Mathias Lair
Il y a poésie (38)
 
Le poème est sans recours
 
Usage religieux du langage : je dis le mot « dieu », et dans le mot il existe. À tel point que les plus illuminés finissent par le voir, comme Bernadette Soubirous, ou l’entendre comme Abraham… 

C’est dire la force du langage, dans son usage ici performatif, auquel la poésie n’échappe pas toujours ; performatif, c'est-à-dire : les choses sont comme je veux qu’elles soient. Alors, la poésie est plus que le doux rêve que l’on dit, elle devient une révélation, une prophétie qui fait advenir : « en vérité, ce que dit le poète c’est ce qui est ». Soit un usage réaliste de la langue, fondé sur la croyance en une consubstantialité du mot et de la chose : on prend alors les vessies du vocabulaire pour les lanternes du réel. 

Déraison, donc. Illusion qui a une longue tradition derrière elle. Selon laquelle dieu parle dans le livre (torah, bible ou coran) – alors que c’est le livre qui parle dieu. D’une religion fondée sur une volonté de toute puissance que l’on peut résumer par la formule : quand je meurs je suis vivant – au paradis, ou ailleurs. Soit, psychiquement, un refus de toute limite au mépris de la raison et de la vérité.

Ce besoin de toute puissance puise à nos racines les plus infantiles. Fœtus, nous avons été dieu : alors nous étions le monde et le monde c’était nous. Naître fut le début de la fin, on allait y remédier !

Un tel déni du réel ne va pas sans violence : toute mise en cause de cette vérité vraie, la religieuse, déclenche une juste et terrible colère. C’est que le religieux est totalitaire : ayant mis la croyance au lieu de la pensée, il ne peut supporter aucune contradiction. Donc, c’est la guerre… inquisitions et terrorismes divers sont au principe même du religieux, qui se révèle être une culture de la haine et de la mort.

Le poète a donc le choix, entre réalisme et nominalisme. Opte-t-il pour une poésie considérée comme ersatz d’un sacré défaillant ? Cherche-t-il la puissance du verbe ? Entrevoit-il la vérité ? En est-il prophète, soit l’artiste tel qu’en lui-même ? Est-il le champion de l’universalité ? Parle-t-il de l’être de « la » pomme ? De « la »femme ? Pour lui tout est essence, il n’y a pas d’existence singulière.

Ou bien est-il nominaliste : pour lui le langage est une tentative toujours ratée d’approcher le réel, car le mot n’entretient avec la chose aucun rapport naturel : tel est notre triste sort, mais aussi notre chance. Alors le poète est un sujet singulier, on pourrait dire égaré dans une liberté où il cherche à se faire dans et par le poème, de façon jamais définitive, toujours à recommencer.
Si la poésie a une dimension politique, culturelle, civilisationnelle, c’est bien ici : totalitarisme du sacré nourrissant une violence cachée, ou inscription de la liberté d’un sujet dans l’histoire individuelle et collective ?

Paru dans la revue Décharge n°160