, multiplie les contacts, et fait véritablement école dans l’environnement fertile de Stanford. Il organise un colloque au titre ambitieux : « Order and disorder », auquel participent J.P. Dupuy, K. Arrow, H. Atlan, C. Castoriadis, H. Von Foester, J.M. Oughourlian, M. Serres, F. Varela … Le CREA (Centre de Recherche en Epistémologie Appliquée) de l’école polytechnique française devient son correspondant naturel avec des enseignants de haute volée, tels que J.P. Dupuy, J.M. Domenach, A. Orléans, L. Scubla.

- Le colloque de juin 1983 intitulé « Violence et vérité » est consacré à l’œuvre de René Girard, désormais considéré comme le chef de file de la théorie mimétique. Cette « Décade de Cerisy », dans le Cotentin fera date, en réunissant un aréopage exceptionnel. René Girard conclut lui-même ces journées d’études dont les actes seront publiés en 1985 en France.

- René Girard continue à écrire en approfondissant et en défendant sa thèse, diversifiant ses sources, multipliant les exemples, suggérant les déclinaisons dans de nombreux domaines, n’hésitant pas à appliquer ses réflexions à l’actualité immédiate, tout en faisant de nouveaux adeptes, tel le théologien James Alison dont il préfacera certains ouvrages.

- Les publications se succèdent à un rythme régulier « La route antique des hommes pervers » en 1985, « Shakespeare et les feux de l’envie » en 1990, « Je vois tomber Satan comme l’éclair » en 1999, « Celui par qui le scandale arrive » en 2001, « La voix méconnue du réel » en 2002, « les origines de la culture » en 2004, ouvrage qui rassemble les principaux articles parus antérieurement. « Achever Clausewitz », édité en 2007, constitue une référence que je vous proposerai de feuilleter avec moi un peu plus tard.

- Après sa retraite en tant que professeur émérite de Stanford, René Girard se trouve donc comblé d’honneur. L’Académie Française, les sept doctorats honoris causa, le cahier de l’Herne de 2008, de nombreux colloques de par le monde, l’Académie des Arts et des Sciences américaine couronnent cette brillante carrière internationale. De multiples confrontations ont lieu avec d’autres chercheurs de différentes disciplines dont la théorie mimétique remet le plus souvent en cause les principaux fondements. René Girard adore ces débats qui lui permettent de mettre ses idées en valeur et de les situer scientifiquement. L’une des premières chaires du Collège des Bernardins à Paris est inaugurée, en son honneur, en 2009. Il y participera activement à l’occasion d’un colloque très suivi sur la « relation franco-allemande depuis 1945 », en octobre 2009. Parmi les communications les plus convaincantes, celle du Professeur Husson (« Charles de Gaulle, l’Allemagne et la querelle de l’homme ») met en valeur, à la mode girardienne, « la diffusion de l’onde de réconciliation (franco-allemande) à l’ensemble de l’Europe ».

- Il est temps pour nous d’évoquer les aspects essentiels de son approche anthropologique et ses diverses applications, exercice périlleux, s’il en est dans le temps qui m’est imparti ce soir.

 

L’œuvre, son contenu et ses applications

 

Comme on l’aura observé, la biographie de René Girard est loin d’être linéaire ; elle conduit cet écrivain d’origine provençale à plus de 10.000 kilomètres d’Avignon, sur la côte pacifique des Etats-Unis. Son œuvre n’est pas davantage rectiligne, elle épouse les méandres de ses interrogations et de ses doutes suscités par les environnements successifs qu’il côtoie. Aussi, n’est-il pas simple de suivre le fil directeur d’une pensée foisonnante, sauf à respecter le leitmotiv indiqué plus haut. Faute de temps, je suis conscient de simplifier les concepts girardiens. Je ne commenterai que sa dernière grande publication, rédigée sous forme de dialogue : « Achever Clausewitz ». Je me limiterai enfin aux applications de la théorie mimétique au seul domaine économique, celui qui m’est le plus familier.

1. La logique d’un itinéraire intellectuel :

Commençons par décrire l’intuition fondamentale qui anime René Girard tout au long de sa vie.

« La biographie suscite l’œuvre », « l’œuvre explique la biographie ».

Il est clair que la réflexion de René Girard accompagne chaque « Erlebnis », éclairant en particulier le tournant des années 1960. Sa conversion personnelle, détermine sa conception originale de la révélation chrétienne.

Son œuvre constitue un ensemble cohérent construit autour de quatre livres principaux conçus entre 1961 et 1982, de 38 à 59 ans, au cœur de sa carrière universitaire. Pendant ces 21 années, Girard passe de la littérature à l’anthropologie, de la rigueur du chartiste aux exégèses religieuses, de l’univers romanesque et théâtral à la Bible. Il développera volontiers, aux environs de ses 80 ans, l’application de la théorie mimétique aux événements contemporains.

Pour comprendre la démarche de René Girard, il faut préciser les quatre thèmes essentiels de sa théorie mimétique, les quatre portes qu’il convient d’ouvrir, l’une après l’autre, dans le bon ordre, celui que nous indique l’auteur.

A) A la base de toute sa réflexion, René Girard part du « désir mimétique » ou triangulaire : « Je ne désire que ce que désire l’autre ». Il n’y a pas de désirs autonomes en dehors des limites de la volonté consciente. Il s’agit donc d’un phénomène majeur, inconscient et collectif, origine violente et dissimulée de l’hominisation, de la culture et de la religion. Au-delà de l’objet désiré, l’autre devient un « modèle ». La confrontation interpersonnelle motive la violence qui sera fonction de la distance (temps, espace, …) entre les acteurs. Ceux-ci peuvent devenir, l’un pour l’autre, des rivaux, voire des obstacles à supprimer dans certaines conditions.

B) La rivalité mimétique suscite la violence :

  • soit à l’état latent si le modèle reste lointain ; selon le vocabulaire de René Girard, il s’agit de la « médiation externe »,
  • soit de façon brutale si le modèle est proche, provoquant alors la « médiation interne », conduisant à la « montée aux extrêmes », suivant l’expression de Clausewitz. La médiation interne revêt un caractère réciproque ou double. Dans ce cas, surviennent désordres et scandales, puis une crise généralisée affectant les membres d’une communauté dont le niveau de culture correspond à un stade donné d’acceptations des mythes, des rites et des interdits.

