Voici un livre enrichissant et percutant, qui s’avèrera indispensable pour comprendre une situation de « crise durable » ! Pour une fois, les réponses possibles à cette question de grande actualité sont traitées par un auteur qui remplit les deux pré-requis nécessaires.

Le premier d’entre eux concerne une réelle familiarité avec les outils, les pratiques et les milieux de la finance globale. Il s’agit de connaître les techniques dans leurs évolutions les plus récentes et de bénéficier d’une proximité durable avec les milieux professionnels des principaux métiers concernés : assurances, banques et activités des marchés financiers, sur une base effectivement transnationale.

Le second acquis suppose une maîtrise éprouvée des concepts philosophiques et spirituels qui sous-tendent nos civilisations « postmodernes », qu’elles soient de traditions occidentales ou orientales. La qualité et l’intérêt du débat qui en résulte repose sur l’identification des divergences à l’origine des conflits actuels des mentalités et des comportements, y compris générationnels.

Pierre de Lauzun se trouve, à ce point de sa carrière, en mesure de répondre à ces exigences pour mener à bien analyses et synthèses pertinentes. X et Enarque, il a commencé à œuvrer au Trésor, puis à l’Ambassade de France aux Etats-Unis, avant d’exercer des fonctions opérationnelles importantes dans les secteurs privés de la banque et de l’assurance. Depuis plus de dix ans, il appartient aux instances dirigeantes de la F.B.F. (Fédération Bancaire Française), et assume la présidence de l’AMAFI, (Association des Marchés Financiers). Il est l’auteur, depuis l’an 2000, d’une dizaine d’ouvrages de référence sur nos enjeux politiques, économiques, culturels et sociaux.

Son avantage compétitif spécifique d’auteur et de praticien, en période de globalisation accélérée, est décisif : il s’agit d’une connaissance approfondie de l’Extrême-Orient, confirmée par la maîtrise du japonais, parlé et écrit.

Grâce à la qualité des pré-requis, le syllabus de l’ouvrage repose sur une approche ambitieuse. Celui-ci est organisé en quatre parties, progressant de « L’économie au service de l’homme ou la recherche du bien », vers l’« Au-delà du calcul financier, le don l’action publique », en passant par l’étape nécessaire : « Une finance au service de l’homme, les préalables », éclairant les réponses possibles à la question centrale : « Moraliser la finance ? ».
Le fil directeur est donc aisé à suivre, l’auteur adoptant une logique rigoureuse de questionnements de plus en plus précis et de réponses progressives  au cours des dix chapitres.

D’entrée de jeu, l’auteur considère le marché comme un « bien commun » dont le bon usage exige une articulation permanente entre morale individuelle et règles collectives généralement acceptées. Les germanistes apprécieront les références à Wilhelm Röpke, le célèbre économiste opposant à Hitler qui, comme Thomas Mann et beaucoup d’autres, a dû se réfugier en Suisse, à l’avènement du nazisme. Selon l’auteur, ces règles collectives doivent principalement émaner de professionnels confirmés susceptibles d’élaborer des normes et valeurs inattaquables, c’est-à-dire dont la pertinence résiste à l’épreuve du temps et des divergences culturelles. Ces normes « cardinales » reposent, pour les métiers financiers, sur les notions de rendement attendu lequel ne saurait être dissocié des risques explicitement décrits, et ceci pour chaque type de transaction. Parmi les diverses limites à fixer aux jeux des marchés financiers, l’une des principales concerne les objets mêmes des transactions : tout n’est pas achetable, comme le rappelle actuellement, mais un peu tardivement, le professeur de Harvard Michael Sandel.
 
Le fonctionnement actuel des marchés néglige délibérément la plupart des « externalités négatives » par défaut de consensus sur les méthodes d’évaluation. Pierre de Lauzun prend les dommages engendrés par les différentes formes de pollution, réelles ou potentielles, à titre d’exemple. Cette grave lacune, parmi beaucoup d’autres, fausse systématiquement les valeurs des actions, obligations et autres supports financiers, objets des transactions de marchés.
Les détenteurs finaux de ces actifs (assurances, fonds de pension, fonds souverains,…) apparaissent ici, par leur laxisme et leur désinvolture, largement responsables de multiples dysfonctionnements, que les appels à conformité (« compliance ») ne corrigent qu’à la marge. Les apparences de respectabilité s’avèrent n’être le plus souvent que de simples alibis, nourris par le cynisme, d’ailleurs à peine dissimulé, de certains bénéficiaires de ces pratiques. Ceux-ci se présentent comme les « happy few » susceptibles de tirer les marrons du feu en temps utile sous forme de rémunérations aberrantes au regard des résultats avérés, de leurs talents effectifs, et ceci malgré des effets secondaires négatifs à effets planétaires.

