Mathias Lair
Il y a poésie (39)

Et si on arrêtait d’écrire ?
 
Allez ! On ferme le cahier, on éteint l’écran, on relève la tête…
Qui n’a pas fait ce rêve ne mérite pas d’être écrivain, ou poète. Qui ne remet pas en cause cette manie, le plus souvent acquise au moment de l’adolescence, est un innocent. Heureusement, chez la plupart, l’extinction du prurit d’écriture va de pair avec l’apaisement du prurit sexuel. Mais chez certains la manie persiste (j’en fais partie).
Pour enfoncer le clou, avec Enrique Vila-Matas[1], je vous propose d’admirer ceux qui s’abstiennent d’écrire. Il n’y a qu’un auteur pour croire que l’absence de trainée verbale est la marque d’un manque, d’une incapacité. On peut y trouver au contraire le signe d’une victoire de la volonté, et comparer l’abstinent à Ulysse, capable de ruser pour échapper aux sirènes de la renommée ; le signe d’une sagesse, donc, celle de ne pas accorder trop d’importance à ces petits signes et phonèmes associés : savoir d’instinct que ce n’est pas là que ça se passe. On peut admirer chez le continent en écriture la capacité d’être comme une pierre, branché comme elle à tout ce qui ne dit rien, n’a pas de sens, mais se trouve là.
 
Le filet de la langue
 
Pour y parvenir, il faut briser notre religion littéraire, qui nous fait prendre le mot pour la chose. Car nous croyons dur comme fer que les mots font l’amour avec la chose, que parler l’un c’est être en rapport avec l’autre. Illusion fondatrice de toute métaphysique (que les linguistes appellent réalisme : le mot serait lié au réel), qui nous fait dire qu’il n’y a de dieu que (le mot) dieu. De même : il y aurait de la chaise dans le mot chaise...  
On ne pourrait voir sans yeux, Lapalisse l’a dit. Et pourtant ils opèrent ce qu’on appelle en cuisine une réduction : ils captent ce qu’ils peuvent des couleurs et des formes, laissent tomber le reste… Encore nos yeux ont-ils un certain rapport avec le réel. Nos mots, même pas ! Ils sont totalement arbitraires, on sait bien. C’est pourquoi le poème connait une double postulation : il est la chance d’une pure et libre invention du sujet... mais il est condamné à ne rimer à presque rien.
Les mots nous ferment la porte du réel. à cause d’eux on n’entend plus rien, que leur caquet. Les faire taire pour entendre : voilà ce que réalise celui qui arrête d’écrire. Il se défait du filet de sécurité verbale pour faire enfin de la vraie voltige.
Conclusion : un poème est vrai quand il vise la fin de la langue…
Ou alors : quand un poème vient, le laisser dire, le goûter sans l’écrire, puis le laisser filer dans le cours des choses… Je vous assure, c’est un plaisir sans égal !  

Paru dans la revue Décharge n°161


[1] Dans son Bartleby et compagnie, coll. 10/18