C) La médiation interne aboutit au lynchage de tous contre un, la victime unique étant considérée comme responsable des malheurs affectant la communauté. Il s’agit alors d’un exercice de déresponsabilisation collective. Cette issue violente permet de surmonter la crise intracommunautaire à la quête de nouvelles bases culturelles et religieuses. Ce meurtre initial, collectif et anonyme, est occulté pour les générations suivantes de la même communauté, cause des vainqueurs oblige.

D) Les meurtres des boucs émissaires choisis arbitrairement donnent naissance aux diverses religions archaïques. Elles éprouvent le besoin de diviniser le « sauveur » de la communauté concernée, c’est-à-dire la victime sacrificielle, laquelle permet d’accéder à de nouveaux rites associés aux interdits culturels plus élaborés, nouvelles étapes sur la voie de l’hominisation progressive.

La thèse centrale de René Girard consiste à affirmer :

  • D’abord, que le Christ est la victime innocente et consentante d’une communauté qui s’ouvre peu à peu à l’universel, le peuple juif de Jérusalem,

 

  • Ensuite, que la révélation du Nouveau Testament lève le voile sur le mensonge collectif concernant le meurtre initial à la source des autres religions.

 

  • Enfin, que des meurtres précurseurs, aboutis ou non, apparaissent dans l’Ancien Testament (Abel, Isaac, Job, Jonas …). Ces épisodes trouvent leur sens final dans le sacrifice de l’Agneau de Dieu qui condamnera définitivement toute violence. L’Esprit Saint, le Paraclet (le « défenseur », Saint-Jean, 14 V.15), enseignera et fera comprendre cette révélation aux générations suivantes, maintenant la mémoire et la réalité de la mort et de la résurrection du Christ, le vainqueur du monde (Saint-Jean, 16 V.33).

 

Franchissons ensemble, l’une après l’autre, ces quatre portes qu’ouvre pour nous la théorie mimétique à propos de la réalité violente de nos origines.

A) Le désir mimétique est le sujet principal de « Mensonge romantique et vérité romanesque » publié en 1961. A travers les œuvres de Stendhal, Flaubert, Proust, Dostoïevski et Cervantès, René Girard explore les naissances et les ravages de ces désirs inconscients, magnifiquement illustrés dans chacun de ces romans. Il leur oppose la prétention de certains romantiques, principalement français, à répondre à des désirs autonomes supposés décisifs.

  • Chez Stendhal, noblesse et grande bourgeoisie convoitent les mêmes honneurs et pouvoirs dans le « Rouge et le Noir » (Mme de Rênal, Mathilde de la Mole, Valenod, Julien Sorel, le Marquis de la Môle, Verrières, Besançon, Napoléon, les abbés Chélan et Pirard,…).

 

  • Chez Proust, les salons des Verdurin et des Guermantes visent la même notoriété mondaine censée dominer la France, le Faubourg Saint-Germain ou le quai de Conti (Combray, Swann, Saint-Loup, Odette, Charlus, snobisme,…).

 

  • Chez Flaubert, Mme Bovary fuit l’ennui provincial et aspire aux plaisirs et à l’aisance parisienne qui lui paraît à portée de main (Emma, Charles et Berthe Bovary, M Homais, Hyppolite, Léon et Rodolphe, Lheureux, Yonville, Rouen,…).

Ces exemples de désirs mimétiques sont traités avec beaucoup de finesse et de persuasion par René Girard qui connaît parfaitement ces auteurs. Il les explique, à sa façon, aux étudiants américains de Baltimore, à la John Hopkins university, au cours des années 60.

« Nous réserverons désormais le terme romantique aux œuvres qui reflètent la présence du médiateur sans jamais le révéler et le terme romanesque aux œuvres qui révèlent cette même présence. »

B) C’est la « Violence et le sacré », publiée en 1972 qui permet de comprendre l’articulation entre la rivalité mimétique et la violence collective. René Girard qui enseigne alors à l’université de New York à Buffalo, a cette fois-ci recours à l’Ancien Testament et à la tragédie grecque. Il commente ainsi les rivalités d’Abel et Caïn, Esaü et Jacob, et procède à une analyse originale d’Œdipe-roi de Sophocle ou des Bacchantes d’Euripide. Sophocle (495 – 406 avant J.C.) a écrit son « Œdipe-roi », quelques années après la grande peste (430 avant J.C.) à Athènes. Les Bacchantes sont une des dernières pièces d’Euripide (480 - 406 avant J.C.), qui ne seront représentées qu’après son décès. Ce sont des représentations à succès qui remportent les compétitions annuelles organisées à Athènes. La littérature européenne est mise à contribution à travers Shakespeare (Troïlus et Cressida, Jules César, Songe d’une nuit d’été), les poèmes d’Hölderlin, et Dostoïevski (Frères Karamazov, Crimes et châtiment, Les possédés, Notes d’un souterrain).

Le leitmotiv de l’œuvre de René Girard repose sur la révélation issue de la passion du Christ. A ce titre, les premières rivalités mimétiques de l’Ancien Testament sont instructives … et d’une certaine façon prédictives : Caïn, le cultivateur, jaloux d’Abel, tue son frère le pasteur. Il sera maudit par le Dieu créateur qui « l’aura à l’œil » si je puis dire, mais en fait le géniteur de l’humanité, après Adam et Eve … Qui peut nier que la violence préside aux racines de l’homme ? Les jumeaux Esaü et Jacob rivalisent pour le droit d’aînesse auprès de leur père Isaac, mais c’est le mensonge et la ruse qui réussissent au « plus jeune ». Jacob sera certes exclu de sa famille, mais il sera le père des douze tribus d’Israël. La rivalité mimétique, alliée à la médiation interne, conduit à la violence, ici plus interpersonnelle que collective, car ces événements ne provoquent pas le malheur de tous. En revanche, dans Œdipe-roi, Sophocle rend le meurtrier de son père Laïos, amant de sa mère Jocaste, responsable de la peste à Thèbes. Il y a alors meurtre et plus précisément lynchage de tous contre un, car la proximité des acteurs et des modèles rivaux autour des mêmes désirs crée les conditions de la médiation interne, aboutissant à la pire violence. Dionysos préside également à ce type de meurtre collectif dans la Grèce antique, ce dont font mémoire les représentations théâtrales à Athènes au siècle de Périclès.

