Vers une écriture androïde ?
 
Ces réflexions ont été suscitées par le dernier colloque de la SGDL : « L’auteur et la création sur internet » (24-25 octobre 2012).
 
La machine et l’homme

Au XIXème siècle, on devenait artisan lorsque son premier chef d’œuvre était reconnu par ses pairs. Puis l’industrialisation vint : la vapeur devient motrice, les machines se multiplient grâce aux capitaux qu’elles multiplient en retour… en effet, l’argent peut se placer dans les machines au lieu de se dilapider dans la main d’œuvre, dont la part se trouve de plus en plus réduite dans la fabrication des produits. Il en faut pourtant, car les entreprises se développent sur un mode exponentiel. Mais personne ne serait assez bête pour s’atteler à une machine, sauf à ne pas avoir le choix ! On s’emploie donc à créer cette extrémité : une fois prolétarisé, l’artisan, comme le paysan débarquant en ville, se trouve réduit à servir une machine. Quelques gestes simples suffisent. Il perd à la fois son savoir et son honneur. De compagnon, il devient ouvrier.
Les artistes restent les seuls à faire œuvre. L’art devient souverain, pour la première fois dans l’histoire il tire sa raison d’être de lui seul. Et il en paie le prix : il se marginalise.
Ainsi apparaît une nouvelle figure destinée à devenir un paradigme de la modernité. Celle de la machine, avec laquelle l’homme fait système. Il est là pour la servir : c’est elle qui fait le travail. L’outil était une prothèse au service de l’homme, la machine va gagner en souveraineté. À tel point que Jacques Ellul, en 1954, soutiendra que la technique n’apparaît plus comme un moyen assigné à une fin : elle s'est muée en un « milieu environnant à part entière », elle semble être devenue « un phénomène complètement autonome [...] échappant de plus en plus au contrôle de l'homme et faisant peser sur lui un grand nombre de déterminations »[1]. Pour qu’un tel fantasme devienne collectif, il a fallu que la technique acquière un caractère sacré. Rien de mieux pour faire d’un mythe un « cache richesse » : le progrès technique habille un autre progrès, celui d’une classe sociale. Il efface le fait que derrière toute machine, il y a des scientifiques et ingénieurs qui la conçoivent, et des capitalistes qui la financent ; que la finalité de la machine, c’est de rapporter. Les prêtres de ce nouveau culte sont d’autant plus dangereux qu’ils tiennent à ne pas savoir ce qu’ils font : parce qu’elle se centre sur le « comment » en laissant la question du « pourquoi » aux investisseurs, la technoscience peut entonner les psaumes les plus éthérés, les plus grandioses.
L’homme machinique

S’il y a un courant d’opinion (on n’ose dire « de pensée ») qui reprend cette thématique au XXIème siècle, c’est le transhumanisme. Par son caractère exemplaire, il met à nu des éléments de notre mythologie actuelle (l’appeler culture reviendrait à sous estimer les croyances irrationnelles qu’elle comporte) Que nous disent les transhumanistes ? Que bientôt, vers 2050, la crainte énoncée par Jacques Ellul deviendra une réalité à laquelle il nous faudra nous adapter. On le sait depuis le XIXème siècle, on nous l’a assez répété, la marche du progrès est invincible ! La convergence NBIC, telle est la nouvelle bonne nouvelle : les nanotechnologies, les biotechnologies, les technologies de l'information numérique, les sciences cognitives arriveront à un tel niveau de perfection que l’humain ne sera plus ce qu’il avait toujours été. Les progrès technologiques seront si importants que l’on aboutira à une sorte d’explosion de l’intelligence dont les conséquences sont quasi impossibles à imaginer. À cette époque, les ordinateurs auront acquis la capacité de s’émouvoir, et de se reproduire. Notre cerveau (qui, comme chacun sait, n’est rien d’autre qu’un ordinateur biologique) sera dépassé, et de loin ! Heureusement, nous allons bénéficier de la convergence NBIC. Notre corps sera augmenté grâce à des implants reliés à des serveurs, à des manipulations génétiques… Nous deviendrons posthumains. Les plus fervents des transhumanistes envisagent notre éternité : nous pourrions faire un copier/coller de notre « moi » (notion vague dans leur bouche, sans doute une transcription technoscientifique de ce que fut l’âme, ou le sujet des temps humains), et par le biais d’un ordinateur; le transférer de notre vieux corps dans un corps plus jeune… On ne nous dit pas qui construira ces machines, avec quel capital, qui les vendra… et à qui…
Tel est (devient) notre imaginaire : la frontière s’efface entre l’homme et la machine. Divinisée, la machine devient plus qu’humaine, tandis que l’homme se machine…
L’auteur numérique

