Ne me dérêve pas

Poésie courte, fragments, toujours accompagnés d’images, c’est une constante des recueils de Muriel Augry. Celui-ci, Ne me dérêve pas, échappe d’autant moins à la règle qu’il s’agit d’une anthologie franco-roumaine traduite par Raluca Varlan Bondor, et illustrée des dessins de Dragos Petrascu.

Une anthologie par définition présente des extraits des publications de l’auteur concerné. Et ce qu’il y a d’intéressant avec cet exercice c’est que l’on peut suivre l’évolution d’une écriture, côtoyer les univers de l’artiste. Celui de Muriel Augry se laisse entrevoir d’autant plus facilement que des surtitres propres à cette publication présentent les titres de ses recueils publiés de 2010 à aujourd’hui. Des extraits présentés dans un ordre chronologique de : Exiluri, qui convoque des textes des lendemains turquoises  paru à Rabat aux éditions Marsam, Mosaïques, où l’on peut lire quelques poèmes tirés des Écailles du soir  paru chez L’Harmattan en 2012, Transparences, avec des poèmes d’Éclats de murmures en 2016, Échos,  un choix de poèmes des Instantanés d’une rive à l’autre en 1018, publiés à Tanger par Virgule Éditions, pour terminer avec Coulisses, qui regroupe quelques-uns de ses derniers textes parus dans Les lignes de l’attente paru chez  Voix d’encre en 2020.

Ces textes sont accompagnés d’illustrations de Dragos Petrascu, qui compte parmi les plus importants artistes roumains contemporains. Il « explore les latences infinies de la plasticité, en passant sans difficulté du dessin à la gravure, de l’art graphique aux installations complexes, tridimensionelles ». Rien d’étonnant alors que l’ensemble soit si profond, qu’une unité qui dévoile le silence retenu par le poème se révèle dans cette dynamique subtile, où tout est à la mesure des sillons d’encre noire des gravures où affleure la profondeur de nos existences, dans ces plongées parfois abyssale, parfois salvatrices, toujours restituées comme initiatiques. Tout est là dès le premier regard contenu dans ces juxtapositions en équilibre entre le blanc et le noir, le mot et la phrase, le son et le silence.

Dessin de Dragos Patrascu, Ne me dérêve pas, de Muriel Augry, Iasi, ed. Junimea, 2020.

Il fallait ces gravures près des poèmes de Muriel Augry, parce qu’elles renvoient un écho de la puissance de ce regard sur les jours et les nuits, un regard sans concession, mais sans faiblesse, et porteur d’une acuité féroce et douce, car on perçoit derrière chaque fragment cette femme qui sait, qui a marché longtemps dans des déserts de solitude, et qui a rencontré l’humain. 

Un lexique souvent soutenu, et une syntaxe recherchée, c’est ce qui constitue la poétique des vers de Muriel Augry. Nous n’avons pas pour autant une poésie précieuse ni hermétique. Ce dispositif confère juste une grande puissance aux images, car il côtoie un emploi plus courant de la langue. Le paysage est souvent prétexte à l’énonciation des états d’âme, comme chez les Romantiques. Les endroits du regard, les instants figés dans les sensations, et les états d’âme ne sont jamais prétextes à un épanchement lyrique suranné, ni à des envolées pesantes. Le ton est juste et la force de ce qui est écrit n’en est que plus prégnante. Ce qui s’offre alors est une

Symphonie des terres meurtries 
En quête de veillées blanchies 
Jouissances ubuesques
Les artères palpitent 
Dans les farandoles de la vie

Dessin de Dragos Patrascu, Ne me dérêve pas, Muriel Augry, Iasi, ed. Junimea, 2020.

La joie est incandescente tant le chagrin immense qui la côtoie lui donne de puissance. La vie est perçue comme un Satori accueilli et vécu en conscience.

La saveur de l’absence 
Tu m’as appris le son des heures sans cadran

La saveur de l’absence
Lorsque l’océan scelle
Les épousailles du gris et du vert
Tu as couché sur un drap de pluie un cortège de sans nom
Écrit les frontières de l’oubli à l’ombre de Mozart
Tu as parcouru l’inaccessible jusqu’ à l’abri
Où nuit après jour se bâtissent nos errances

Mais il y a aussi la saveur de ces pays dans lesquels  a vécu l’autrice. Elle y voit l’homme, elle témoigne, elle  porte cette conscience politique si essentielle aujourd’hui.

Au pays des aveugles 
Le silence se drape d’un tissu de verre
Au pays des aveugles
Le cri est souffle de nuit
Arraché à l’ombre 
Il sillonne la scène 
L’emprisonne
La berce 
En gourmet
À genoux il est titan
À genoux il sonne l’audace
D’une main il effleure les cimes 
Renverse la mer
Dans la boîte noire une histoire se déplie
Une île colore ses falaises à l’abri de la mémoire
Et attend l’enfant près du laurier rose

 

Lorsqu’on l’interroge à propos du titre de cette anthologie, la poétesse répond “Ne me dérêve pas, un barbarisme, un clin d’œil à l’enfance quand je me réfugiais dans mon monde de songes et ne souhaitais pas que les adultes m’en délogent… Un credo assumé à l’âge adulte…” Muriel Augry séjourne toujours dans ce monde de songes et de rêves où elle nous emmène, entre l’univers de l’enfance et le carcan rationnel des adultes, là où demeurent les Poètes.

Carole Mesrobian
Recours au Poème