« Parce que la violence est unanime, elle rétablit l’ordre et la paix. Les significations mensongères qu’elle instaure acquièrent de ce fait une force inébranlable. »

C) A ces situations de crise, de lynchage et de sacrifice, René Girard va attribuer une signification religieuse lourde de conséquences pour la compréhension des comportements humains. En 1978, il a 55 ans et enseigne encore pour quatre ans à John Hopkins. Il bénéficie d’un environnement humain international stimulant grâce au théologien Raymund Schwager, à Jean-Marie Domenach de la revue « Esprit », à l’académicien Michel Serres. Il entreprend ce dialogue fondamental avec le psychiatre Jean-Michel Oughourlian qu’il intitule « Des choses cachées depuis la fondation du monde », selon le verset 25 du chapitre 13 de Mathieu. Ces deux interlocuteurs traitent successivement dans l’ouvrage de trois sujets essentiels : (1) Anthropologie fondamentale, (2) L’écriture judéo-chrétienne, (3) La psychologie interindividuelle.

On passe ainsi des textes fondateurs – au premier rang desquels la Bible – aux approches thérapeutiques de la psychiatrie moderne. Ce livre extrêmement riche développe et illustre les thèmes de la crise violente fondatrice des cultures et des religions associées à la mémoire oublieuse des vainqueurs. D’autres exemples sont multipliés et analysés de façon originale : Joseph et ses frères en Egypte, Job et son peuple, Jonas en fuite et son naufrage, Romulus et Remus. Ainsi apparaissent peu à peu les notions d’apocalypse, de contagion de la violence, de « montée aux extrêmes », suivant le vocabulaire de « Clausewitz », thèmes essentiels chez René Girard.

Plus proche de notre actualité, l’hyper-concurrence, les faillites financières et les guerres commerciales ne sont pas oubliées dans cet inventaire des malheurs apocalyptiques de l’Occident et pourraient faire l’objet de développements pertinents.

- « Suivre le Christ, c’est renoncer au désir mimétique ».

- « Le royaume de Dieu, c’est l’élimination complète et définitive de toute vengeance et de toutes représailles. »

D) Le bouc émissaire constitue le point d’orgue de la théorie mimétique, longuement commenté dans le livre éponyme, alors que René Girard prend ses fonctions professorales à Stanford. Pour lui, une distinction fondamentale s’impose d’entrée de jeu entre :

  • D’un côté, les boucs émissaires des religions et cultures archaïques, aux rangs desquels il faut placer le plus connu en Occident, celui du Lévitique, mais aussi, par exemple, certains meurtres des rites védiques ou encore les victimes humaines des Aztèques.
  • A l’opposé, le Christ, l’Agneau de Dieu, la victime consentante et innocente, le « bouc émissaire révélé » qui a été précédé par Jean-Baptiste et sera suivi par Etienne.

- Les boucs émissaires archaïques prennent en charge et expulsent, par leur sacrifice, les maux qu’ils sont censés avoir provoqués selon les convictions de la communauté. Les preuves ne sont pas nécessaires car il s’agit d’une forme de causalité magique reconnue spontanément par tous et, fait essentiel, destinée à être oubliée. La recette miracle ? L’histoire est écrite et transmise par les seuls vainqueurs. Les vaincus n’ont droit ni à la parole – ils meurent – ni aux écrits mémoriaux qui rappelleraient leur mise à mort, faute d’amis fidèles. Ils sont néanmoins souvent divinisés pour avoir établi  un nouvel ordre dans la communauté.

- Le Christ, l’ « Agneau de Dieu », est certes condamné par la communauté juive de Jérusalem alors menacée de toutes parts. A l’instigation de ses élites, les Pharisiens, le peuple choisit de crucifier le Christ au lieu de Barrabas. Mais les apôtres, ses disciples, puis les évangélistes et son église, défendent son innocence et sa mémoire. Le Christ ressuscite, révélant la pérennité de son message, vaincu certes par la violence des hommes, mais vainqueur de la mort. Le Paraclet, le « défenseur », délivrera le même message aux générations suivantes, permettant d’ouvrir les cœurs sur l’annonce du Royaume de Dieu. La lutte contre Satan, puissance de division, générateur de violences et de représailles, revient désormais à chacun. Voilà le message de la révélation, selon René Girard, qui limite, précise et justifie la marge de manœuvre de l’action personnelle, conforme à la conscience individuelle face à la violence collective.

- « Caïphe est le sacrificateur par excellence, celui qui fait mourir des victimes pour sauver des vivants. »

- « La résurrection pascale ne triomphe vraiment que sur les ruines de toutes les religions fondées sur le meurtre collectif. »

- « La culture humaine est vouée à la dissimulation perpétuelle de ses propres origines dans la violence collective. »

De 1988 à 2007, René Girard ne cesse d’étayer ses hypothèses, d’approfondir ses intuitions, de multiplier débats, colloques, articles et conférences. A 84 ans, en 2007, il éprouve le besoin de mettre en ordre les principales idées qui sous-tendent la théorie mimétique. B. Chantre l’y aidera en rédigeant avec lui « Achever Clausewitz ».

 2. Achever Clausewitz (2007) :

Pourquoi revenir en 2007 à Karl von Clausewitz (1780 – 1831), ce général prussien mort du choléra en Pologne en 1831 ? Un petit rappel historique s’impose. Jeune officier, il a subi la défaite d’Iéna comme aide de camp du Prince Auguste de Prusse. Prisonnier après Auerstaedt en octobre 1806, il refuse, pendant deux ans, d’être incorporé dans la Grande Armée, puis se place au service du Tsar pendant la campagne de Russie de 1812. Colonel de l’armée prussienne en 1814, il est en 1815 chef d’Etat Major du Général saxon Johann von Thielmann qui s’est placé au service de la 7ème coalition antifrançaise, bien que proche, pendant les années précédentes, du Maréchal Davout et du Général Latour-Maubourg. Clausewitz est le véritable vainqueur de Waterloo, contrairement aux mérites que les historiographies prussiennes et anglaises attribuent abusivement à Blücher et surtout à Wellington. Clausewitz conçoit la manœuvre qui consiste à protéger, par le corps d’armée de Thielmann, la retraite, puis la contremarche vers Waterloo des troupes de Blücher, qui avaient été battues la veille à Fleurus-Ligny. Il oblige ainsi le Maréchal de Grouchy (1766 – 1847), qui s’acharne à poursuivre le commandant des troupes prussiennes, à accumuler le retard qui s’avèrera fatal à Napoléon à la défaite finale de Waterloo le 18 juin.

