Une expérience à transmettre en dehors des chemins battus de la doxa actuelle ?

Les chefs d’entreprise qui entament leur « carrière de l’été indien » sont assaillis d’invitations aux réunions d’anciens combattants, c'est-à-dire d’écoles ou d’universités amies (HEC, Paris Dauphine, Harvard, Sciences Po, l’X ou l’ENA, …) qu’ils ont quitté depuis longtemps. Si nobles que soient les intentions des organisateurs de ces sympathiques agapes, le plus souvent trop masculines, les conversations ont une fâcheuse tendance à tourner autour des mêmes thèmes : la santé, les enfants et les petits-enfants, les richesses accumulées et les impôts payés, les classements au bridge ou au golf…. Ce ne sont pas tant ces sujets eux-mêmes qui sont gênants, que la façon dont ils sont abordés : le plus souvent sur le mode « concours », vieux souvenir toujours vivace, même chez les plus séniles. La parole revient d’abord   à ceux qui se sont le plus battu, qui ont le plus souffert, à d’autres dont les descendances sont les plus nombreuses ou aux  plus malins qui ont amassé de colossales fortunes …

Plus troublant encore, il ne semble venir à l’esprit  de ces anciens entrepreneurs, qu’ils soient de formations commerciales, financières ou scientifiques, que leur véritable valeur ajoutée - si elle existe - est peut être ailleurs. Au moment où les gouvernements, doctement conseillés par une panoplie de savants économistes et sociologues en chambre, ne parviennent pas, notamment en France, à réduire le chômage de masse, il est urgent de s’interroger sur les conditions pratiques de la  création d’emplois durables dans le secteur  privé.

Vers des business models transnationaux à emplois durables

Les conditions usuelles de ces créations sont pourtant faciles à résumer, sinon à réaliser, dans nos économies marchandes. Il s’agit, sur une base si possible transnationale, de donner la priorité à des innovations technologiques pertinentes, de proposer des produits et services adaptés aux besoins réels  de clientèles solvables, de s’assurer des modalités solides de financements équilibrés à moyen terme, de dégager une rentabilité régulière en milieu concurrentiel. Outre ces impératifs nécessaires au succès, la pérennité repose sur une équipe unie de dirigeants et de salariés, cadres et non cadres, aux compétences complémentaires. Ceux qui ont participé à cet exercice délicat savent que cette équation à plusieurs inconnues est difficile à résoudre. Il exige courage personnel,  ténacité collective et une vision partagée des données économiques, humaines et sociales propres à l’entreprise et à son environnement. La globalisation  impose le recours à des « business models »  capables de résister aux assauts concurrentiels, ce qui implique un processus de créativité continue.  La durabilité des emplois implique un effort de formation  tout au long  de la carrière professionnelle qui intègre les étapes de la révolution numérique. L’esprit d’entreprise est un bien commun à entretenir grâce à la multiplication des initiatives «  disruptives » de toutes les parties prenantes.

Pour une nouvelle génération de prix décernés aux jeunes  entrepreneurs

Les résultats des « anciens » méritent certes d’être récompensés à ce titre mais plus encore les succès de leurs camarades en activité qui se placent au service de cette ambition majeure de notre temps : créer des emplois durables. Leurs succès  en la matière justifient la  reconnaissance légitime des acteurs  de l’entreprise dont les mérites  sont le plus souvent ignorés.

Ce constat  conduit à proposer  la création de plusieurs catégories de prix nationaux spécifiques. En effet, pour que ces prix de C.E.D. soient équitables, il est indispensable de respecter six principes de base qui justifient leur attribution :

1- Création nette d’emplois durables en valeur absolue du fait d’une croissance de l’entreprise compatible avec les intérêts collectifs,

2- Croissance relative des emplois durables par rapport à la taille de l’entreprise, son effectif global, sa répartition géographique,

3- Définition d’emplois durables à partir de bases juridiques solides (CDI, niveaux de rémunérations, qualifications, stabilité géographique, …),

4- Prise en compte d’un délai d’observation et de mesure (de l’ordre de cinq à dix ans) concernant les croissances des effectifs et de la masse salariale associée aux chiffres d’affaires et aux résultats correspondants.

5- Choix des zones d’emplois bénéficiaires des créations d’emplois durables (ville, département, région, pays, …),

6- Définition objective des attributaires des prix : créateur d’entreprise ex nihilo, développeur,  directeur général, patron de « business unit », ...

L’application de l’ensemble de ces principes permettra d’attribuer des mentions spécifiques aux différents prix de C.E.D. en fonction de critères à définir  suivant les types d’activités et la maturité de l’entreprise : start-up, taille intermédiaire, « licorne », …. L’ensemble du dispositif exige la rédaction d’un règlement concret  prévoyant la mise en place d’un jury indépendant en phase avec la définition des contenus et des  dimensions de  l’intérêt collectif (bien commun, écologie, sécurité, …).

La participation nécessaire des parties prenantes éducatives

Peut-on suggérer que ces prix soient créés et que leurs règlements soient rédigés en coopération avec la Conférence des Grandes Ecoles et la Conférence des Présidents d’Universités, en y associant les parties prenantes intéressées (Media, organismes représentatifs d’étudiants, …) ? Il s’agit en effet d’éviter  soigneusement toute interférence politique qui privilégierait une approche partisane à court terme. L’Académie de Comptabilité pourrait apporter une contribution significative en élaborant une méthodologie rigoureuse en vue du décompte objectif des emplois durables ainsi créés. A partir des critères retenus pour définir la durabilité des emplois, un contrôle «  ex post » s’imposera pour établir le classement des attributaires potentiels sur des bases objectives et vérifiables. L’attribution  des prix ne pourra être réalisée qu’après la mise en œuvre d’un audit indépendant dont les conclusions seront publiques en association avec un grand titre de la presse française.

Un premier exercice stimulant consistera à proposer ces prix de C.E.D. aux anciens  des principaux établissements de la Conférence des Grandes Ecoles ou des Universités. Un appel à participer pourra être adressé à leurs promotions diplômées depuis une dizaine d’années, par exemple. Il en résultera vraisemblablement une émulation positive entre les différentes générations « d’alumni » qui pourront ainsi se trouver justement récompensés de leurs efforts en matière de C.E.D. Il  y a fort à parier que les choix des attributaires seraient  bien différents  de ceux que l’on a l’habitude de retenir aujourd’hui pour fêter le « manager de l’année », la plus « impressionnante fortune » ou encore les  « promoteurs géniaux de start-up ». Les commentaires visant les derniers prix de C.E.D. attribués animeraient utilement  les échanges des anciens chefs d’entreprise sur les réseaux sociaux ; ils auraient l’occasion, avec une fierté légitime, de faire valoir  leurs propres performances en la matière et en feraient profiter les plus jeunes via les media modernes.

 

Gérard Valin
Ancien Directeur général du Groupe ESSEC
Membre de l’Académie de Comptabilité