Mathias Lair

De trois érotismes en écriture

On pourrait distinguer trois familles d'écrivains, poètes compris, selon la façon dont ils jouissent d'écrire.
 
Les premiers adorent les jeux de collection et recollection, les classifications, les constructions aux multiples tiroirs. Ce sont des adeptes des subtilités grammaticales, le langage est pour eux le seul monde qui vaille, ils se feraient tuer pour une virgule mal placée ! C'est que la mécanique des signifiants permet d'oublier les référents, les signifiés s'y substituant pour librement déployer leur ballet. Ainsi, le langage virtualise-t-il le réel : derrière l'universel du mot "table" disparaissent les réels singuliers des objets ainsi désignés. Soit un tour de passe passe qui satisfait ceux qui ne veulent pas "y toucher" : le réel est trop sale, bourré d'affects incontrôlables, quelle cochonnerie !  
 
On trouve dans cette catégorie plus de romanciers que de poètes. Michel Butor, Francis Ponge, peut-être ? Certains formalistes ? Dont l'Oulipo entier. Patrick Modiano est sans doute a ranger dans cette famille ; comme son admirateur Didier Blonde, romancier/agrégé de lettres modernes (les universitaires aiment ces auteurs, avec eux on peut bâtir des systèmes). Mais aussi Borgès. Bref, les apôtres de lalangue et de lalittérature. Leur tempérament politique est plutôt conservateur.
 
Tous sont d'une exquise subtilité. Ils se réfugient dans les plaisirs des petits différences comme dans un château de cartes qui les protégerait. Penser/classer, pour reprendre l'expression de Georges Pérec, permet ainsi de mettre l'affect à distance avant de l'expulser de façon bien moulée, bien maîtrisée. On comprend que Pérec ait eu besoin de cette défense pour ne pas sombrer dans ce que l'on a (plus ou moins bien) nommé « l'anus du monde ».
 
Il n'en reste pas moins que cette jouissance d'écrire est, pour un psychanalyste, typiquement obsessionnelle. Érotisme anal, donc, prégénital (en effet, peu de littérature érotique chez ces écrivains), classiquement scandé par des moments d’expulsion sadique et de constipation têtue. En littérature, c'est le second moment qui semble l'emporter dans ce qu'il faut bien appeler un hygiénisme : retenue de l'épanchement lyrique, passion de la forme et de la correction stylistique conduisant (sur le versant sadique) à excommunier du ciel littéraire des «faux» écrivains (indignes considérés comme braillards, débridés et, reproche suprême, décousus).  

Une autre famille d'écrivains cherche à satisfaire dans l'imaginaire leurs jouissances interdites – quitte à ce qu'elles débordent dans le réel. Le marquis de Sade en est le paradigme. La source est à chercher dans les perversions sexuelles : sadisme, masochisme, coprophilie, autoérotisme, zoophilie, nécrophilie, exhibitionnisme, voyeurisme (Marcel Duchamp), fétichisme… homosexualité au temps où celle-ci fut considérée comme déviation (Gide). Pédophilie avec Nabokov.
La version post-moderne, dite contemporaine, se pare des habits de la critique idéologique, politique. Il s'agit alors de dénoncer, de déconstruire le discours dominant, de mettre à jours ses failles ; soit d'attaquer ce qui apparaît comme la loi établie. Sous le prétexte moraliste, c'est le désir de transgresser qui est au travail ; c'est à dire la non-valeur clé du néolibéralisme. Sous couvert de revendication de libération, il s'agit d'instaurer le laisser-faire en littérature et en art : toute limite, donc tout genre, toute distinction est abolie. La poésie c'est la vie, la vie c'est la poésie. 
 
On aura reconnu la logique de la perversion, telle que la décrit (techniquement, hors de toute connotation éthique) la psychanalyse. Soit un désir de toute puissance qui renvoie à l'érotisme oral comme à l'érotisme anal ; en tous cas prégénital. Il s'agit d'asservir autrui à son désir par la construction d'une rhétorique qui s'avère toujours bancale (pensons à la phraséologie de l'art contemporain !), en élaborant un ersatz de loi à laquelle le soumettre ; un semblant qui fait de la volonté d'un seul la force qui doit devenir la loi du marché. 

La troisième famille serait celle des hystériques. Apparemment de bonne composition : composant avec les attentes du lecteur escompté, se pliant au figures littéraires soi-disant obligées, voilà des écrivains comme on les aime, plutôt prêts-à-lire. À première vue ils ont tout pour plaire, mais attention… adeptes souvent d'un certain je ne sais quoi, du presque rien d'une vérité inaccessible que seule la littérature pourrait caresser, ils visent à ruiner toute certitude afin de devenir le maître du maître en lui révélant qu'il est nu. Car ce sont des révolutionnaires, ils soutiennent souvent de grandes et belles idées avec ferveur. Ils sont humanistes, progressifs, démocrates. Ce qui les conduit parfois à vitupérer. En même temps, leur besoin d'être aimés peut les contraindre à accepter bien des compromis, voire des compromissions. Francs comme l'or quoi qu'ils disent, et c'est souvent l'un et son contraire, le cœur sur la main, émotifs à souhait, ce sont de grands lyriques.  
 
Je me rangerai, plutôt, dans cette famille, ce qui n'a rien d'original. Je ne crois pas me tromper de beaucoup en affirmant que l'hystérie rassemble la majorité des écrivains, et bien sûr des poètes. Pourtant, il n'y a pas à valoriser une érotique d'écriture plutôt qu'une autre. Chacune comporte des qualités comme des vices. De plus, selon les moments, chacun fluctue de l'une à l'autre, réalisant une impossible synthèse…
 
M. L.