Cette digression sur les opérations militaires démontre l’habileté du stratège prussien dans trois domaines :

  • Pour vaincre, il faut appliquer la politique du « modèle-rival », en l’occurrence Napoléon, qui consiste à concentrer ses forces sur les faiblesses de l’adversaire, en divisant les armées ennemies pour être en mesure de les battre l’une après l’autre.

 

  • Ensuite, il convient d’imiter, Napoléon, devenu le « modèle-obstacle », sous la forme d’une riposte graduée qui lui donne les apparences de la défense, en dépit de l’objectif de son anéantissement final.

 

  • Enfin, une détermination farouche, violente et sans limite permettra d’ abattre ce bouc émissaire de l’ultime coalition (7ème) anti-française. La victoire des alliés contre l’empereur français aboutira au Traité de Vienne, issue diplomatique de la crise qui avait failli détruire la communauté des monarchies dynastiques. Un nouvel ordre s’organise, garantissant des années de paix en Europe.

 

  • « Achever Clausewitz », constitue pour René Girard l’occasion de traiter la rivalité franco-allemande qui avait bouleversé ses années de jeunesse. Il avait 16 ans en 1939 et 22 ans en 1945, évoluant dans un environnement familial au patriotisme fervent. Aussi, ce n’est pas tant la lecture du traité posthume, « De la Guerre », de Clausewitz qui passionne René Girard, mais les échecs répétés de réconciliation franco-allemande au XIXème siècle. Les tentatives ont pourtant été fréquentes et sincères. Il évoque Mme de Staël, ennemie jurée de Napoléon, qui écrit son beau livre, « De l’Allemagne », pendant son exil et fréquente pour ne pas dire plus, les grands romantiques allemands. Ces contacts privilégiés entre les milieux culturels de part et d’autre du Rhin n’empêcheront pas, comme l’avait pressenti Clausewitz, la « montée aux extrêmes » qui aboutira aux deux dramatiques conflits mondiaux du XXème siècle. Les recours à la violence ne connaitront plus de limites. C’est ce que Clausewitz appelait lui-même la « Wechselwirkung », l’action réciproque des « modèles-rivaux » selon Girard : ils ne visent qu’à se supprimer mutuellement, à la façon de la rivalité mimétique.

René Girard utilise la théorie mimétique pour démontrer comment a été cassé, au cours de la seconde moitié du XXème siècle, le cercle vicieux de la tenace rivalité franco-allemande. Il souligne le mimétisme positif de différents acteurs politiques de part et d’autre du Rhin, comme l’a brillamment commenté Edouard Husson lors du colloque franco-allemand des Bernardins en 2009 consacré à René Girard. Les contributions essentielles d’écrivains tels Henri et Thomas Mann qui ont su adopter en leur temps une approche cosmopolite, renonçant à toute tentation nationaliste, ne sont pas non plus oubliées par Girard.

- « Napoléon est devenu un bouc émissaire de part et d’autre du Rhin au moment même où Clausewitz commence la rédaction de son traité (1810). »

- « Il fallait achever « De la guerre » pour voir où mène ce livre qui fonctionne comme le miroir fascinant de son époque. Clausewitz témoigne de façon plus réaliste que Hegel de l’impuissance foncière du politique à contenir la montée aux extrêmes. »

- « Ces guerres idéologiques, justifications monstrueuses de la violence, ont en effet amené l’humanité à cet au-delà de la guerre où nous sommes aujourd’hui entrés. »

- « Clausewitz … dit qu’il n’y a pas de différence de nature, mais de degré entre le commerce et la guerre. »

- « La conscience humaine ne s’acquiert pas par la raison, mais par le désir. »

- « Le romantisme, c’est la croyance excessive en l’autonomie de l’individu. »

- « L’apocalypse des tranchées a inauguré une nouvelle ère : le totalitarisme est une réponse monstrueuse à la guerre. »

- « L’esprit apocalyptique n’a rien d’un nihilisme : il ne peut comprendre l’élan vers le pire que dans le cadre d’une espérance très profonde. Mais cette espérance ne peut faire l’économie de l’eschatologie. »

- « Les Chinois subissent moins l’attraction du modèle occidental qu’ils ne l’imitent pour triompher de lui. »

- « Il faut éveiller les consciences endormies. Vouloir rassurer, c’est toujours contribuer au pire. »

3. Vers une application contemporaine de la théorie mimétique dans les domaines de l’économie et de la finance :

 

René Girard fait allusion à l’innovation économique dans « La voix méconnue du réel ». Ce thème est brièvement traité, dans le cahier de l’Herne de 2008 consacré à René Girard, par André Orléan, membre du CREA (Centre de Recherche en Epistémologie Appliquée). Le sujet avait été déjà abordé par Jean-Pierre Dupuy et Paul Dumouchel, dans l’ « enfer des choses », dès 1979. Paul Dumouchel, actuellement professeur invité à l’université Ritsumeikan de Tokyo a poursuivi ses recherches sur l’anthropologie et l’économie dans un contexte girardien appliqué aux sciences cognitives et à l’intelligence artificielle. Les actes du colloque de Cerisy, « Violence et Vérité » (1983-1985) traitent aussi de ces mêmes thèmes, mais de façon marginale. Dans son livre de 2011, « L’empire de la valeur », André Orléan fait de la théorie mimétique l’une des ses principales sources d’inspiration.

En économie, comme dans les autres sciences humaines, l’approche girardienne s’avère pourtant révolutionnaire : selon lui, « La conscience de l’homme procède du désir et non de la raison. » Or, jusqu’à la fin du XXème siècle, la science économique repose sur l’idée simpliste de l’ « homo oeconomicus », réduit à un être exclusivement rationnel ne poursuivant que ses intérêts personnels. Cette attitude monolithique, aboutissant à la « miniaturisation » de l’esprit humain, est censée s’appliquer dans les quatre types de comportement économique. En simplifiant à l’extrême, cette typologie, on peut catégoriser quatre attitudes principales :

  1. En tant que consommateur, conformément à la thèse utilitariste de Stuart Mill (1806 – 1873), bien connu, pour d’autres motifs, à Avignon. (S’il est décédé dans notre ville, c’est que pour lui le cœur  l’avait emporté sur la raison … comme vous le savez.)

