Paris, le 25 décembre 2015



Cher Michel Tournier,

J’ai terminé aujourd’hui vos « Lettres parlées » à votre ami allemand, Hellmut Waller (1967 – 1998), qui viennent de paraître chez Gallimard.

Comme beaucoup de vos fidèles lecteurs, je vous remercie pour ce merveilleux cadeau de Noël. Nous étions inquiets de votre silence depuis vos souvenirs de « Voyages et paysages » de 2012 ou encore vos entretiens au cours desquels vous « avanciez masqué » avec Michel Martin-Rolland en 2013. Vous qui, pour notre bonheur, nous aviez accompagnés depuis 1967 avec « Vendredi ou les limbes du pacifique », auriez-vous résolu de nous abandonner à notre triste sort ? 1967 – 1998, cela représente plus de trente ans, l’espace d’une vie active … Auriez-vous décidé de prendre une retraite, certes bien méritée, de la République des Lettres ? Ou bien la santé, cette fée volatile et injuste, aurait-elle détourné sa baguette magique de votre refuge, le presbytère de Choisel ?

Mes craintes se sont dissipées grâce aux excellents travaux d’Arlette Bouloumié, la créatrice du « Fonds Tournier » à la bibliothèque universitaire d’Angers. Quelle belle idée que de transcrire les bandes magnétiques échangées avec le procureur Hellmut Waller ! Vous l’aviez connu lors de votre séjour à Tübingen, juste après la seconde guerre mondiale. Cet ami d’outre-Rhin est aussi le traducteur d’une partie importante de vos œuvres. Grâce à votre verve sympathique, nous partageons ainsi les joies et les déceptions que suscitent les « Erlebnisse » de votre vie quotidienne. Parmi vos confidences apparaissent mille et un détails qui revêtent, vos lecteurs le savent, des significations profondes, pour ne pas dire mythologiques : questions d’écoute et de vision du monde …

Voici donc, pour les lecteurs d’Allemagne d’Aujourd’hui quelques bonnes raisons de « réécouter » les bandes magnétiques que vous nous offrez. Ce sera une sorte de « célébration » que vous méritez depuis longtemps. La revue se devait de vous rendre hommage après tant de grands auteurs : Thomas Mann, Robert Minder, Jürgen Habermas, Volker Braun, Pierre-Paul Sagave, …

Plutôt que de suivre le fil chronologique de vos vingt-trois lettres réparties sur cinq périodes : 1967 - 1969, 1976 - 1978, 1980 - 1983, 1995 - 1991, 1994 - 1998, je préfère confronter de façon binaire, à la manière du « Miroir des idées », vos principales sources d’inspiration à leurs inévitables « contraires ». Un cheminement à rebours de quelques  concepts-clés qui sous-tendent votre œuvre.

Le bonheur en Allemagne face aux blessures d’injustes critiques

Après votre D.E.S. sur Platon, vous découvrez, sous les décombres allemands, les précieux trésors de la culture germanique. Vous y étiez bien préparé grâce à vos parents germanistes, votre goût pour la philosophie cultivée avec les meilleurs maîtres : Gandillac, Bachelard, … Vous êtes en bonne compagnie avec Alain Clément, Claude Lanzmann, Gilles Deleuze et quelques autres. René Cheval règne avec bonhommie, grâce au bienveillant Général Guillaume Widmer, sur cette petite troupe d’étudiants français. Vous préparez l’ouverture culturelle franco-allemande par de sincères échanges avec d’autres jeunes comme Martin Schmid, fils du professeur Carlo Schmid, ou certains descendants de la famille Mendelssohn. Vos maîtres allemands sont Romano Guardini, Eduard Spranger, Enno Littmann... Ce « Bonheur en Allemagne, se renouvellera à l’occasion de voyages à Berlin, Munich, Bayreuth, Fribourg, Kiel ou encore dans l’ancienne Prusse orientale … Cette source d’inspiration, si proche du drame allemand récent, se concrétisera par l’écriture du « Roi des aulnes », qui s’étend de 1958 à 1970.
Cependant, tout le monde n’est pas d’accord avec vous. C’est ainsi que Saül Friedländer, succédant à Hans Mayer – Jean Amery, exprime toute sa hargne contre cette œuvre si longuement travaillée, la comparant aux « Mémoires » d’Albert Speer. Vous êtes profondément blessé par ce qui vous apparait comme une grave malhonnêteté intellectuelle à votre égard et vous refusez alors de participer à une rencontre d’écrivains allemands et français à Hambourg en mai 1985.

