Thomas Mann et le mythe du « chevalier d’industrie es lettres »
 
Activité littéraire et prospérité financière sont intimement liées chez Thomas Mann. Cet aspect paradoxal de sa personnalité a parfois dérangé, et même dérouté, ses plus fervents admirateurs. C’est pourtant son souci constant du succès économique de l’entreprise littéraire « Thomas Mann » qui permettra au Prix Nobel de 1929 de garder son indépendance au moment de l’émigration. Contre vents et marées, il saura disposer des moyens pour secourir beaucoup de ses concitoyens. A vrai dire, il n’y a la rien d’étonnant chez l’héritier des « Seigneurs du commerce » de Lübeck qui veillera à maintenir son rang. A la décadence inévitable d’une activité commerciale qui ne s’adapte pas, peut - et doit – succéder, selon lui, une nouvelle prospérité artistique et financière : enjeux de talents et de volonté pour les nouvelles générations. L’organisation de la firme littéraire « Thomas Mann » est de plus en plus étudiée et connue, y compris à travers les brillantes prestations des personnalités féminines, proches du créateur. Il faut lire à ce sujet l’excellent « Thomas Mann, une affaire de famille » de Hildegard Möller, paru récemment chez Tallandier. On y relève les attributions des différentes actrices de l’entreprise : la fonction commerciale et les relations publiques à Erika, les finances et la logistique à Katia, et comme pour tout modèle concurrentiel, le rôle de modèle, envié et redouté, échoit à la belle famille dont Mme Pringsheim – Mère, née Hedwig Dohm est l’une des plus éminentes représentantes.

L’entreprise littéraire « Thomas Mann le magicien » connaîtra une prospérité remarquable dès que paraîtront ses productions les plus significatives. Thomas Mann note avec satisfaction l’importance des droits d’auteur liés aux « Buddenbrook » et aux « Considérations », pendant la première guerre mondiale puis au temps de la grande inflation. Entre temps, la firme a su investir dans la maison de campagne de Bad Tölz (1909) puis la revendre (1917), tout en entreprenant la construction sur plan de la résidence principale : Poschingerstrasse, à Munich (1914). L’entreprise mène alors grand train en recourant aux services de deux servantes, d’une cuisinière, d’une blanchisseuse, et d’un chauffeur pour deux automobiles. Le prix Nobel de littérature de 1929 viendra couronner le succès de son fondateur par une dotation de 160.000 Marks ; ils seront habilement investis, pour partie, sous forme de valeurs mobilières déposées en Suisse, ainsi que dans la construction de la nouvelle maison de Nidden. Cette diversification financière du patrimoine sauvera l’entreprise lorsque celle-ci traversera la crise dramatique provoquée par le nazisme et la seconde guerre mondiale.
Thomas Mann explique lui-même, dans sa correspondance, qu’il perd les 9/10èmes de son marché littéraire et les 2/3 de ses actifs. Grâce à Golo, l’entregent de Pierre Bertaux – le grand ami de Pierre-Paul Sagave – et la valise diplomatique française, 60.000 Marks seront récupérés, augmentant d’un tiers le patrimoine suisse, soit près de 240.000 Marks de l’époque. Les dépréciations des obligations allemandes, que le banquier suisse Tennenbaum conseille néanmoins de vendre, contribueront à obérer la fortune de la firme. Selon Thomas Mann lui-même, elle ne s’élèverait plus qu’à un million de Francs français en 1936, lors du séjour à Sanary (soit un peu plus de 650.000 euros de 2007). Noblesse oblige, il décide néanmoins d’acheter une automobile de 14.000 Francs français. En dépit des pertes considérables liées à l’émigration, Thomas Mann n’ira pas jusqu’à honorer l’impôt de fuite fixé par le Reich à 97.000 Marks … et ne récupèrera que 75000DM pour solde tout compte de la part de la RFA!