Cette approche domine la pensée anglo-saxonne dans ses prolongements récents, comme chez A. Sen, Prix Nobel 1998 (capabilité, …), à condition de souligner que l’idée d’une identité à racines multiples nuance de plus en plus les différentes attitudes consuméristes de par le monde. En France, Maurice Allais (1911 – 2010) s’inscrit également dans ce courant néo-classique qui reste dominant aujourd’hui.

        2. En tant que travailleur, supposé prendre le pouvoir – ou y participer - pour gérer l’économie à son profit de façon politique (Karl Marx, 1818 - 1883) ou sociale (William Beveridge, 1879 - 1964), quitte à vanter les mérites de l’Etat - providence (Pierre Rosanvallon) encore teinté de lutte des classes. Gary Becker (1930 – 2014), de son côté, assimile la contribution des salariés à un capital humain. Gouvernance sociale, concertation des parties prenantes de l’entreprise et les efforts en faveur des critères « GRI » (« Global Reporting Initiative ») de l’ONU atténuent dans une certaine mesure les affrontements rivalitaires entre structures capitalistiques et marchés du travail depuis une dizaine d’années.

        3. En tant qu’épargnant, en vue de maximiser son profit monétaire à court terme grâce aux outils spéculatifs classiques (Franco Modigliani, 1918 – 2003) ou modernes (Robert Shiller, Prix Nobel 2013) dans un environnement de plus en plus financiarisé où triomphe l’ « exubérance irrationnelle ». Il en résulte des effets de leviers financiers considérables reposant sur des modélisations stochastiques de valeurs et sur des formules de type « Black and Sholes » pour les stock-options, par exemple. Les investisseurs institutionnels (assurances, fonds de pension,…) intègrent ces nouveaux instruments financiers dans le cadre de gestion actifs-passifs des capitaux qui leur sont confiés.

       4. En tant qu’homme de loisir et de culture, tel que l’avait déjà décrit Thorstein Veblen (1857 – 1929), heureux bénéficiaire potentiel de son temps libre et adepte éventuel des  dons et contre-dons analysés par Marcel Mauss (1872 – 1950). Il est aujourd’hui promoteur de l’économie collaborative, écologique, à finalités parfois humaines et solidaires. Ces préoccupations à la fois économiques et sociologiques seront partagées en France par Pierre Bourdieu (1930 – 2002) qui élargit la notion de capital (culturel, social, symbolique) ou encore par Karl Polanyi (1886 – 1964). L’évolution vers un tranhumanisme parfois qualifié de postmoderne est saluée par des auteurs reconnus outre-Atlantique, tel Jeremy Rifkin.

Aucune synthèse de ces quatre catégories d’intérêts rationnels mais contradictoires n’est établie et reconnue en termes d’arbitrage continu, même si, parallèlement, les notions de risques et de précautions se sont fortement développées depuis une vingtaine d’années dans certaines économies occidentales. Des progrès significatifs ont été réalisés en matière d’appréhension des événements extrêmes grâce aux mathématiques fractales de Benoît Mandelbrot. La courbe de Gauss et sa fameuse orthogonalisation reste malgré tout aujourd’hui un credo « généralement admis » dans la lignée des économistes-actuaires historiques qui va de Léon Walras (1834 – 1910) et John Meynard Keynes (1883 – 1946) à Paul Samuelson (1915 – 2009), entre autres. La facilité de mise en équation des comportements sous forme de modèles mathématiques l’emporte, chez la plupart des économistes actuels, sur la prise en compte effective des réalités psychologiques ou sociétales. Pourtant, comme l’affirme le prix Nobel français de physique, Pierre-Gilles de Gennes (1932 – 2007) : « Plus de conscience appelle plus de science ». De fait, la modélisation mathématique de préférences issues d’une part reconnue d’irrationnel ou de gratuit dans le comportement individuel ou collectif paraît beaucoup plus délicate … Les postulats issus de l’hypothèse mimétique apporteraient cependant une contribution décisive pour comprendre les attitudes individuelles et collectives contraignant à forger de nouveaux outils d’analyse. Un choix explicite entre les priorités économiques et sociales exigerait l’adhésion à une hiérarchie de valeurs, acceptée sur une base personnelle et collective, permettant de donner à tous un sens à la vie dans notre communauté désormais mondiale.

Aujourd’hui, la « théorie mimétique » ne demande qu’à s’appliquer dans bien des secteurs de notre vie quotidienne dont je ne retiens ici que deux sujets parmi les plus sensibles :

  • Le marketing moderne ne vise pas à répondre aux besoins réels mais à les susciter en faisant miroiter l’accès à une classe de consommateurs supposés privilégiés et de fait manipulés. Ceci concerne en priorité les produits de luxe, mais aussi la sécurité alimentaire, les voitures et autres produits de grande consommation. La publicité, le « big data » et les média jouent un rôle essentiel pour faire évoluer les modes, désigner le nouveau bouc émissaire à abattre, résoudre les crises hyper-concurrentielles. Les « sauveurs » prennent la forme des grands créateurs, nouvelles divinités et stars des temps modernes, que ce soit dans les secteurs de la technologie issus de la Silicon Valley, ou bien des apparences vestimentaires que dictent les favoris des média. Les effets secrets du lobbying étouffent l’essentiel des débats politiques de fond, imposant les attitudes supposées enviables … et profitables seulement à certains !

 

  • En matière d’épargne et de finance, l’instinct grégaire domine les comportements des acteurs, qu’ils soient traders, fonds de pension ou simple épargnant. Le : « pourquoi pas moi ? » valorise n’importe quelle information dès lors qu’elle est accessible à tous, peu importe son degré réel de vérité puisque tous se trompent simultanément. Les crises et les lynchages anonymes guettent inévitablement ces succès éphémères. Les grandes crises financières de 1987, 2000 et 2008 sont là pour le prouver en appauvrissant indistinctement les épargnants anonymes. Certains boucs émissaires servent alors de coupe-circuits de la mémoire collective, qu’il s’agisse de l’auditeur Arthur Andersen, de J. Kerviel à la Société Générale ou parfois même de certains cadres intermédiaires des institutions financières les plus respectables.

