À rebours de l’aube

Elle ne pourrait pas y vivre, Muriel… Il existe des villes, au Nord, où les gens ont appris à créer de la lumière chez eux pour pouvoir traverser les cinq mois d’obscurité annuelle. Muriel, quant à elle, s’abreuve de lumière, se rend transparente à l’écornure secrète de l’aube qui l’enserre, à chaque seconde qui refuse de mûrir en minute. Elle fait sa mue à l’heure blanche. C’est l’instant fragile, frugal, fracturé où l’aube s’étire dans sa nudité virginale, pareille à la feuille qui s’offre au premier vers, à l’ombre chassée par le premier matin du monde, à l’amour inespéré qui fait glisser le rêve dans l’attente.
Douceur d’être et de n’être pas, le blanc Lumier-Muriel – un nom dissimulé dans l’anagramme - recompose, ondoyant, comme les vagues de l’aurore boréale, vertes à force d’être blanches, ce moment privilégié d‘oubli du temps dans le souffle suspendu de l’indistinction première qui n’a pas encore entamé sa descente dans l’être. Oubli du monde, de soi, de l’autre, de soi dans l’autre, de ce nous que l’aube effrangera, mais qui vacille encore, étourdi, sur le seuil. La lampe, pudique, s’éteint toute seule derrière les éventails qui paressent autour du calice grasseyant d’où les paroles s’apprêtent à sortir pour s’égrener entre… Entre elle et lui, entre soi et soi, entre l’impossible ici et l’improbable ailleurs, les mots se déshabillent, se chassent, s’enveloppent de voyelles mutines ou explosent dans la mémoire imprécise des corps fatigués, des corps déchirés, des corps qui succombent à l’heure blanche.

Dans la fulguration de l’ombre, avant le premier pas, le drap froissé crie, insolent, l’éphémère de la beauté au cadran de l’horloge qui compte à rebours. On vit comme on rêve, seuls, mais si entre deux solitudes on arrive à marcher à l’envers du trottoir, comme sur un ruban de Möbius qui se déplie à l’infini, sans savoir pourquoi, si les étreintes bleuies s’effondrent dans des fauteuils trop vieux pour se souvenir, on a encore une chance de se retrouver dans ce lit sans fin. On pourrait alors s’accrocher à la candeur de la lune qui n’en finit pas de se briser sous les paupières lourdes d’un sommeil qui ne viendra plus jamais, pour ne pas assourdir le non-dit de l’entre-deux, de l’entre nous deux, qui ne vivrons que dans l’entre, car tu n’as pas assez de place en toi, je n’ai pas assez de place en moi, et le monde ne veut pas de ceux qui ne savent pas se poser, qui ne savent pas ramper, qui guettent cet oiseau qui crève le ciel pour y pondre l’étoile en vol. L’heure blanche finira par venir, l’entre-nous épuisera ses rondeurs innocentes, mais en attendant, Muriel la fige en s’accoudant aux chimères, en se blessant au sourire, en s’entortillant autour de voix à damner les anges. Qui oublieront, peut-être, d’allumer l’aube...

Simona Modreanu