A l’issue de ce diagnostic sévère, Pierre de Lauzun propose plusieurs recommandations pour sauver le « soldat Finances », posté, parfois malgré lui, aux avant-postes de la globalisation. Le financier est de fait soumis, à des contraintes extrêmes et simultanées -  aujourd’hui « insoutenables » - de temps et de rendement. La principale piste consiste à responsabiliser concrètement les acteurs financiers en privilégiant, à tout moment et de façon transparente pour tous, les conséquences humaines par rapport aux enjeux financiers à court terme. Cette inversion de perspective implique, bien évidemment, une prise en compte du long terme au détriment du règne universel du profit immédiat. De facto, cette approche « démonétise » les pratiques abusives de l’endettement, public ou privé, au profit des investissements en fonds propres, notamment sous forme d’actions pour les entreprises. La condamnation des pratiques comptables irresponsables, illustrées par le recours  en temps de crise à la « fair value » (« valeur de convenance » en bon français, utilisée en cas d’absence de liquidité du marché), amène l’auteur à rappeler l’extrême efficacité d’une comptabilité simple et transparente. Le recours massif à des produits dérivés, détournés de leur objet initial ou à finalité scandaleuse (de type CDS, spéculant sur la ruine du débiteur), exige la mise en place d’un véritable arsenal à base d’éthique professionnelle « sanctionnable ». Ces dispositifs de contrôle doivent également permettre de déceler, en temps utile, les dysfonctionnements potentiels souvent ignorés. L’innovation concurrentielle, y compris financière mérite mieux qu’une soumission docile et devrait susciter des progrès durables liés à des efforts collectifs en faveur d’un discernement éclairé…

Fin connaisseur des questions de régulation, l’auteur épingle avec diplomatie les compromis  qui esquivent aujourd’hui, en vertu d’un consensus transnational flou, les véritables problèmes des institutions financières concernées. Ainsi, fait-il observer qu’un « compartimentage » - les assureurs utilisent le terme de « cantonnement » – des différentes activités permettrait de séparer le bon grain de l’ivraie, renvoyant aux seuls spéculateurs de métier les risques financiers aberrants qu’ils génèrent et exportent sans vergogne. A eux de supporter personnellement les conséquences des faillites potentielles provenant de leurs comportements de jeux  professionnels.
Dans ce contexte, il va de soi que les paradis fiscaux ne sauraient plus être tolérés par les Etats responsables de leurs systèmes bancaires. Pierre de Lauzun doute, à ce sujet, de la compétence, de la légitimité et de l’efficacité des superstructures transnationales de type « G20 », « FMI » ou « OMC », dont les prestations restent principalement médiatiques et ne reposent pas sur une connaissance effective des marchés financiers. En d’autres termes, la régulation transnationale d’aujourd’hui ne peut nourrir qu’une ambition limitée, car trop sensible au lobbying de circonstance. C’est, en définitive, sur la morale subjective peu contrôlée de chaque opérateur que repose aujourd’hui la solidité du système financier international, ce qui ne sera sans doute pas de nature à rassurer l’épargnant de base (« la veuve de Carpentras », le « dentiste belge », ou encore l’ « average common investor » …) en période de globalisation accélérée !
L’auteur termine, avec beaucoup d’humilité, par quelques notes d’espoir concernant l’investissement socialement responsable, l’économie du don et la finance solidaire, tous concepts d’avenir dont le présent reste encore largement à définir … de façon urgente !

L’essentiel des conclusions de Pierre de Lauzun tient donc en huit points :

1) Les fonctionnements des marchés financiers dépendent d’abord du système de valeurs dominant, régulations et sanctions ne pouvant modifier qu’à la marge les comportements des opérateurs, eux-mêmes tributaires de leur morale subjective.

2) Les appels à des comportements éthiques ne sont recevables par les professionnels qu’à partir de compétences avérées des auteurs de normes, reposant elles-mêmes sur l’expérience reconnue dans chacun des segments de métiers concernés.

3) La plupart des erreurs, tromperies et falsifications actuelles affectant les marchés financiers, proviennent d’une mauvaise maîtrise, intellectuelle et comportementale, du temps. Les exemples issus de l’abus inconsidéré de produits dérivés et de leurs effets de levier (CDS, …) sont multipliés à l’envie.

4) Ces errements perdurent grâce à des inventions diaboliques de type « juste valeur », permettant d’occulter sur longue durée les problèmes de liquidité et autorisant, sur des bases actuarielles frelatées, les obscures manœuvres, courantes aujourd’hui, de rétropédalage comptable, à l’initiative de certains dirigeants, plus soucieux de leurs survies que de l’intérêt général.