Le temps nous manque, comme à René Girard, pour développer ces thèmes d’actualité lourds de comportements mimétiques qui invitent à une reconception indispensable de la science économique, sur la base de nouveaux paradigmes,  à l’époque de la mondialisation. Les travaux récents du Prix Nobel Français (2014) Jean Tirole permettent de nourrir quelques espoirs de progrès dans l’analyse. Appelant à situer l’économie parmi les autres sciences humaines, il distingue dans son dernier ouvrage (« Economie du bien commun », 2016) : homo psychologicus, homo socialis, homo incitatus, homo juridicus, homo darwinus. C’est cependant la volonté d’appréhender la portée économique du comportement altruiste qui est davantage étudié que les attitudes rivalitaires. Et de synthèse, point…

Il resterait aussi à évoquer les applications de la théorie mimétique aux réalités contemporaines du travail et des loisirs de l’homo oeconomicus, ce qui nous réserverait bien des surprises. On comprend bien que, dans ces deux domaines, l’anéantissement systématique du modèle – obstacle ou rival ne permet pas de sortir du cercle vicieux de la violence collective, dans le cadre de communautés, aujourd’hui appelés réseaux, désormais de plus en plus élargies et réactives.

On ne saurait terminer cette évocation des applications de la théorie mimétique sans souligner ses intéressants prolongements dans le domaine de la psychiatrie. Ainsi, le dernier colloque de l’association française de psychiatrie a-t-il été consacré au : « Désir mimétique entre psychopathologies et neurosciences ».

- « Les Chinois subissent moins l’attraction du modèle occidental qu’ils ne l’imitent pour triompher de lui. »

Et pour ne pas conclure : René Girard, un vaillant explorateur du monde des lettres qui se situe au-dessus de la mêlée :

- Pourquoi retenir finalement ce terme générique d’explorateur ? Parce que René Girard est à la fois critique rigoureux à la mode chartiste, anthropologue de l’Occident religieux sans être clerc, mais toujours pionnier intrépide sur les voies de l’exploration métaphysique à travers le monde des lettres. Ses démonstrations de la théorie mimétique reposent en priorité sur l’analyse de textes de toutes origines et de toutes époques.

- Pourquoi « au-dessus de la mêlée » ? Non pas à la façon de Romain Rolland pendant la Grande Guerre ! René Girard s’engage et polémique, il entend se situer par rapport aux grands courants de pensée contemporains. De ce fait, il exige de connaître l’histoire des deux côtés, celle des vainqueurs et celle des vaincus. On l’a compris, l’illustre écrivain n’est ni de droite, ni de gauche, ni conservateur ni libéral au sens américain : c’est un véritable créateur de concepts durables. Il se situe « au-dessus » des partis et des institutions et va de l’avant en dépit des critiques des conformistes de service … voire des créateurs de concepts  concurrents !

La théorie mimétique a eu la chance jusqu’ici de n’être pas « à la mode ». Pourtant, ses quatre composantes me paraissent être plus actuelles que jamais :

- Le désir mimétique est alimenté par les publicités comparatives, les écarts croissants de richesses et de revenus, les exclusions de type social, religieux, voire raciste. Ces désirs mimétiques ne s’exercent plus à l’intérieur de communautés restreintes, mais dans un monde globalisé, si l’on ose cette tautologie, pour le XXIème siècle porté aux extrêmes.

- La rivalité mimétique est attisée en permanence par un système d’informations instantanées qui touchent simultanément toutes les couches de la population mondiale. L’appréhension immédiate de nouvelles données, souvent incontrôlables, aboutit à une absence généralisée de discernement. Il en résulte jalousie, ressentiments, rivalités entre pays, religions, générations et classes sociales.

- La violence collective est exacerbée par l’interconnexion constante des hommes, des marchés et des capitaux, pourtant présentée par de bons esprits irresponsables comme la voie définitive du progrès pour tous. Elle prend désormais la forme de concurrences débridées, de conflits sociaux et religieux à la recherche de boucs émissaires, condamnables et salvateurs, alors que les situations de crises deviennent insupportables et scandaleuses. La libre circulation d’armes à pouvoirs toujours plus destructeurs provoque la tentation généralisée de la « montée aux extrêmes », pour ne pas dire l’apocalypse, si l’on songe à la force de frappe nucléaire.

- Les lynchages et le retour à l’équilibre s’effectuent à plus ou moins grande échelle, suivant des degrés variables, en fonction des domaines concernés qu’ils soient militaires, politiques, commerciaux, financiers ou même humanitaires. La diplomatie ne reprend ses droits qu’à l’issue des faillites répétées des institutions, des idéologies ou des Etats, obligeant à encenser de nouveaux maîtres à penser à durée de plus en plus limitée.

Dans notre monde contemporain, l’étroite marge de manœuvre de chacun repose sur l’éveil de sa conscience que le conformisme prétendument individualiste des temps modernes tend à assoupir. Elle permet d’éviter la violence collective en choisissant de ne plus faire de chaque modèle une matière à rivalité ou à obstacle, mais un sujet d’imitation positive.

Telle est la dernière leçon du Professeur René Girard.

Nous ne l’oublierons pas.

Gérard Valin

 

« J’ai toujours espéré que le sens ne faisait qu’un avec la vie. »

« En matière de violence, les torts sont toujours partagés. »

« Hölderlin est le seul, au temps de Hegel et de Clausewitz, à avoir compris le danger de la proximité des hommes entre eux. »

« Cette prise de conscience est plus que jamais requise aujourd’hui que les institutions ne nous aident plus, que c’est à chacun de se transformer seul. »

« Il faudra de plus en plus de victimes pour créer un ordre de plus en plus précaire. »

« C’est parce que tous les signes du temps convergent aujourd’hui que nous ne pouvons plus persévérer dans la folie des rivalités mimétiques (nationales, idéologiques, religieuses). »

Les personnes désireuses d’aller plus loin dans la connaissance de René Girard peuvent consulter le site de l’Association de Recherche Mimétique. 

Concernant la relation mimétique franco-allemande, un résumé est paru dans la Revue Allemagne d’Aujourd’hui en 2007 : recension d’Achever Clausewitz par Gérard Valin et entretien avec Benoît Chantre.

 

 

Actualités

Conférence en hommage à René Girard,

Académie de Vaucluse, Avignon, Bibliothèque Ceccano le 11 mai 2016.