Suite à ce long préambule, abordons notre sujet : dans ce contexte qu’est-ce qu’un auteur, et qu’est-ce que son œuvre ? On le pressent, la question devient presque ridicule dans l’univers numérique…
Que vaut une œuvre de l’esprit quand la puissance de calcul de la machine devient incommensurable ? Alors le virtuel dépasse le réel ! Le calculateur débite des millions de signes à la seconde, quand la cervelle d’un génie ne produit que cinq feuillets à l’heure. Et en plus il prétend se les garder ! Il revendique un droit de propriété, appelé « droit d’auteur », alors que la machine communique ses résultats en temps réel, urbi et orbi ! Contre l’aristocratie de l’auteur, vive la démagocratie de la machine !
Voilà pourquoi l’œuvre doit être ouverte. à tous, mais surtout au calculateur. L’œuvre devient un contenu, une matière première, un input comme un autre. Au fond qu’on entre dans la machine un poème ou une recette de cuisine, le résultat est le même. Ce qui compte c’est la transformation opérée par le calculateur : l’éclatement du contenu en fragments, afin de permettre son traitement, sa mise en constellations, un réseau des commentaires et des variations. Ainsi l’œuvre devient-elle infinie. Blanchot l’avait bien dit !
Oui, direz-vous, mais quel sens cela a-t-il ? Ce qui œuvre dans l’œuvre, c’est le sens, la signification donnée au monde ! Ce à quoi on répondra que le posthumain est athéologique (merci Bataille !). Aux temps humains, il y avait de l’esprit, de la création, de l’œuvre, tout avait une signification, l’humain avait besoin de ce rail pour se guider. L’auteur incarnait ce schéma divin : il créait du sens, ce pour quoi on le révérait, on avait mis en place le culte des prix pour distinguer les saints d’entre les saints, on avait construit des temples appelés bibliothèques, destinés aux croyants ès lettres. Pris d’une terreur sacrée dès qu’ils s’en approchaient, les païens n’osaient y pénétrer. Ils savaient qu’y serait dévoilée leur nullité.
Au temps posthumain, la technoscience c’est la démocratie : la machine pense et produit pour tous, tous y ont également accès. Le schéma de la création a disparu : pas d’auteur, pas d’acteur, pas de bénéficiaire derrière la machine : elle marche toute seule et sans autre raison que fonctionner. Personne n’en répond : on ne peut donc se révolter contre personne.
La valeur n’a plus de sens. La valeur c’est la puissance de production. Seul le calculateur peut produire dans la seconde mille milliards de poèmes. Borges a rêvé la bibliothèque de Babel, Microsoft la fait !

David et Goliath

À ma gauche l’artiste, à ma droite la machine. Tant que nous resterons dans le culte de la machine telle que les technoscientistes nous le font (dans le dos, et à l’instigation du capital), l’issue du combat parait certaine. Après l’artisan, l’artiste disparaîtra. Devenu producteur de contenu, l’écrivain sera mis en batterie dans des ateliers d’écriture, et vendra sa force de création à vil prix. A moins de devenir postartiste, les pogromes s’en manifestent déjà dans l’art charnel qui nous donne à entrevoir le cyborg de demain : soit un corps altéré par la robotique et les greffes de tissus ;en quelque sorte, l’emblème de l’œuvre (mais ce mot sera vidé de sens) de demain.
Il est donc urgent de démonter la machine : d’en détailler les pièces, de savoir qui les usine et pourquoi, de s’en approprier les codes.
Mathias Lair, 28 octobre 2012
 
 


[1] Jacques Ellul, La technique ou l'enjeu du siècle, Armand Colin, 1954.