5) La désinvolture des investisseurs finaux (fonds de pension, compagnies d’assurances, fonds souverains,…) débouche sur de graves désordres de gouvernance autorisant, entre autres dérives majeures, des rémunérations aberrantes, déconnectées des performances réelles et des talents effectifs.

6) Ces constats imposent l’identification et le contrôle permanent des diverses responsabilités opérationnelles au sein du secteur financier, mettant en cause comportement, mentalité et  loyauté des acteurs de chaque niveau, ce qui constitue le seul vrai rempart contre les dysfonctionnements « durables » des marchés.

7) La pire des évolutions consisterait dans la perte  de la maîtrise des marchés financiers globalisés, incapables de se réformer par eux-mêmes, bien qu’indispensables, en tant que « bien commun », au développement de l’économie mondiale en termes de liquidité, d’évaluation et d’affectation des capitaux. Ce serait le triomphe du « shadow banking », en d’autres termes, de la finance maffieuse sur un plan global.

8) Une approche explicite en faveur de la maîtrise sans faille des risques financiers condamne les excès actuels d’endettement publics et privés et doit favoriser des investissements en fonds propres pour les entreprises, au service simultané de l’innovation, de l’emploi et de la redistribution des revenus… à supposer que les sept recommandations précédentes soient déjà devenues réalités sur une base transnationale !

Après les directions générales de compagnies d’assurances puis du Groupe Essec, quinze ans d’enseignements de l’audit et de la finance à HEC et plus d’une trentaine d’années d’activité professionnelle dans le secteur financier international, je formule, cinq suggestions pour prolonger à court terme les réflexions de Pierre de Lauzun. A mon avis, il conviendrait :

- d’imposer l’éthique financière et le contrôle interne dans les cours de finances de marché, ce qui fait aujourd’hui cruellement défaut, dans les Université comme dans les Business Schools. Cette suggestion va à l’encontre des interventions de professeurs de « morale générale » aux bases philosophiques déconnectées, esquive habituelle des responsables de ces institutions négligeant les effets nuisibles de certains enseignements. En revanche, les témoignages des représentants des religions, s’ils sont aptes au dialogue, privilégient le fond sur la forme, et s’avèrent conscients des réalités du monde contemporain, me paraissent des sources fécondes  de discernement.

- de développer le droit international de la réparation reposant sur l’identification précise des chaînes de responsabilité au sein des groupes financiers : « le civil doit tenir le pénal en l’état » et non l’inverse, sur la base d’un accord durable et transnational sur ce principe général dont les déclinaisons doivent être soigneusement précisées. Il ne s’agit plus d’accepter un consensus mou, mais d’actualiser des « tables de la loi financière », à inscrire par les entreprises concernées dans leurs chartes d’éthique, supports effectifs des règlements de litiges éventuels.

- d’abolir la notion de sanctions pénales des personnes morales pour les concentrer sur les personnes physiques responsables qui survivent professionnellement aux pires scandales … en raison même de la puissance financière et médiatique des groupes qu’ils dirigent. Cette approche suppose de pouvoir mesurer précisément les degrés de responsabilité et d’évaluer les sanctions équitables pour chaque acteur concerné  en cas de « sinistre » significatif.

- d’adapter les modalités de l’arbitrage international aux exigences réalistes de réparations indemnitaires, à la hauteur des dommages réels affectant les différentes parties prenantes, grâce à une expertise financière indépendante digne de ce nom, susceptible de fournir des conclusions argumentées et chiffrées, en temps réel, dans un contexte transnational, et ceci en bonne intelligence avec les diverses autorités nationales ou régionales de contrôle.

- de refonder la gouvernance sociale des fonds de pension et des autres investisseurs de long terme à partir de normes comptables internationales pertinentes et d’une réappropriation de leurs finalités essentielles. Les recours aux concepts de type « Passifs-Actifs » (« Liabilities Driven Management ») contribuent à replacer les marchés financiers à leur juste place, celle de simples outils techniques, ce que la gestion « Actifs-Passifs » avait fait oublier à la plupart des opérateurs.

En conclusion, je propose deux citations  de Pierre de Lauzun, qui  éclairent sa réponse nuancée à la question traitée :

- « … une économie n’est pas tenable à terme sans morale collective et personnelle, au sens large du terme, sans système de valeurs fondé moralement, y compris de valeurs fondamentalement altruistes. »

- «  … toutes les leçons n’ont pas été tirées de la crise de 2008. Il faut donc s’attendre un jour à une nouvelle crise. En tous cas, il faut s’y préparer, chacun à son niveau : ce qui suppose à la fois de tenter de mettre de l’ordre et du sens là où c’est possible, et de garder l’espérance. »



Gérard Valin
         Expert Judiciaire Financier (H) Cour d’Appel de Paris