Les rencontres photographiques d’Arles versus la « chambre noire »
 
Lucien Clergue vous initie au monde provençal et vous créez avec lui les « Rencontres d’Arles » en 1968. Vous découvrez les violences du mistral et du Rhône, les mirages camarguais, les courses de taureaux, la lumière du midi. En cette fin 2015, la belle exposition du Grand Palais consacrée à Lucien Clergue connaîtra un grand succès. Les contacts avec de célèbres photographes vous permettront d’approfondir vos propres connaissances en la matière et vous les partagez volontiers avec Hellmut Waller. Vous vous passionnez pour Verushka, l’étonnant et grand modèle issu de la célèbre lignée prussienne des Comtes Lehndorff. Photographie et littérature se marient harmonieusement grâce aux « Clefs et Serrures » que vous nous donnez en 1997.

Vous l’avouez vous-même d’entrée de jeu, le charme d’Arles peut s’avérer maléfique… Après avoir acheté un appartement où séjournera votre filleul Laurent, vous souhaitez le revendre. Par la suite,  vous ne retournerez plus guère dans cette vieille terre provençale. Elle est sans doute pour vous désormais devenue plus proche du fétide marais du « Trésor d’Arlatan » que du paisible moulin de Fontvieille. Les cinquante émissions de « chambre noire », de 1960 à 1965, vous avaient permis de bien connaître Edouard Boubat,  Arthur Tress, Eric Lessing, et bien d’ autres. Les meilleures choses ont une fin, les téléspectateurs se détournent peu à peu de votre émission. Le monde et les médias changent autour de vous, adoptant de nouvelles techniques au détriment des valeurs esthétiques qui vous tiennent à cœur.

Voyages lointains contre le calme de la vallée de Chevreuse

1968 n’est pas pour vous la rupture culturelle, politique et sociale à laquelle beaucoup se sont identifiés. L’essentiel est à chercher ailleurs, dans le vaste monde. Vous entreprenez alors de grands voyages : Sahara en 1969, Islande en 1972, Tunisie en 1973, Canada en 1974, Pologne en 1975, Egypte en 1976, Inde et Maroc en 1977, Sénégal en 1980. Vous retournerez, à nouveau  sur un certain nombre de ces haut- lieux d’inspiration. Ce seront : la Tunisie en 1983, 1999 et 2002, l’Inde en 1984 e 1989, l’Egypte en 1985, 1988 et 2004, l’Islande en 1986. Cette énumération est loin d’être exhaustive, en particulier pour l’Europe. Je pense à  votre voyage en Grèce, avec Karl Flinker, votre ami de l’Hôtel de la Paix de l’Ile Saint-Louis. Célèbre galeriste, rue du Bac, puis rue de Tournon, Karl est le fils de Martin, l’érudit  libraire autrichien du Quai des Orfèvres. Karl, promoteur des œuvres de Kandinsky en France, vous a ouvert les portes du magnifique chalet de Nina à Gstaad. Il vous entraîne dans son île grecque, Skyros, en passant par Athènes pour des entretiens avec Mélina Mercouri.

Malgré tout, vous tenez au calme de la vallée de Chevreuse, aux charmes de votre jardin, aux facéties de votre chat, même quand il se montre cruel à l’égard de la gente ailée. Le presbytère acheté avec l’aide de votre père en 1957, est propice à la lecture et à l’écriture, à l’écoute de la nature, aux rencontres entre voisins, à l’entraide familiale à laquelle vous vous consacrez volontiers. Sans ce havre de paix, point de retour sur vous-même, condition nécessaire à votre création littéraire.
 
