Johann Chapoutot : Comprendre le nazisme – Tallandier 2018

(421 pages – Bibliographie et index des noms propres)

 

 

Voici un livre d’actualité sur le nazisme, intégrant la plupart des avancées historiques sur cette époque dramatique qu’ont vécue les générations précédentes en Europe et dans le monde. Il n’est plus nécessaire de présenter Johann Chapoutot, le professeur d’histoire contemporaine de la Sorbonne où il a été élu à trente-cinq ans. Son érudition impressionnante concernant l’abominable épisode nazi repose sur des recherches approfondies et innovantes exploitant, entre autres, les articles de presse parus entre 1933 et 1945, des deux côtés du Rhin. Ses intéressants travaux ont fait l’objet de nombreuses publications dont l’accès reste aisé pour le lecteur néophyte. Ainsi, le « National-socialisme et l’antiquité » de 2008 et « La loi du sang : penser et agir en nazi » de 2014 se trouvent-ils parachevés et synthétisés dans le recueil d’études « La révolution culturelle nazie » intégré dans la « Bibliothèque des histoires » de Gallimard en 2016. Une mention particulière doit être faite au sujet de l’instructif ouvrage « Des soldats noirs face au Reich – Les massacres racistes de 1940 », édité par les PUF en 2015 et codirigé par Johan Chapoutot et Jean Vigreux. Celui-ci regroupe les résultats de certaines  recherches récentes (Julien Fargettas, Raffael Scheck, Claire Andrieu,…) sur les meurtres commis par la Wehrmacht contre l’Infanterie Coloniale Française, après combat, pendant la campagne de France, en mai et juin 1940.

 

Les cinq parties de  « Comprendre le nazisme » aboutissent à une remarquable synthèse de la « pensée » nazie en référence aux concepts modernes « généralement acceptés » (ou encore débattus !) : (1) « Une vision du monde. Le long terme du nazisme », (2) « Le nazisme et ses normes », (3) « L’homme nazi (et ceux qui n’en étaient pas) », (4) « Le nazisme en actes », (5) « Après le nazisme – Traces et débats contemporains ».

 

 Les sujets traités sont trop riches pour être développés ici : ils méritent une lecture attentive. Je me contenterai d’insister sur la thèse centrale chère à Johann Chapoutot, à savoir la volonté des « penseurs » nazis de se rattacher à l’antiquité grecque ; ce thème se trouve ici commenté également par Philippe Douroux sous le titre « Les nazis, les Allemands et les Grecs » et par Jean-Noël Jeanneney : « Les relations passionnelles entre Grecs et Allemands ». Pour combler la viduité d’un passé (et d’une pensée) germanique selon les critères  racistes des nazis, Hitler considère que « Notre passé, ce sont les Grecs ». Il s’agirait de peuples «  germains » qui auraient curieusement migré du Sud vers le Nord. En l’honneur de ce passé reconstitué « ad nutum », Hitler organisera les Jeux Olympiques  que l’on sait en Allemagne. Platon est aussi annexé comme « vigie de la civilisation germanique »…  « après une relecture biologisée et radicalisée. »

 L’invasion de la Grèce réelle en avril 1941 ne donne évidemment pas l’image attendue, mais bien plutôt celle d’une « zone irrémédiablement dégénérée » occupée par des « Levantins crépus ». Selon le témoignage de Goebbels, « Athènes était la Mecque pour le Führer ». Le présent ouvrage a le mérite de prolonger l’analyse historique de ce phénomène depuis le XVIIIème siècle jusqu’aux événements contemporains, soulignant la constance de la fascination allemande pour la Grèce sous forme d’une « affinité élective » qui traverse les siècles. C’est ainsi que l’on y retrouve les diverses manifestations d’intérêts pour l’Hellade des Wittelsbach, de Goethe et de Schiller, de  Humboldt, d’Hölderlin, de Schliemann, de Breker, d’Heidegger … jusqu’à Weizsäcker, Gauck, Merkel et Schäuble ! Les motivations et les attitudes des uns et des autres ne sont cependant guère comparables …On s’en douterait !

 

 D’une façon générale, cet ouvrage met à la portée de chacun, dans un langage clair et précis, les principaux concepts qui permettent de « comprendre le nazisme », bien au-delà du tristement célèbre « Mein Kampf ». Johann Chapoutot ne souhaite pas le voir réédité, mais simplement posté sur internet pour les besoins des chercheurs. Le mérite de l’auteur consiste  à expliciter ici les origines intellectuelles  des leitmotivs  principaux qui ont permis la tragédie du nazisme : la lutte des races issues du « darwinisme social », la « Volksgemeinschaft » en tant que négation de la liberté individuelle, le « Führerprinzip » comme mode d’organisation hiérarchique, le « Lebensraum », défini comme objectif de récupération des territoires  germaniques ancestraux…

 

 On ne peut qu’encourager la poursuite de ces brillantes synthèses destinées au grand public, tout en invitant l’auteur à approfondir, notamment, trois sujets  qui me semblent encore insuffisamment  explorés ou sujets à débat :

 

  • Les rapports du nazisme avec le premier romantisme allemand d’Iena. Novalis, les frères Schlegel …,  ont  partagé cette fascination allemande pour la Grèce et sa culture au point de fonder une revue intitulée « L’Athäneum » à la fin du XVIIIème siècle. Comme Thomas Mann l’a fait remarquer dès 1922 (« Von deutscher Republik »), ces grands poètes ont ouvert la voie vers la pensée républicaine, hostile à toute forme de violence politique et de totalitarisme. Peuvent-ils  être annexés légitimement à l’idéologie nazie ?
  • La filiation spirituelle grecque des peuples germains. Ainsi, les publications du Bureau d’Information Anglo Américain (contre-propagande officielle des Alliés) destinées aux Français épinglaient déjà en 1941 le mensonge associé au mythe grec inventé par les nazis : « On rechercherait en vain un reflet de la sagesse socratique, ou une trace du sel attique, dans les élucubrations d’Hitler, de Goebbels ou de Göring. Aussi étrange que cela puisse paraître aux nazis, la démocratie descend de l’esprit grec ». Cette captation abusive de l’héritage grec par les nazis constitue-t-elle donc réellement une découverte récente ?
  • Les convictions nazies au sein de la haute hiérarchie de la Wehrmacht. La comparaison  factuelle des archives militaires de Fribourg, d’une part, et de Fréjus, d’autre part, à propos de l’infanterie coloniale pendant la campagne de France, réserverait sans aucun doute quelques surprises majeures.  L’examen de la liste des Régiments de Tirailleurs Sénégalais réduits à néant en mai et juin 1940 peut-il être considéré comme achevé ?

 

 

Juin 2019-Gérard Valin