Dès lors, de 1936 à 1940, Thomas Mann réduira son train de vie de moitié. On connaît la suite : la dépendance de l’entreprise Thomas Mann à l’égard du système américain : « Lecture Tours », « Visiting Professor » à Princeton, … Les difficultés de son éditeur B. Fischer qui s’installera malencontreusement à Vienne, dans un premier temps, retarderont le retour à meilleure fortune. Après cette remise en cause radicale, du fait de dramatiques crises économiques et politiques, la firme Thomas Mann deviendra « citoyenne du monde » au cours de la seconde guerre mondiale, réorganisée sur de nouvelles bases transnationales, et cela sans changer sa raison sociale d’origine qui pourrait être ainsi formulée : «(1) Contribuer par les meilleures prestations intellectuelles et littéraires à défendre les acquis des civilisations contre toutes les agressions que lui fait subir la nature de l’homme.(2)Mettre en oeuvre tous moyens permettant de lutter contre l’esprit de système aboutissant aux diverses formes de totalitarisme.(3)Permettre l’émergence des forces de l’esprit par l’innovation dans les multiples expressions de l’art »

La firme aura, entre temps, soutenu, directement ou indirectement, via l’ «Emergency  Rescue Committee » et le « Comité Américain de Secours » (CAS) de Varian Fry à Marseille, bien d’autres émigrés de la « liste noire »; elle aura également permis aux héritiers et à la famille proche de survivre, y compris sur un plan matériel. Force du destin et exercice de la responsabilité se rejoignent ainsi pour confirmer Thomas Mann dans sa vocation personnelle, proche de celle de Joseph « le nourricier », mythe fondateur d’une partie essentielle de son oeuvre. L’action de généreux donateurs, notamment Agnès Meyer, femme du banquier du même nom, futur président de la Federal Reserve, premier président de la World Bank et propriétaire du Washington Post, ne saurait être passée sous silence : il s’agit sans aucun doute de la marraine la plus efficace de la firme Thomas Mann aux Etats-Unis. Toujours soucieux de la durabilité de son patrimoine, l’entreprise Thomas Mann construit son siège à Pacific Palisades … en s’endettant bien que son fondateur ait déjà soixante-six ans. La maison de Kilchberg en Suisse ne sera-t-elle pas achetée début 1954 pour 225.000 Francs suisses grâce à un emprunt hypothécaire de 140.000 Francs suisses, alors que Thomas Mann a déjà soixante-quatorze ans et décèdera l’année suivante ?

Entre temps, Thomas Mann aura eu beaucoup de peine à poursuivre, sans l’achever, son œuvre de jeunesse : « Le chevalier d’industrie Félix Krull ». La grande leçon du Professeur Kuckkuck à Krull-le mystificateur, porte, on s’en souvient, sur le caractère provisoire de toute chose, de toute personne et de toute entreprise : l’éphémère conscient du vivant se situe entre deux néants. L’entreprise Thomas Mann a ainsi évolué progressivement de l’approche sombartienne vers une conception plus weberienne, comme l’a très justement relevé Pierre Paul Sagave ; mais c’est Schumpeter, avec le « Socialisme, capitalisme et démocratie » de 1942 qui explicite au mieux l’attitude de Thomas Mann en tant que « Bahnbrecher » : la véritable innovation, fût-elle de nature mythologique, n’est reconnue que si elle ouvre des voies nouvelles en prenant le risque de révéler les aspirations cachées de son époque. Aussi faut-il laisser le Thomas Mann de la maturité conclure lui-même sur l’un des principaux mythes qu’il a placé au centre de son œuvre : il l’a exprimé clairement, à de nombreuses reprises, auprès de ses correspondants :
« J’ai sans doute raison de faire de Joseph une sorte de chevalier d’industrie mythique qui commence de bonne heure à « s’identifier », confirmé en cela par son entourage, en général peu enclin à distinguer au juste entre l’être et le symbole. » : Lettre à Ernst Bertram du 28 décembre 1926.


Gérard Valin
Janvier 2008