Les poèmes d’une Française dans la ville la plus francophile de Roumanie : À l’heure blanche


La poétesse Muriel Augry, très dynamique directeur de l’Institut Français de Rpomanie àIași (2019-2022) a publié en 2021 un livre d’artiste sobre et raffiné aux  Éditions Cartea Românească Educațional de cette ville,  connue entre autres pour sa longue et riche tradition francophile : À l’heure blanche (69 pages). Les sept textes qui composent un discours lyrique audacieux, sans ambages, sont rendus  dans quatre langues romanes (roumain, italien, espagnol, portugais) par des traducteurs inspirés : l’universitaire Simona Modreanu (auteure  de la préface), Giovanni Dotoli, Simona Leonti, José Manuel de Vasconcelos. Dragoș Pătrașcu, l’un des plus originaux artistes visuels contemporains de Roumanie signe les illustrations, des dessins très adéquats à ce texte fluide, empreint d’un érotisme raffiné, présent sous diverses formes dans chaque poésie.

« Le poème est par essence intériorisation, mais aussi voyage vers l’Autre, vers celui que nous ne connaissons pas encore, que nous voulons toucher, avec lequel nous voulons échanger des émotions. À vif. »  Cette assertion que l’auteure fait dans la Note liminaire est le fil conducteur du livre, car en effet les sept textes sont autant de tentatives de se confondre avec  l’altérité, par une communion-communication, à la manière de Montaigne, par un voyage, un déplacement qui suppose la sortie de sa coquille, l’exposition de soi en pleine lumière, devant les regards, la réception des vibrations étrangères, enrichissantes.
   

Sensualité, érotisme, vitalisme : ce sont mots-clés de ce petit livre qui commence par un vers mémorable, transportant tout lecteur en plein espace méditerranéen, avec toutes ses saveurs : « La nuit a un goût d’amande brûlée » (p. 17) Le poème dont ce vers fait partie - « Dans le lit sans fin » -  se rattache au régime nocturne et à la problématique du temps, du corps, siège de l’identité, des sensations, du bonheur ou du malheur : « Lourd est le drap de la nuit sur ton corps fatigué/les secondes tournent à rebours/elles ont perdu le chemin du pays qui naguère te conviait/aux festins de l’aube rassasiée/tu cherches le sommeil dans les bras malingres/de l’ombre invitée/dans le lit/sans fin » (idem).
  

L’ambiguïté et le jeu des sonorités constituent une matrice  stylistique visible dans le texte suivant : « Debout en avenir ». Si « les mots prennent place dans la marelle des mois », pour tracer « le parcours des ans », nous assistons à un cérémonial poétique qui est « dialogue du possible », source d’énergie, de vitalité  et de confiance : « Face à l’estrade/debout/en devenir » (p. 25)
           

Encore plus près de la réalité physique se trouve  « Corps à corps froissé », où la poétesse  brode à l’aiguille fine une image empreinte d’une sensualité d’estampe japonaise : « Une voix déshabille les mots/ôte pas à pas l’accent superflu/caresse la voyelle mutine//Pour dire/du corps à corps froissé/du parfum des sueurs humides/la lente dérive ». (p. 33)

Le voyage et la découverte de l’autre, dans une intimité totale, continue : « Dans l’arrière salle une lampe se couche / L’heure se brise en confidences / Entre hier et demain/ seul à seule // Un cordon lumineux souligne la piste/ Errances calfeutrées au sein de l’automne/ au jeu des frontières/ Envol puissant/Au contact des souffles/ Des chaires mêlées ». (p. 41)

C’est le cas de citer, pour les connaisseurs du roumain, l’excellente traduction de Simona Modreanu : „Undeva în spate un felinar se culcă/ Ora se sfarmă în destăinuiri/Între ieri și mâine/ împreună, singuri// O dâră luminoasă învederează pista/ Hoinăreli cuibărite în sânul toamnei/în prag de fruntarii/ zbor viguros/ În atingere de sufluri/De trupuri nedeslușite.”

L’espace rural fait son apparition par des détails d’un paysage qui semble méditerranéen (« L’étranger suspendra les mots à la cime des pins ») mais qui peut tout aussi bien appartenir à la Roumanie, où des rythmes et des modes de vie anciens persistent : « Une charrette mord le sol/Cadences/d’antan égarées/Des passants en pelisses déambulent sur l’envers du trottoir/Le village oublie ses exigences/soupire aux marches de la forêt » (p. 57, « En lenteurs sinueuses »).

L’obsession du temps revient vers la fin : la conscience de l’inéluctable passage des jours et des nuits hante le moi et l’observatrice fine qu’est Muriel Augry ne manque pas de noter certains éléments du réel qui lui font signe : dans les chambres « des silhouettes chuchotent », dans les rues il y a des bagarres, alors que « Des ombres se chamaillent/à l’abri des porches. » (p. 65, « Insolences éphémères »). Conclusion ? « Les nuages porteurs d’insolences/te guideront/vers/l’éphémère » (idem).

C’est probablement lorsque « l’hiver crissera de glace » qu’une nouvelle étape commencera, un nouveau cercle de la spirale s’ouvrant vers d’autres espaces. La  poétesse, enrichie par l’expérience jassyote, donne à ses lecteurs l’occasion de mieux se connaître eux-mêmes à travers les créations fluides, empreintes de nostalgie et de rêve qui font partie du recueil À l’heure blanche. Le CD accompagnant ce livre élégant doit être écouté lentement, sans se presser, car il rend au texte sa dimension sonore, si importante pour la poésie, cérémonial nocturne et diurne à la fois.
    
                                                                                                                   

Elena-Brândușa STEICIUC