2 bis, Rue Laboureur, 84000 Avignon

 

Assemblée générale - Amitié Henri Bosco,

CMU, Nice le 14 mai 2016

"Le Marignan" - 36C avenue Paul Arène, 06000 Nice

Actualités

Conférence en hommage à René Girard,

Académie de Vaucluse, Avignon, Bibliothèque Ceccano le 11 mai 2016.

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CMU, Nice le 14 mai 2016

"Le Marignan" - 36C avenue Paul Arène, 06000 Nice

Gérard Valin fait une recension de la dernière publication de Michel Tournier

Paris, le 25 décembre 2015



Cher Michel Tournier,

J’ai terminé aujourd’hui vos « Lettres parlées » à votre ami allemand, Hellmut Waller (1967 – 1998), qui viennent de paraître chez Gallimard.

Comme beaucoup de vos fidèles lecteurs, je vous remercie pour ce merveilleux cadeau de Noël. Nous étions inquiets de votre silence depuis vos souvenirs de « Voyages et paysages » de 2012 ou encore vos entretiens au cours desquels vous « avanciez masqué » avec Michel Martin-Rolland en 2013. Vous qui, pour notre bonheur, nous aviez accompagnés depuis 1967 avec « Vendredi ou les limbes du pacifique », auriez-vous résolu de nous abandonner à notre triste sort ? 1967 – 1998, cela représente plus de trente ans, l’espace d’une vie active … Auriez-vous décidé de prendre une retraite, certes bien méritée, de la République des Lettres ? Ou bien la santé, cette fée volatile et injuste, aurait-elle détourné sa baguette magique de votre refuge, le presbytère de Choisel ?

Mes craintes se sont dissipées grâce aux excellents travaux d’Arlette Bouloumié, la créatrice du « Fonds Tournier » à la bibliothèque universitaire d’Angers. Quelle belle idée que de transcrire les bandes magnétiques échangées avec le procureur Hellmut Waller ! Vous l’aviez connu lors de votre séjour à Tübingen, juste après la seconde guerre mondiale. Cet ami d’outre-Rhin est aussi le traducteur d’une partie importante de vos œuvres. Grâce à votre verve sympathique, nous partageons ainsi les joies et les déceptions que suscitent les « Erlebnisse » de votre vie quotidienne. Parmi vos confidences apparaissent mille et un détails qui revêtent, vos lecteurs le savent, des significations profondes, pour ne pas dire mythologiques : questions d’écoute et de vision du monde …

Voici donc, pour les lecteurs d’Allemagne d’Aujourd’hui quelques bonnes raisons de « réécouter » les bandes magnétiques que vous nous offrez. Ce sera une sorte de « célébration » que vous méritez depuis longtemps. La revue se devait de vous rendre hommage après tant de grands auteurs : Thomas Mann, Robert Minder, Jürgen Habermas, Volker Braun, Pierre-Paul Sagave, …

Plutôt que de suivre le fil chronologique de vos vingt-trois lettres réparties sur cinq périodes : 1967 - 1969, 1976 - 1978, 1980 - 1983, 1995 - 1991, 1994 - 1998, je préfère confronter de façon binaire, à la manière du « Miroir des idées », vos principales sources d’inspiration à leurs inévitables « contraires ». Un cheminement à rebours de quelques  concepts-clés qui sous-tendent votre œuvre.

Le bonheur en Allemagne face aux blessures d’injustes critiques

Après votre D.E.S. sur Platon, vous découvrez, sous les décombres allemands, les précieux trésors de la culture germanique. Vous y étiez bien préparé grâce à vos parents germanistes, votre goût pour la philosophie cultivée avec les meilleurs maîtres : Gandillac, Bachelard, … Vous êtes en bonne compagnie avec Alain Clément, Claude Lanzmann, Gilles Deleuze et quelques autres. René Cheval règne avec bonhommie, grâce au bienveillant Général Guillaume Widmer, sur cette petite troupe d’étudiants français. Vous préparez l’ouverture culturelle franco-allemande par de sincères échanges avec d’autres jeunes comme Martin Schmid, fils du professeur Carlo Schmid, ou certains descendants de la famille Mendelssohn. Vos maîtres allemands sont Romano Guardini, Eduard Spranger, Enno Littmann... Ce « Bonheur en Allemagne, se renouvellera à l’occasion de voyages à Berlin, Munich, Bayreuth, Fribourg, Kiel ou encore dans l’ancienne Prusse orientale … Cette source d’inspiration, si proche du drame allemand récent, se concrétisera par l’écriture du « Roi des aulnes », qui s’étend de 1958 à 1970.
Cependant, tout le monde n’est pas d’accord avec vous. C’est ainsi que Saül Friedländer, succédant à Hans Mayer – Jean Amery, exprime toute sa hargne contre cette œuvre si longuement travaillée, la comparant aux « Mémoires » d’Albert Speer. Vous êtes profondément blessé par ce qui vous apparait comme une grave malhonnêteté intellectuelle à votre égard et vous refusez alors de participer à une rencontre d’écrivains allemands et français à Hambourg en mai 1985.

Les rencontres photographiques d’Arles versus la « chambre noire »
 
Lucien Clergue vous initie au monde provençal et vous créez avec lui les « Rencontres d’Arles » en 1968. Vous découvrez les violences du mistral et du Rhône, les mirages camarguais, les courses de taureaux, la lumière du midi. En cette fin 2015, la belle exposition du Grand Palais consacrée à Lucien Clergue connaîtra un grand succès. Les contacts avec de célèbres photographes vous permettront d’approfondir vos propres connaissances en la matière et vous les partagez volontiers avec Hellmut Waller. Vous vous passionnez pour Verushka, l’étonnant et grand modèle issu de la célèbre lignée prussienne des Comtes Lehndorff. Photographie et littérature se marient harmonieusement grâce aux « Clefs et Serrures » que vous nous donnez en 1997.

