Place de la République, 7 janvier 2015

Je n'avais jamais eu l'occasion de bien regarder le monument. Et pourtant, il se pose là ! Tout d'abord, un bloc massif de pierre d'une hauteur de quinze mètres, flanqué de trois femmes plutôt girondes, j'apprendrai qu'elles allégorisent l'Égalité, la Fraternité, et la Liberté. Leurs têtes, leurs épaules dodues servent habituellement de perchoir aux pigeons, lesquels arborent toutes les nuances de gris – pour moi la couleur emblématique de Paris, j'ai appris à en apprécier les délicates déclinaisons ; pas si morne, le gris ! Ce soir, les pigeons ont fui ; à leur place, des humains.
 
Face à moi, gravé dans la pierre, une phrase triomphale : « Vive la République Française ! » Sur la droite, l'arrondi du socle estompe un mot. Je peux lire « Lib »… et deviner la suite. M'approchant, je constate que la devise surplombe une des trois charmantes dames, généreuses à souhait. Bien posée sur son séant, drapée à l'antique, elle dresse un flambeau de sa main gauche, sa main droite tient des fers brisés. Elle a un joli minois, sa robe dévoile un sein formé au bol. Plutôt avenante ! Les femmes nues, bien en chair, que l'on voit sur les photos licencieuses de la fin du XIX ont-elle servi de modèle à Léopold Morice, son sculpteur ? Il s'en dégage le même érotisme confortable – le même (alors tourné en satire) que sur certaines couvertures de l'Hebdo ? On a dit de cet artiste qu'il savait associer le sensuel au sublime, qu'il était capable de façonner des scènes aussi bien gracieuses et exquises que grandiosement épiques. Me mouvant dans la foule, par un piétinement patient mais obstiné, je m'approche du côté gauche du socle et je lis : « 14 juillet 1880 ». Le style date de cette époque où les radicaux socialistes firent la nique à l'église, hélas en lui empruntant son vocabulaire saint-sulpicien. Il fallait que la République, elle aussi, fut transcendante ! D'où ce style pompier.
 
Elle se dresse en personne sur le socle, toute en bronze, du haut de ses neuf mètres. Vue du sol, la République nous surplombe gravement, il est difficile de discerner son profil parfaitement grec. Elle nous regarde de face (une face parfaitement inexpressive, elle est au-dessus de l'humain), et brandit un rameau d'olivier. Je remarque qu'elle le tient distraitement, entre le pouce et l'index, je crains qu'une bourrasque le fasse s'envoler. Il n'y a que son léger déhanchement, grec lui aussi, pour lui donner un peu de grâce. Cet appel à l'antique, censé lui attribuer une légitimité par filiation, comporte un refoulé : la démocratie grecque était une démocratie d'esclavagistes. La troisième République fut celle du capitalisme triomphant. 
 
Elle fut protégée par la caserne du Prince-Eugène, qui délimite le côté nord de la place. Ce prénom célèbre les Beauharnais (quel nom ! celui d'une noblesse servile…), il fut voulu par Napoléon III. Au XIXème, le bâtiment rassemblait trois mille soldats qui, grâce aux boulevards percés par le baron Haussmann, pouvaient foncer, en cas d'émeute, aussi bien pour défendre la Bourse que pour encercler les quartiers populaires. Elle abrite aujourd'hui la garde républicaine. Son nom a heureusement changé, il est plus en harmonie avec cette soirée. En 1940, le chef d'escadron Jean Védrines, commandant de la caserne, entre dans le réseau Saint-Jacques, un des premiers à résister aux fascistes. Arrêté en 1941, mis à l'isolement, torturé, il est fusillé en 1943, à Köln. En 1947, on donne son nom à la caserne. Sa veuve et ses enfants entendent le vibrant hommage qui est fait de ce martyr de la liberté.
 
Ce soir, il doit être content. Les oiseaux perchés sur les épaules des trois girondes allégories sont tous des Charlie. Il en est de très jeunes, treize ans peut-être, qui crient : « Liberté ! D'expression ! » Je me dis que ça va, malgré le malheur du jour le flambeau est transmis…
 
Mathias Lair