Mathias Lair
Il y a poésie (41)
 
Demain, une poésie contemporaine ?
 
On a coutume de distinguer trois âges en art : le classique, le moderne, et le contemporain. Sans doute renvoient-ils à trois régimes sociaux : le monarchique pour le premier, le démocratique pour le second, le néolibéral pour le troisième. Pour faire vite : dans l’art classique, on vise à représenter la réalité. C’est le temps de la mimèsis, dont le réalisme en littérature (Balzac). Dans l’art moderne l’artiste vise à exprimer authentiquement sa réalité subjective, sa vision personnelle. En peinture, il apparait avec l’impressionnisme, dans le roman avec Proust, Joyce. C’est dire que le bon vieux roman à histoire et description du réel, que l’on apprécie toujours, ressortit du classicisme.

Avec l’art contemporain, on change de paradigme. Dans les arts plastiques (on ne dit plus « beaux arts »), il fleurit, à peu près, à partir des années 60 (mais s’annonce déjà dans les années 20 avec Marcel Duchamp). Qu’est-ce qui le caractérise ? Fondamentalement, la transgression de toutes les frontières : plus de limite entre l’art et la vie, l’art et le non art, l’artiste et l’œuvre, le moral et l’immoral, le beau et le laid... L’artiste contemporain revendique une liberté absolue, c’est un apôtre de la déréglementation : un mot clé qui résume à lui seul l’idéologie néolibérale. D’ailleurs il aime le fric, quand il en gagne il s’en vante. Ridicule, l’art maudit !

Il n’est plus question de porter une parole subjective, l’originalité étant sa marque, mais d’être singulier, c'est-à-dire de surprendre le marché en innovant. La notion d’œuvre disparait dans les installations, les performances. Ce qui compte c’est l’expérience d’un moment, et l’excitation, le choc qu’elle produit. Donc plus d’objet d’art ! Ce qui oblige au commentaire sans fin : il faut que l’artiste explique ses intentions, décrive le processus qui l’a amené à poser son acte, sans quoi on ne peut comprendre ni sentir. Dans les cas les plus fructueux, l’artiste se substitue à son œuvre : son nom devient une marque. La réalisation de l’acte artistique ne compte pas, elle peut être usinée par des petites mains, sur la base d’un programme. Ce qui compte c’est l’idée, l’intention : l’artiste devient un concepteur. Il abhorre les notions de création et d’auteur, il préfère se voir comme un entrepreneur. Il intervient, fabrique en utilisant tous les matériaux possibles et imaginables, de l’ordure au diamant. Il hybride tous les arts : images, textes, sons, odeurs[1]...
Au regard de l’art contemporain, la poésie actuelle peut paraît fanée. Manifestement, la plupart d’entre nous en sommes restés à l’âge moderne. Mais pourquoi pas ? Rien n’empêche que le classique, le moderne et le contemporain cohabitent. En sachant que chacun implique des valeurs différentes. Ce qui caractérise le moderne, c’est le sujet et sa parole, condition pour une démocratie ; alors que le contemporain est adepte des rhizomes anonymes, des agencements machiniques, industriels.

En poésie, le contemporain ne fait que pointer son nez. Elle s’hybride dans la poésie sonore, visuelle. Les performances se développent, où ce qui compte c’est la rencontre avec le poète, l’événement plutôt que le poème. Mais ce n’est rien en comparaison de ce que nous promet le numérique. Le poème ouvert ne sera plus l’expression d’un auteur, mais un work in progress (il y faut bien un peu d’angliche !) dans lequel tout un chacun pourra intervenir. Il sera composite : les liens hyper et hypotexte mêleront langage, image, son virtuels… tout le monde sera poète, et tout sera poésie ! Les flagorneurs clameront que la prophétie de Lautréamont aura, enfin, été exaucée.
 
 
Paru dans la revue Décharge n°163



[1] Dans Le paradigme de l’art contemporain (NRF- Gallimard), Nathalie Heinich réalise ce beau décryptage.