Vous l’avouez vous-même d’entrée de jeu, le charme d’Arles peut s’avérer maléfique… Après avoir acheté un appartement où séjournera votre filleul Laurent, vous souhaitez le revendre. Par la suite,  vous ne retournerez plus guère dans cette vieille terre provençale. Elle est sans doute pour vous désormais devenue plus proche du fétide marais du « Trésor d’Arlatan » que du paisible moulin de Fontvieille. Les cinquante émissions de « chambre noire », de 1960 à 1965, vous avaient permis de bien connaître Edouard Boubat,  Arthur Tress, Eric Lessing, et bien d’ autres. Les meilleures choses ont une fin, les téléspectateurs se détournent peu à peu de votre émission. Le monde et les médias changent autour de vous, adoptant de nouvelles techniques au détriment des valeurs esthétiques qui vous tiennent à cœur.

Voyages lointains contre le calme de la vallée de Chevreuse

1968 n’est pas pour vous la rupture culturelle, politique et sociale à laquelle beaucoup se sont identifiés. L’essentiel est à chercher ailleurs, dans le vaste monde. Vous entreprenez alors de grands voyages : Sahara en 1969, Islande en 1972, Tunisie en 1973, Canada en 1974, Pologne en 1975, Egypte en 1976, Inde et Maroc en 1977, Sénégal en 1980. Vous retournerez, à nouveau  sur un certain nombre de ces haut- lieux d’inspiration. Ce seront : la Tunisie en 1983, 1999 et 2002, l’Inde en 1984 e 1989, l’Egypte en 1985, 1988 et 2004, l’Islande en 1986. Cette énumération est loin d’être exhaustive, en particulier pour l’Europe. Je pense à  votre voyage en Grèce, avec Karl Flinker, votre ami de l’Hôtel de la Paix de l’Ile Saint-Louis. Célèbre galeriste, rue du Bac, puis rue de Tournon, Karl est le fils de Martin, l’érudit  libraire autrichien du Quai des Orfèvres. Karl, promoteur des œuvres de Kandinsky en France, vous a ouvert les portes du magnifique chalet de Nina à Gstaad. Il vous entraîne dans son île grecque, Skyros, en passant par Athènes pour des entretiens avec Mélina Mercouri.

Malgré tout, vous tenez au calme de la vallée de Chevreuse, aux charmes de votre jardin, aux facéties de votre chat, même quand il se montre cruel à l’égard de la gente ailée. Le presbytère acheté avec l’aide de votre père en 1957, est propice à la lecture et à l’écriture, à l’écoute de la nature, aux rencontres entre voisins, à l’entraide familiale à laquelle vous vous consacrez volontiers. Sans ce havre de paix, point de retour sur vous-même, condition nécessaire à votre création littéraire.
 
Pureté de l’océan antidote de la pollution parisienne
 
Si  Fribourg et la forêt noire ont été des lieux de villégiature de votre jeunesse, vous n’y revenez plus guère, tandis que l’Abbaye de Saint-Jacut de la Mer restera longtemps votre lieu de détente estivale. Vous y retrouvez les membres de votre famille dans un cadre qui se veut déjà breton, bien que le Couesnon tout proche «en sa folie,  mit le Mont (Saint-Michel) en Normandie ». La côte d’Emeraude, balayée par les embruns de l’océan, vous inspirera certains passages des « Météores », dès 1975. De l’autre côté de la baie, à Coutainville dans le Cotentin, vous êtes à pied d’œuvre pour participer aux colloques de Cerisy-la-Salle. Vous y retrouvez votre vénérable professeur de philosophie, Maurice de Gandillac. Vous serez présent en 1990 au premier colloque international consacré à votre œuvre, sous la direction d’Arlette Bouloumié.

A rebours de cette oxygénation salutaire des neurones, baignés par la force puissante des marées, l’air de Paris vous paraît de plus en plus pollué. Vous évitez d’y rester plus que nécessaire pour retrouver votre jardin de Choisel. Votre préférence pour votre repaire campagnard doit cependant être nuancée par la découverte de l’exotisme africain, niché au cœur de Paris. Vous le décelez le long de la ligne 2 du métro. Votre curiosité pour les mystères de la capitale nous donnera en 1985 « La goutte d’or », inspirée à la fois par les souvenirs d’un voyage au Sahara et par votre perception des « Images et signes » de l’immigration à Paris.

Pas d’indépendance financière sans relations mondaines
 
Jusqu’en 1967, vous avez douté  que votre vocation d’écrivain vous permette de subvenir à vos besoins. Cette année là, on vous décerne le grand prix de l’Académie Française pour « Vendredi ». A partir de 1973, vous faites partie du Comité du Grand Prix des Lettres de Monaco. D’autres distinctions suivront : le Prix Goncourt à l’unanimité pour le « Roi des aulnes » en 1970, le prix Cavour en 1991, le prix Goethe en 1993. Vous faites partie du jury Goncourt de 1972 à 2011, date à laquelle vous cédez votre place à Régis Debray. Vous êtes promu docteur honoris causa d’University College de Londres en 1997, selon un cérémonial qui vous fait sourire.

Ces honneurs impliquent certaines contreparties, parfois pesantes. Certes, les voyages en Inde ou en Corée du Sud avec Robert Sabatier, votre collègue du Goncourt, sont un plaisir. En revanche, les obligations liées à la notoriété littéraire vous amènent sur des terrains que vous n’avez pas choisis, comme l’invitation « forcée » de François Mitterrand à Choisel. Si vous lui « apprenez la Prusse », la leçon ne paraît pas suffisante pour que notre Président comprenne l’Allemagne et ses enjeux modernes …  Chez Edmonde Charles - Roux, bien que femme de Ministre, vous admirez la finesse et la discrétion. En dépit ou peut être grâce à l’acceptation de ces contraintes mondaines, votre profession d’écrivain vous permet, dés quarante-cinq ans, de connaître une réelle indépendance financière. Vous avez pu ainsi devenir vous-même pour le plus grand bonheur de vos lecteurs.

Et pour ne pas conclure, si ce n’est par un au revoir cordial…
 
Soyez assuré, cher Michel Tournier, que vos lecteurs sont impatients de continuer à vous lire. Nous regrettons seulement que vos échanges avec Hellmut Waller n’aient pas été plus intenses et plus continus. Quel dommage aussi que nous n’ayons pas accès à ses propres réponses !
Enfin, vous voilà devenu, peut être malgré vous, un « vagabond immobile » qui, nous le souhaitons, ne mettra jamais un point final à son œuvre, comme les plus grands.
Ne nous oubliez pas dans vos pensées car vous restez présent dans les nôtres.

Au revoir et à bientôt.

Gérard Valin