Pureté de l’océan antidote de la pollution parisienne
 
Si  Fribourg et la forêt noire ont été des lieux de villégiature de votre jeunesse, vous n’y revenez plus guère, tandis que l’Abbaye de Saint-Jacut de la Mer restera longtemps votre lieu de détente estivale. Vous y retrouvez les membres de votre famille dans un cadre qui se veut déjà breton, bien que le Couesnon tout proche «en sa folie,  mit le Mont (Saint-Michel) en Normandie ». La côte d’Emeraude, balayée par les embruns de l’océan, vous inspirera certains passages des « Météores », dès 1975. De l’autre côté de la baie, à Coutainville dans le Cotentin, vous êtes à pied d’œuvre pour participer aux colloques de Cerisy-la-Salle. Vous y retrouvez votre vénérable professeur de philosophie, Maurice de Gandillac. Vous serez présent en 1990 au premier colloque international consacré à votre œuvre, sous la direction d’Arlette Bouloumié.

A rebours de cette oxygénation salutaire des neurones, baignés par la force puissante des marées, l’air de Paris vous paraît de plus en plus pollué. Vous évitez d’y rester plus que nécessaire pour retrouver votre jardin de Choisel. Votre préférence pour votre repaire campagnard doit cependant être nuancée par la découverte de l’exotisme africain, niché au cœur de Paris. Vous le décelez le long de la ligne 2 du métro. Votre curiosité pour les mystères de la capitale nous donnera en 1985 « La goutte d’or », inspirée à la fois par les souvenirs d’un voyage au Sahara et par votre perception des « Images et signes » de l’immigration à Paris.

Pas d’indépendance financière sans relations mondaines
 
Jusqu’en 1967, vous avez douté  que votre vocation d’écrivain vous permette de subvenir à vos besoins. Cette année là, on vous décerne le grand prix de l’Académie Française pour « Vendredi ». A partir de 1973, vous faites partie du Comité du Grand Prix des Lettres de Monaco. D’autres distinctions suivront : le Prix Goncourt à l’unanimité pour le « Roi des aulnes » en 1970, le prix Cavour en 1991, le prix Goethe en 1993. Vous faites partie du jury Goncourt de 1972 à 2011, date à laquelle vous cédez votre place à Régis Debray. Vous êtes promu docteur honoris causa d’University College de Londres en 1997, selon un cérémonial qui vous fait sourire.

Ces honneurs impliquent certaines contreparties, parfois pesantes. Certes, les voyages en Inde ou en Corée du Sud avec Robert Sabatier, votre collègue du Goncourt, sont un plaisir. En revanche, les obligations liées à la notoriété littéraire vous amènent sur des terrains que vous n’avez pas choisis, comme l’invitation « forcée » de François Mitterrand à Choisel. Si vous lui « apprenez la Prusse », la leçon ne paraît pas suffisante pour que notre Président comprenne l’Allemagne et ses enjeux modernes …  Chez Edmonde Charles - Roux, bien que femme de Ministre, vous admirez la finesse et la discrétion. En dépit ou peut être grâce à l’acceptation de ces contraintes mondaines, votre profession d’écrivain vous permet, dés quarante-cinq ans, de connaître une réelle indépendance financière. Vous avez pu ainsi devenir vous-même pour le plus grand bonheur de vos lecteurs.

Et pour ne pas conclure, si ce n’est par un au revoir cordial…
 
Soyez assuré, cher Michel Tournier, que vos lecteurs sont impatients de continuer à vous lire. Nous regrettons seulement que vos échanges avec Hellmut Waller n’aient pas été plus intenses et plus continus. Quel dommage aussi que nous n’ayons pas accès à ses propres réponses !
Enfin, vous voilà devenu, peut être malgré vous, un « vagabond immobile » qui, nous le souhaitons, ne mettra jamais un point final à son œuvre, comme les plus grands.
Ne nous oubliez pas dans vos pensées car vous restez présent dans les nôtres.

Au revoir et à bientôt.

Gérard Valin